Écologues, scientifiques du climat : la société nous en voudra

Science du désastre et vérités qui dérangent
[Un écologue agacé]

paru dans lundimatin#397, le 5 octobre 2023

Dans un contexte politique et bioclimatique actuel pour le moins désespérant (A69, tribune de certain·es scientifiques demandant un projet Manhattan de transition dans Le Monde, COP28, etc.), un écologue agacé propose d’interroger à la fois les scientifiques et « la société » dans son ensemble, en proposant aux uns et aux autres de poser un regard différent sur la recherche, un regard qui responsabiliserait un peu plus. Une invitation à questionner le status quo de la recherche en écologie et en climatologie, et à changer de mode d’action.

Écologues, scientifiques du climat : la société nous en voudra.

La société nous en voudra. Elle nous en voudra d’avoir su et d’être resté·es assis·es, derrière nos écrans. D’avoir continué à rédiger rapports et articles par habitude, pour notre plaisir personnel ou par besoin carriériste, voire en prétendant lutter efficacement à l’aide de ces outils. D’avoir lu les chiffres, jour après jour, d’avoir appréhendé leur véracité et leur gravité, mais de ne pas être sorti·es en hurlant notre désespoir, la tête tournée vers le ciel. On nous en voudra à tous et toutes sans faveurs, aux scientifiques qui savaient, et sans distinction aucune. Car la science occupe dans l’imaginaire cette place d’institution monolithique dont la parole n’est qu’une.

La société nous en voudra. Elle nous en voudra d’avoir juré pouvoir prédire avec précision ce qui allait advenir du climat terrestre et des écosystèmes que l’on ravageait. D’avoir continué à raffiner nos modèles mécanistiques et réductionnistes à coups de millions d’argent public déversés par les appels à projets. D’avoir engagé des années d’énergie humaine dans le fignolage de scénarios climatiques et écologiques toujours plus détaillés mais à jamais limités par leurs incertitudes, tout en continuant d’émettre nos tonnes de CO2 et nos microplastiques inaltérables.

La société nous en voudra de ne pas avoir conscientisé et lutté contre cet hybris qui nous anime silencieusement, cet imaginaire d’une compréhension holistique hérité de ceux qui voulaient se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » et qui nous aura maintenu·es, aveugles, dans une quête futile face à l’urgence. D’avoir sincèrement cru que nos hypothèses simplificatrices étaient les bonnes, que nos équations nous aideraient à agir et que nous avions capturé sans négligence les paramètres de la trajectoire de nos sociétés. Que le lampadaire finirait par éclairer toute la chaussée, que nous y verrions enfin clair et que les politiques seraient alors convaincu·es. D’avoir soutenu jusqu’au dénouement, par les actes, les mots ou dans un silence approbateur, qu’accumuler nos savoirs techniques était une priorité incompressible.

La société nous en voudra, scientifiques fidèles à l’institution et aux histoires qui nous ont bercé·es d’illusions, d’avoir tout misé sur le progrès. Le progrès de la connaissance et le progrès technologique. D’avoir allègrement gaspillé notre temps à inclure la méso-échelle dans les modèles de dynamique des fluides, d’avoir séquencé encore et encore la biodiversité qui s’effondrait et d’avoir cru en la captation du CO2 par la géoingénierie. On nous en voudra d’avoir préféré appeler à un projet Manhattan de la transition écologique technosolutionniste plutôt qu’à une décroissance forte, et d’avoir pu penser que soutenir l’un était plus « neutre » que l’autre. De s’être rangé·es du côté de la désalinisation de l’eau de mer ou de s’être tu·es, pas concerné·es, plutôt que de se battre pour une agriculture durable.

La société nous en voudra car il faudra bien un bouc émissaire. Au milieu du désastre, d’un chaos climatique comme celui qui s’annonce, les regards durcis se tourneront vers les ancien·nes expert·es de ces sujets. Car il faut toujours un récit dans la crise, parce qu’il est cognitivement nécessaire de broder une histoire cohérente quand tout le reste ne l’est plus, afin de supporter l’insupportable, «  la guerre, c’est la paix  ». C’est peut-être même l’État qui brodera cette trame, le même État dont nous dépendons et qui prétend se reposer sur nos productions pour préparer le choc – mais oui, vraiment, je le dis sans cynisme. Les politiques rappelleront avec assurance qu’iels n’avaient pas palpé la gravité annoncée, que l’on aurait dû être plus véhément·es et sortir violemment de notre réserve face à leur manque de radicalité. Les gouvernements garderont leur pouvoir en se dissociant de l’institution scientifique culpabilisée et responsabilisée. Nous serons jugé·es résolument pour notre incohérence, pour s’être comporté·es tel·les des enfants, obnubilés par leurs jouets, plantés dans la cour de récréation alors que l’orage grondait pourtant si fort.

La société nous en voudra et nous serons déclassé·es, rétrogradé·es, jugé·es coupables. La reconnaissance sociale, la prévalence de la rationalité et la poésie de la connaissance du vivant : tout s’écroulera. De ces cendres jailliront de nouvelles·aux expert·es ; des expert·es du gouvernement, extraits avec précaution d’un magma de scientifiques en déshérence, avec cette fois une casquette de politicien·nes pour être plus efficace et lier le savoir à l’action. Cette nouvelle parole d’expert·e sera directement celle du pouvoir en place, pendant que la décrédibilisation de l’institution scientifique aura brutalement amoindri la portée des contre-pouvoirs sur le public. On ne nous croira plus, parce qu’au fond c’est d’abord à nous qu’il incombait d’agir proportionnellement à notre connaissance de l’ampleur du désastre. Alors, dans un mélange de honte, de tristesse et de colère, nous longerons les murs en nous efforçant de reconstruire notre estime au milieu du tumulte fracassant.

La société nous en voudra, cela ne fait aucun doute. Pourtant, il n’est peut-être pas trop tard pour emprunter un autre chemin. Un chemin déjà frayé par une minorité d’entre nous, où ensemble avec la société, nous pointerons du doigt les politiques et les industries mortifères. Car les hérétiques désigné·es un jour pourraient bien être les plus intègres le lendemain. Mais pour faire bloc avec la société, il nous faut personnifier massivement cette science qui dit non, qui scande « assez ! ». La science qui s’inquiète sans dissimuler ses émotions et qui reconnaît que l’accumulation de savoirs n’est plus la clef. Que les technologies qui n’existent pas, mais qui continueront d’excaver la terre et d’écraser le vivant ne sont qu’un mirage organisé par des industriel·les assoiffé·es d’argent. La science des scientifiques qui disent stop, qui rendent leur blouse et éteignent leurs écrans, qui redonnent du pouvoir et de l’attention aux expériences de terrain ancrées dans des problématiques concrètes : une alimentation saine pour tous·tes, l’habitation légère et résiliente, le rapport au vivant non-humain·e, le démantèlement du béton. La société nous en voudra et à juste titre si l’on ne bifurque pas, oui, la société nous en voudra, mais nous avons encore le choix.

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