Avant d’en finir

Bernard Aspe, Fred Bozzi, Stéphanie Chanvallon

paru dans lundimatin#271, le 18 janvier 2021

Imaginons. ILS auraient gagné. Ils auraient réussi à maîtriser la situation délicate dans laquelle eux aussi, cette fois-ci, sont plongés. Ils auraient réussi à installer un « nouveau régime de croissance », à relancer l’économie. Et cela voudrait dire tout d’abord qu’ils auraient réussi à dépasser la contradiction flagrante de la politique qu’ils défendent. Car cette politique, qu’ils appellent « développement économique », ne peut concilier le soin nécessaire à apporter aux vivants, à leur régénération, à leur désir de vivre, et les impératifs de ce développement.

Discipline et dissuasion

Il y a bien, pour parler comme autrefois, une contradiction centrale : entre d’un côté la croissance économique qui repose sur une productivité toujours accrue du travail, et de l’autre la capacité à faire face aux crises issues du désastre écologique, dont la pandémie du covid-19 est seulement un exemple [1]. Le dépassement de cette contradiction pourrait n’être qu’un leurre ; mais cette résolution illusoire pourrait cependant suffire pour que le gouvernement actuel achève la tâche qu’il s’est fixée. Quelle est cette tâche ? Macron l’a déclaré lui-même : « la guerre ».

Une guerre est en cours, effectivement. Mais ce n’est pas celle qui oppose les humains, enfin soudés contre un ennemi commun, et un virus (qui donne une figure bien confortable à l’ennemi). Cette guerre, c’est la guerre qu’ils mènent contre de nouvelles forces de contestation. Ces forces qu’ils appellent « mouvements radicaux » d’une part, « mouvements écologistes en voie de radicalisation » d’autre part. Ces forces qui en réalité émergent d’une large politisation de gens en colère, et disposés à résister. Ces forces qui sont celles d’une contestation qui n’est pas intégrée, et qui représentent une menace réelle parce que des liens pourraient se créer entre leurs expressions disparates.

Cette guerre, ils la mènent avec conviction. Des décisions incohérentes, qui ont d’abord pu apparaître comme symptômes d’une panique immunitaire (dans l’idée que le corps dirigeant serait contaminé par le corps social, lui-même contaminé par le corps animal éprouvé par le Sars-cov-2), s’avèrent rétrospectivement être des pièces cohérentes entre elles, supports d’une logique implacable, ou plutôt d’une double logique : à la logique de l’urgence où l’absence de débat démocratique, voire d’information, est la règle, se joint en effet une logique manifestement disciplinaire.

Il y a eu pendant le premier confinement une répression conséquente, des lourdes amendes jusqu’au tabassage en règle de personnes sans masques. Il y a désormais la répression des manifestations contre la loi sécurité globale : imposée violemment, celle-ci vise le contrôle des images en en multipliant les sources (drones). Elle est faite pour couvrir davantage encore les dérapages de la police et des unités spéciales (BAC, BRAV) –autorisées désormais à intervenir aussi bien quand les gens portent des masques que lorsqu’ils n’en portent pas.

Le pouvoir actuel cherche à développer une stratégie qui n’est pas neuve mais qui semble franchir de nouveaux seuils : celle de la dissuasion préventive. Il s’agit d’éteindre par avance les foyers de contestation. Un exemple frappant concerne le milieu étudiant, ce milieu encore métastable, pas encore complètement intégré aux formes sociales purement fonctionnelles, qui a toujours été une préoccupation pour les gouvernants. En cherchant à interdire de manifester sur les campus, et à punir de façon démesurée ceux qui en auraient l’envie (pensons au « cavalier législatif » proposé dans la loi de programmation de la recherche [2]), les dispositions récentes – la généralisation du distanciel en est la version la plus polyvalente – visent explicitement la disparition du foyer de contestation potentiel que constitue le monde étudiant. Un foyer d’autant plus menaçant aujourd’hui qu’il est l’espace où peuvent se tisser les liens et s’opérer les passages entre les deux versants des forces de contestation que nous évoquions ci-dessus (mouvements radicaux, mouvements écologistes en voie de radicalisation).

Un autre exemple, tout aussi frappant, est celui de la cellule Déméter, police spéciale contre l’agri-bashing, qui vise à protéger agriculteurs et chasseurs des futures attaques dont ils pourraient être la cible. Les responsables de ce projet sont eux-mêmes forcés d’avouer qu’il n’y a pas plus d’attaques qu’avant [3] : difficile de faire plus « préventif ». Difficile aussi de légitimer la menace qui pèse sur les agriculteurs traditionnels quand on sait que ces derniers sont incomparablement plus violents que ceux qu’ils accusent, comme ils l’ont démontré à Sivens, et comme ils le montrent aussi en saccageant çà et là les cultures des « nouveaux venus » de l’agriculture bio [4].

Or l’exemple de Déméter fait système avec les concessions faites aux agriculteurs : l’autorisation de l’usage des néonicotinoïdes en atteste [5], de même que la volonté de ne pas retenir les effets des pesticides sur la santé humaine dans le programme prioritaire de recherche. On n’oubliera pas que la mobilisation des forces populaires les plus réactionnaires d’un pays (policiers, agriculteurs, chasseurs) est un trait essentiel des régimes fascistes. Si l’on doit certes s’empêcher d’imaginer les plus horribles scénarii, notamment pour ne pas être accusé de les désirer, on n’oubliera pas que le vote RN est très largement majoritaire chez les policiers. Et si l’on peut concéder que le gouvernement actuel n’a pas tous les traits du fascisme, on constatera qu’il se fait manifestement un devoir de rappeler que le fascisme est une option toujours praticable pour une économie capitaliste en crise : dans les premières décennies du siècle dernier, quelques pays ont été livrés au fascisme ou au nazisme afin d’éloigner le spectre d’une révolution prolétarienne. Ces rappels à l’ordre sont décidément agités bien en amont du front républicain qui ne manquera pas de ressurgir.

Mains libres et mainmise

Avantagés par une telle discipline punitive et préventive, les agents du système ont les mains libres pour renforcer leur système. Ils prétendent ainsi au progrès par l’hyper connexion. Avec le pacte « New Deal Mobile », facilité par des dispositions dérogatoires dans le cadre de la loi d’état d’urgence sanitaire, les antennes-relais 4G-5G sont installées en passant outre les règles imposées par le code de l’urbanisme, l’information des maires et donc des citoyens, et font fi de l’accord de l’ANFR (Agence Nationale des Fréquences). Le maillage du territoire est définitif, et le « gendarme de la couverture », patron de l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes), annonce que les zones blanches sont amenées à disparaître. Les campagnes où s’installent les concentrations animales (ferme des 1000 vaches, des 40 000 lapins et autres volatiles) pourront ainsi bénéficier directement de la haute technologie, et les foyers d’appareils ménagers « intelligents » collectant et communiquant instantanément des informations privées.

Evidemment, ils n’ont pas jugé nécessaire de mener des études de santé publique (ils les feindront pour donner à croire qu’il puisse y avoir débat) : les atteintes à la santé (syndrome d’hypersensibilité aux ondes électromagnétiques, cancers du cerveau) ne sont que des dommages collatéraux, prévention et principe de précaution ne sont que vains mots. Cette transition numérique, ils la mènent au nom de l’écologie alors même que les effets de ces technologies sur le climat sont déjà nettement identifiés, et que l’extraction des ressources nécessaires multiplie les formes de l’esclavagisme moderne (exploitations minières) en même temps qu’elle colonise les derniers espaces sauvages. Dans le monde d’après leur « transition », il n’y aura plus d’écologie que de calculs et d’appels à projets (avant que Marine ne joue à l’écolo, cultivée par les séminaires d’écofascisme [6]).

Ainsi la sécurité et l’impunité des pollueurs est-elle assurée par des gens prétendument en croisade contre le virus et les populismes. Ainsi les technologies imposées servent-elles au contrôle [7] (surveillance latente, fichage, reconnaissance faciale), et pourront aisément permettre d’en revenir au disciplinaire (dans de nombreuses contrées, les opposants écologistes sont tout simplement enfermés – quand ils ne sont pas assassinés). Mais ce n’est pas tout : il faut ajouter que les espaces de régénérescence et de résonance politique sont ouvertement fermés au public. Espaces conviviaux où les idées s’échangent, espaces d’expérimentation artistique où les perceptions se libèrent [8], espaces d’expériences sensibles où les corps respirent librement, tous les lieux qui pourraient faire émerger des raisons de résister à la vie autorisée par le système sont rendus infréquentables. Même le monde sauvage, source inépuisable d’imaginaires, est rendu inaccessible, offert seulement aux observations à distance via des caméras introduites dans la nature ou dans les zoos.

Ils voudraient même que leurs clients participent à l’opération de destruction en cours en ne fréquentant plus que les « sites » numériques. Et c’est une véritable autodiscipline qu’ils proposent via la permanence des « applis » : pour le corps en mouvement et la respiration au grand air (allures, rythmes cardiaques, dépenses énergétiques), pour la consommation (vérification et choix des « bons » et des « mauvais » produits), pour la conformité écologique (passeport personnel de consommation carbone annuelle), pour la surveillance des comportements suspects des autres internautes, pour l’ensemble des opérations à venir… Ils voudraient que les clients apprennent à se méfier de leur propre chair et à écouter bientôt le laïus de médecins guidés par l’intelligence artificielle : modélisation des corps, transformations génétiques préventives, adaptation de l’humain à son nouveau monde… les nouvelles lois bioéthiques en sont garantes. Comme le Sars-cov-2, leur intelligence artificielle a besoin d’un hôte dont elle sait user pour se nourrir… En un mot tout est fait pour que s’évanouisse la moindre vie rétive au système.

Révolte ou disparition

C’est ainsi qu’ils mènent la guerre contre les forces de la contestation. Le dernier coup en date, et non des moindres, a tout naturellement consisté à élargir le fichage aux opinions politiques et religieuses, à l’appartenance syndicale et aux données de santé [9].

Parmi les effets de la possible réussite de l’opération de pouvoir en cours, il y aurait celui-ci : nous aurons disparu. Entendons : notre existence politique aura été effacée. Les journaux se font un plaisir de nous entretenir de l’augmentation des dépressions, de la montée en flèche des suicides. En tout cas beaucoup vivent comme invivable la situation actuelle, et ce qui s’y trame. L’envie de disparaître, de s’évanouir, est largement compréhensible.

Mais il ne faut pas disparaître. Ceux qui seraient tentés par la fuite doivent bien voir que leur disparition laisserait libre cours à la leçon donnée par des gouvernants incapables de retenir la moindre leçon, libre cours à la lutte pour la croissance, l’innovation et l’intérêt des idiots. Libre cours à l’insoutenable alourdissement de l’être.

Il ne s’agit aucunement ici d’appeler à s’adapter : ce serait un autre suicide. Ni à se satisfaire de la multiplication des expériences sensibles encore possibles, et qui prétendument lutteraient contre l’unité du monde : ce serait une anesthésie. Car la seule expérience sensible révoltée aujourd’hui, c’est celle du corps des malades, des soignants, des blessés par la police, de ceux qui cherchent à se réfugier dans les hôpitaux quand la police les pourchasse. C’est celle d’un corps animal qui, sans passer par le corps médial que les systèmes techniques installent, va directement au corps médical – corps soigné et corps soignant.

Il s’agit pour nous, ici, d’en appeler à bien saisir ce qui fait système à travers l’état d’urgence, ses lois et ses outils : discipline, prévention disciplinaire, contrôle, auto-discipline, tout cela en vue de l’élimination de toute opposition. Il s’agit alors, avant d’en finir, d’en appeler à rediriger la colère vers un autre que soi-même pour la transformer. Mais malgré l’attentisme et la résignation, les « c’est comme ça, il n’y a pas le choix » ou, pour les opposants mutilés dans la rue, « ils n’avaient qu’à pas être là », notre colère n’ira pas contre ceux qui s’indignent tout en courbant l’échine (par peur, par besoin de se conformer). Elle ira vers ceux qui veulent nous réduire au silence.

Complotistes, semeurs de troubles, menaces potentielles, peu importe, nous sommes ceux qui refusons. Nous sommes ce qui n’est pas numérisable, ceux sur qui la procédure ne peut s’appliquer [10]. Il nous faut exprimer haut et fort notre colère pour que d’autres l’entendent, pour que les meurtrières et les isolements deviennent portes ouvertes et que se rassemblent les touchés, les convaincus, les blessés, les cœurs larges. Cette colère sera mauvaise pour eux et bonne pour nous, nous qui prenons soin du vivant. Alors nous passerons de la résistance à la révolte en allant de la crispation à la résonance, ce qui attisera l’action collective de tous ceux qui résistent : opposants à l’extraction minière, à l’exploitation déshumanisée des animaux et des enfants, à la mise au travail généralisée, à la numérisation définitive, à la répression migratoire, à la misère croissante.

Mais pour passer ainsi de la résistance à la révolte, il faut que deux processus déjà plus ou moins engagés s’approfondissent et s’intensifient. Le premier concerne les activistes, et vise la révision des hypothèses qui les animent : l’hypothèse prolétarienne, en ses multiples variantes, dont la constante est l’idée qu’il y a un sujet de l’Histoire, identifiable par la fonction qu’il occupe dans le procès de production ; l’hypothèse zadiste, qui fait reposer le processus révolutionnaire ou insurrectionnel sur la création d’une zone d’autonomie qui se soustrait aux exigences de l’économie et devient une « base arrière » pour les luttes ; l’hypothèse des minorités, où les sujets politiques sont les racisés, les femmes, les minorités sexuelles qui visent le renversement du pouvoir néocolonial ou patriarcal. Il nous semble que ce milieu doit se confronter à ce qu’il semble s’être rendu incapable de faire depuis les années 1980 et son adhésion inquestionnée au pragmatisme généralisé, qui lui a fait relayer la méfiance envers le travail théorique : une mise en discussion de ces différentes hypothèses et de leur fécondité propre. Cette discussion viserait à faire aussi honnêtement que possible un tri pour délaisser ce qui ne semble plus tout à fait pertinent, et pour développer ce qui reste solide.

Le deuxième processus concerne les formes nouvelles de politisation autour des enjeux écologiques. L’écologie politique est aussi ancienne que les hypothèses que nous venons d’évoquer, mais elle prend aujourd’hui une figure particulière dans la mesure où les enjeux relatifs au chaos climatique et plus généralement aux formes globalisées du désastre écologique s’imposent bien au-delà des cercles militants. Une approche ajustée du présent ne peut éluder cette donnée nouvelle. D’où l’importance de ce passage que nous évoquions en commençant, entre les milieux radicaux constitués de longue date, et les formes nouvelles, le plus souvent juvéniles, de l’activisme politique centré sur les questions écologiques. Il n’y a aucune raison de maintenir l’étanchéité entre ces deux espaces. De fait, ils fusionnent ou tentent de fusionner de bien des manières, et c’est cela, avons-nous dit, qui constitue une menace, que le pouvoir cherche à éteindre avant même qu’elle ne trouve complètement sa forme. C’est cette forme cependant qu’il nous faut chercher, sans attendre la fin d’une « crise sanitaire » dont tout indique que les gouvernants, après un moment de panique, font usage pour maintenir un ordre des choses plus aberrant et plus criminel que jamais.

Pour que cette fusion puisse se poursuivre, il faudra en tout cas que les différents groupes acceptent une diversité de modes d’action, de l’action citoyenne de « conscientisation » aux barricades de rue. Il devient de plus en plus évident qu’aucun mode ne doit être a priori disqualifié ou méprisé. Mais plus encore, il devrait devenir toujours plus évident que c’est par la composition de ces différents modes, par leur composition au sein d’une même action globale, que les résultats les plus forts et nouveaux pourront être obtenus.

Une telle composition suppose, tout comme la simple mise en discussion des hypothèses fondamentales, de renoncer à quelques dogmes. Il serait temps de voir qu’aucun dogme n’a résisté à ce qu’impose une situation comme celle dans laquelle nous vivons, et qu’il faut donc commencer par vouloir construire autre chose. Mais, à l’inverse, s’il y a bien une vérité sur laquelle nous appuyer, une vérité que les réactionnaires et autres socialistes ont justement voulu faire passer pour un dogme, c’est l’idée que la seule voie politique sérieuse a pour horizon un démantèlement de ce qui fait système pour nous conduire au gouffre.

Bernard Aspe, Fred Bozzi, Stéphanie Chanvallon

[1La manière dont le sars-cov 2 est apparu n’est en effet que l’une des voies possibles des nouvelles pandémies, comme bien des scientifiques le disent depuis quelques décennies (avec la fonte du permafrost, de nouveaux virus ne vont pas manquer d’apparaître).

[7Dans les analyses qu’il propose à partir du milieu des années 1970, Foucault semble hésiter sur la nomination du modèle de pouvoir qui constitue à la fois une alternative locale et un complément global au modèle disciplinaire ; il parle de « bio-pouvoir », de « pouvoir sécuritaire », ou de « régulation » (voir notamment Sécurité, territoire, population, Seuil-Gallimard, 2004). Dans un texte qui a été beaucoup commenté, Deleuze a proposé de synthétiser ces recherches avec le concept de « contrôle » (« Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », publié dans Pourparlers, Minuit, 1990).

[8Guattari avançait l’idée que ces lieux étaient seuls à même de décoordonner le monde pour lutter contre le conformisme généralisé, pour permettre une fuite hors des redondances dominantes, désenliser la perception et l’affection (Guattari, Chimères n°3, Entretien avec O.Zahm).

[10N’ont-ils pas eux-mêmes avoué que le « portrait robot des anti-vaccins » (France Inter, 17.11.20) n’avait pu être réalisé ?

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