Au principe de liquidité totale, opposons la consistance d’être solidaire

Sandrine Deloche & Martin Pavelka, pédopsychiatres

paru dans lundimatin#329, le 7 mars 2022

Face à la crise démocratique, les travaux de Zygmunt Bauman sociologue, de Bernard Stiegler philosophe et de Cornelius Castoriadis philosophe économiste et psychanalyste nous aident à penser ce délitement d’un être ensemble. Une déliaison consécutive à deux expansions ou plutôt à leur conjugaison additionnelle. En premier lieu, l’avènement des formes d’organisation issues de la rationalité instrumentale qu’importe le secteur alloué. Pour qui s’ajoute la suprématie du monde virtuel composé d’une multitude de points uniques, faux semblables mais irrémédiablement solitaires et sans lien (déconnectés entre eux).

Ces deux phénomènes érigés comme émetteurs de progrès et de modernité sont l’axe de non-retour quant au primat du politique. Puisqu’à contrario, la fonction du politique est de travailler à garder vivantes nos représentations imaginaires et solidaires tout comme les institutions publiques garantes du pacte social. Immanquablement à l’échelon individuel, la crise démocratique se retrouve dans le désengagement d’un nombre croissant de citoyens pour les questions morales et politiques du vivre ensemble. Zygmunt Bauman rapporte ceci à une déviance du monde qu’il qualifie d’un monde comme jeu [1], venant après l’ère de la rationalité instrumentale, pour définitivement nous soustraire de notre imaginaire commun se référant aux Lumières : ce moment de convergence unique entre progrès, morale, éthique aboutissant à un contrat de biens communs.

Un monde comme jeu où chacun est un univers en soi qui peut être en contradiction avec le précédent ou le suivant. Il inclut à chaque fois l’infini des possibles et est sans conséquence. S’y réfèrent également les notions de vie liquide ou société liquide qui ne peuvent conserver sa forme ni rester sur la bonne trajectoire longtemps [2]. La liquidité, comme avènement de la période post moderne, infiltre toutes les sphères de la vie sociale comme intime. Le monde liquide est la réponse ultime à l’expansion infinie de la rationalité instrumentale de l’époque moderne. Celle qui conduisit à l’avancée fantastique de la science. L’exploit du nucléaire civil comme du séquençage du génome humain souligne l’interdépendance de notre condition à cette domestication des forces en présence. Mais son usage, ne l’oublions pas, peut aussi pactiser avec l’impensable. L’Holocauste et Hiroshima constituent les paroxysmes de son efficacité maximale : l’organisation méthodique d’une solution finale et sa non trace.

Le naufrage de l’hôpital public aujourd’hui selon la lecture de Bauman, est la conséquence de l’hôpital entreprise. La question entière du soin s’est vu imposer en très peu de temps une accélération de la rationalité instrumentale, incarnée en 2009 par la loi H.P.S.T (hôpital-patient-santé et territoires). S’exercent alors sur les soignants et leurs pratiques un management répressif et une protocolisation à outrance. En 2016, la Loi Santé amorce le tournant de l’hôpital virtuel avec l’imposition du TOUT numérique dans les supports d’échanges inter-humains. Ces deux grandes tendances, qui sont l’hôpital entreprise et hôpital numérique, entrainent de manière spectaculaire une liquéfaction des structures existantes. S’opère alors un système sans tête et hors -sol, dont l’effet cascade de procédures bureaucratiques noie les responsabilités. Une destruction sans visages. En conséquence la moralité et l’éthique ne sont plus au cœur du dispositif. Les nouvelles valeurs, pour plus de liquidité du système, sont l’indifférenciation, l’interchangeabilité et la flexibilité. De l’opportunisme mouvant en quelque sorte entrainant toujours plus d’innovations ne produisant toujours pas de réponses adéquates aux besoins du terrain.

Pour les métiers du soin, au final plus rien ne se réfère au statut primitif de moralité et de responsabilité éthique. Alors comment ça tient et jusqu’où iront les mécanismes pervers visant à faire participer activement les praticiens à la destitution même du sens de leur travail ?

Depuis plusieurs années, la question qui taraude les collectifs de soignants face à la dégradation de leurs métiers et de leurs conditions de travail pourrait se résumer à : comment faire face à la nouvelle folie ordinaire de l’institution. Le terme de folie ordinaire fait référence aux travaux de Bernard Stiegler, sorte de dénégation collective face à l’éclosion de rationalisations parfaitement construites pour dissimuler une réalité qui détruit, méprise, destitue et tue. Le new public management indissociable des organisations hospitalières depuis 2009 en est un pur produit. Sa langue machine renforce la dimension faussement collective de l’institution puisqu’elle dissout, par ses manœuvres de retournement et de disjonction de sens du langage commun, l’ethos professionnel. Une fois la déliaison enclenchée par ces rouages de destruction, la pulsion de mort commence à fonctionner dans des registres extrêmes. Burn out, suicide sur site, arrêt de travail, départ anticipé jusqu’à produire une pénurie inédite de moyens humains dans tous les services de l’hôpital public.

Quand des logiques néolibérales de rentabilité financière fonctionnent sans frein, qu’advient-il dans le psychisme des soignants, et plus précisément quand l’hôpital public est soumis à la dématérialité du monde virtuel, un monde « liquide ». Ira-t-on jusqu’à la liquéfaction du soin, sa non trace dans la réalité psychique, relationnelle et sociale ? Trace pourtant substantielle à la rencontre (transférentielle) des subjectivités en présence, inhérente à la pratique du soin.

L’action parlante, la force des mots, les corps en présence, l’écoute thérapeutique, comment résistent-elles à la déliaison symbolique comme matérielle de nos institutions ? Chez les soignants - pour s’en convaincre ou pour y échapper - sont à l’œuvre des mécanismes de défense tel de déni, le clivage, l’identification à l’agresseur ou le faux-self ; non sans conséquence dans la rencontre thérapeutique, non sans conséquence sur son authenticité. Parmi les multiples branchements pervers de cette machine à déliaison, certains courants théoriques renforcent la folie ordinaire et sa surdité aveugle. Par exemple, éradiquer le symptôme en psychiatrie plutôt que de l’entendre, en chercher le sens et provoquer la bifurcation qui le dépasse. Par exemple se référer à un cerveau malade plutôt qu’à l’entièreté de l’individu-sujet unique, dans son corps et dans le socius. Par exemple, fermer les centres médico-psychologiques où l’on soigne au profit de plates formes qui orientent évaluent et délaissent. Nos architectures psychiques et collectives sont au risque d’être prises dedans. Comment faire acte de présence et de pensée ? Comment lutter contre le risque permanent d’émergence de notre propre fascisme ? [3]Une mise en garde de Tony Lainé qui résonne très fort aujourd’hui au regard de la sombre régression des pratiques en matière de contention et d’isolement dans les services de psychiatrie et partout ailleurs. Les alertes de la part des soignants en la matière ont été multiples depuis des mois voire des années.

Pourquoi les résolutions politiques obéissant aux rails de l’économie et de la finance se font-elles toujours au mépris des effets sur notre économie psychique ? Il est effarant de constater que la crise sanitaire de la COVID 19, pourtant riche d’expériences alternatives, n’a pas fait dévier d’un pouce la logique néolibérale de la croissance versus la dette. Une dialectique imaginaire soutenue par des décisions gouvernementales devenues inaudibles pour les soignants. Ne plus accepter c’est aussi avoir le courage de regarder la réalité grand angle de la folie ordinaire sur terre. Parmi les désastres de l’anthropocène, certains ont identifié le thanatocapitalisme [4], une croissance devenue excroissance pathologique dont la prolifération est sur le point de faire de la Santé un enjeu de privatisation et de gains excédentaires.

Que faire alors ?

Avant d’être tous gagnés par ne plus vouloir ni pouvoir soigner et d’être soigné, il est urgent de se compter en nombre et de garder vivaces des possibles et des imaginaires communs. Aucun des auteurs cités nous donne de solutions. Ce sont bien à nous de les inventer, de les rêver de les faire advenir [5]. Il nous faut renouer avec des liens solides. C’est-à-dire se réapproprier une forme d’intégrité qui suppose de s’extraire de l’addiction de ces logiques disloquantes. De s’en défaire tout en se protégeant des sanctions en inventant des parades et des blocs solidaires. Les lanceurs d’alerte sont un bel exemple tel des points de précipitation, des catalyseurs pour faire émerger des ilôts de solidarité. Lutter contre l’infantilisation ambiante et la répression afin de préserver nos talents d’humanisation.

En mars 2020, un temps inédit est advenu au-delà de la crise sanitaire, un temps d’arrêt planétaire montrant les failles du système et les bénéfices à s’en détourner pour retrouver un temps inventif remettant à l’esprit, le choix moral, la question solidaire et le droit commun que constitue la santé. En septembre 2020, Bernard Stiegler nous enjoint à nous détourner de l’inconséquence politique délaissant le prendre soin au sens large. « Les pouvoirs publics et le personnel politique qui a laissé se dégrader à un point inconcevable en à peine deux décennies devraient être mis devant le fait accompli – eux-mêmes n’ayant plus le crédit requis pour accomplir un tel fait, c’est à dire : pour générer une bifurcation positive, à la base de nouveaux droits, capables de prendre soin de la biosphère devenue technosphère. » [6] Une bifurcation politique qui n’est pas sans rappeler l’invitation, saisissante d’actualité, de Cornelius Castoriadis, il y a 30 ans. Visionnaire et fervent défenseur d’une renaissance démocratique, il appelait, pour faire advenir de nouvelles formes d’organisation politique, à un indispensable changement d’attitude envers la nature. « Nous devons nous défaire des fantasmes de la maitrise et de l’expansion illimitées, arrêter l’exploitation sans bornes de notre planète, cohabiter avec elle amoureusement, comme un jardinier dans un jardin anglais. Mais cela exige et implique aussi une autre attitude quant à l’orientation globale de la vie sociale, quant aux êtres humains dans la société ; la responsabilité de tous à l’égard de l’environnement est inséparable de la responsabilité de tous aux affaires publiques. Écologie et radicalisation de la démocratie sont, dans les conditions contemporaines, indissociables.  » [7] Indispensable également la critique de l’imaginaire du développement sur lequel notre monde tient et va dans le mur comme nous ne pouvons plus l’ignorer.

Choisir la solide-arité parmi les antidotes ?

Sandrine Deloche, Martin Pavelka. Pédopsychiatres, membres du printemps de la psychiatrie

[1Zygmunt Bauman « La vie en miettes, expérience post moderne et moralité  », Fayard 2010.

[2Zygmunt Bauman, « la vie liquide » Fayard, 2021

[3Tony Lainé, « La fonction de direction » in Interrogations sur le sens, Dossier Enjeux éducatifs de la fonction de direction, Le Courrier de Suresnes, N°61, septembre-octobre 1994.

[4Byung-Chul Han, « Thanatocapatalisme, essais et entretiens », PUF, 2021

[5Assises citoyennes du soin psychique, le 11 et 12 mars 22 à La Bourse du travail, Paris. https://printempsdelapsychiatrie.org/

[6Bernard Stiegler, « Démesure, promesses, compromis » Blog Médiapart : 5/9/20 – 9/9/20 (publié 1 mois post mortem)

[7Cornelius Castoriadis « La renaissance démocratique devra passer par de nouvelles formes d’organisation politiques », entretien au Monde le 10 décembre 1991.

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