Appel pour l’organisation d’une seconde ligne chrétienne-révolutionnaire en vue des prochaines manifestations

paru dans lundimatin#376, le 31 mars 2023

Depuis l’annonce du 49.3, la mobilisation contre la réforme des retraites a trouvé un second souffle. Grèves, blocages, manifestations diurnes, déambulations nocturnes se multiplient et s’intensifient. Dans une inquiétante fuite en avant, le pouvoir d’Emmanuel Macron fait le choix d’une surenchère de brutalité. Dans les rues, les escadrons de police rodent, intimident, frappent, interpellent et parfois même mutilent. Chaque jour, les réseaux sociaux divulgent de nouvelles images effarantes de l’abjection policière que certains de nos confrères osent encore qualifier de « dérapages ». A vrai dire, le gouvernement ne laisse que deux options au mouvement. La première, celle qu’il souhaite provoquer, consisterait à ce que chacun rentre chez soi plus ou moins terrorisé mais sûrement défait. La seconde, consiste à complexifier l’action de rue, déployer de nouvelles méthodes et stratégies pour esquiver la violence et approfondir la solidarité. Ce texte propose quelques pistes.

ENJEUX

Après avoir fait une apparition courageuse dans plusieurs villes le 7 mars, avant d’à nouveau s’éclipser partiellement les 11 et 15 mars, le Cortège de Tête a déboulé avec fracas dans les grandes villes le 23 mars, alimenté, enrichi, et rajeuni, par une semaine de manifestations sauvages continues, en particulier à Paris où la perspective de percer enfin vers l’ouest a galvanisé les manifestants. Le jeudi 23 mars dément l’opposition entre forme sauvage et forme de tête, et pose l’articulation stratégique des deux formes comme l’enjeu de la semaine à venir.

Le but de cet article n’est cependant pas de faire un retour sur toutes les implications de la journée du 23, certains le feront sans doute mieux, mais de faire une proposition pour contribuer à l’articulation des deux formes (sauvage et de tête). La proposition est l’organisation d’une seconde ligne stratégique, à vocation avant tout défensive, dans le cadre des manifestations de masse, lorsque le parcours est encore verrouillé par le dispositif policier et que l’enjeu est de le faire reculer pour le faire craquer. Cette proposition veut généraliser (et radicaliser) des pratiques et des intuitions déjà à l’œuvre, et se voit comme complémentaire du cortège festif et du travail des streetmedics. Au cas où un scénario de type 23 mars se reproduirait (cela n’est pas dit, cela dépendra aussi des parcours, notamment à Paris), le but est de créer les conditions dans la première phase de la manifestation (en cortège de tête) pour que la deuxième phase (« sauvage ») puisse effectivement avoir lieu, et le mieux possible.

Elle tente de répondre aux problèmes qui ont fait que sans eux, dans certaines villes, la journée du 23 mars aurait été encore meilleure qu’elle ne fut :

  • Certaines personnes, littéralement écœurées par les nasses et les gazages de fin de manifestation, sont rentrées chez elles et n’ont pas participé à la suite des festivités. Bien que la semaine de manifestations sauvages ait commencé à répandre les bonnes pratiques, certaines personnes n’étaient encore pas assez équipées, même minimalement.
  • Malgré la solidarité incroyable des cortèges, certains espaces se sont parfois inévitablement créés entre la tête qui combattait et le reste du cortège sous l’effet des charges et des gazages à outrance. Ces espaces vides étant particulièrement dangereux la nécessité de les combler rapidement et solidairement est vitale.
  • Certaines contre-offensives qui auraient pu avoir lieu n’ont pas toujours eu lieu, car le bloc de tête, parfois secoué, ne s’est pas toujours assez senti relayé, secouru et poussé par la foule.
  • La menace du vol éclair des banderoles pèse toujours sur les cortèges et il serait dommage qu’un manque d’anticipation ruine une manifestation.
  • Les affrontements étant particulièrement intenses, ceux qui y prennent part ne peuvent pas toujours voir ce qu’il se passe autour d’eux. La circulation de l’information du début à la fin du cortège est nécessaire et le cœur du cortège doit lui aussi être actif et prendre des décisions.
  • A Paris plus particulièrement, comme cela est désormais connu de tout le monde, le principal obstacle qui se pose aux manifestants est la présence indécente de la BRAV-M. Outre le fait de semer la peur, son but tactique est essentiellement d’empêcher que la dispersion du cortège en fin de parcours ne se transforme en une multitude de déambulations sauvages et joyeuses. Elle pourrait aussi, sous la pression des partisans du maintien de l’ordre le plus radical, recevoir les ordres d’attaquer la formation d’un cortège de tête dès le début de la manifestation et de procéder à des interpellations, comme lors du 1er mai ou du 5 décembre 2019. La neutralisation de la BRAV-M tout au long du parcours déclaré, mais plus particulièrement au début et à la fin de ce parcours, est donc un enjeu décisif des prochaines manifestations parisiennes. L’attente d’une éventuelle dissolution de la BRAV est un horizon bien trop lointain de résolution de ce problème qui doit être pris en charge par les manifestants eux-mêmes (surtout si on imagine qu’une telle décision de dissolution serait prise après un déchainement encore plus violent de leur part, ce qui est ce que nous voulons justement empêcher). Nous verrons quel rôle notre seconde ligne pourrait avoir dedans.

Cette seconde ligne peut donc commencer à s’organiser en vue des points suivants :

  • Distribution encore plus massive de masques (ffp2) et de sérum physiologique en amont et en début de manifestation. Principe de charité. Diffusion d’informations à haute voix pendant les gazages des foules denses : respirer calmement par la bouche, se pincer le nez, ne pas se frotter les yeux, appliquer ou demander des soins sans tarder.
  • Combler les espaces intermédiaires : de dos et en tenant l’épaule du voisin de devant lors de la charge/gazage. Ne pas courir. Protéger sa tête des projectiles et des coups avec son autre bras. Puis dès que la situation s’inverse, se retourner le plus vite possible, réavancer, lever les mains et faire reculer la police. Relancer la joie le plus vite possible, ne pas laisser le doute s’installer. Nasser la police si elle a commis l’erreur de trop avancer : elle devra sortir piteuse par la petite porte.
  • Savoir faire bloc, mais aussi faciliter l’exfiltration vers le côté ou l’arrière d’une personne blessée ou ne supportant plus le gaz. Notamment en ouvrant un passage et des corridors aux streetmedics.
  • S’il faut du temps au bloc de tête pour se reconstituer, occuper, en attendant, l’espace central de la rue le temps qu’il faut, c’est-à-dire ne pas forcément se précipiter sur les côtés, ce qui laisserait un boulevard aux prochaines charges. Prendre le relais aux banderoles ou organiser le redéploiement de banderoles de secours en cas de vol.
  • Créer des barricades (faire des chaînes de matériel plutôt que la tête fasse des allers-retours) et se protéger avec du matériel urbain si l’heure est au retranchement.
  • Prendre de la hauteur et du recul et faire circuler l’information à haute voix (ou plus discrètement).
  • Après une charge, aller tenter de porter secours, avec l’aide des medics, ou tenter d’empêcher des interpellations si le nombre de gens prêt à le faire est jugé suffisant (le fait de ne pas s’être exposé juridiquement pendant la manifestation peut rendre plus confiant pour aller « au front » dans ces moments particulièrement délicats, même s’il faudra toujours une bonne dose de courage).
  • En fin de première mi-temps (parcours déclaré, si la manifestation y est arrivée, comme à Paris ou à Lyon le 23 mars), analyser où en est le dispositif, observer l’état général (moral et physique) des manifestants et des policiers, pour prendre les meilleures décisions.
  • En ce qui concerne la BRAV-M ou toute autre unité ultra-agressive, elles ne se verront repoussées durablement que si chacune de leur apparition est sanctionnée massivement. Leur déroute doit être le fruit d’une inspiration collective et unanime. Si notre seconde ligne parvient à se former au moment opportun, à encercler la BRAV et à la repousser sous les huées, nous les neutraliserons sans donner prise à leur violence, ou alors en la discréditant définitivement. Le signe de déclenchement d’une telle manœuvre pourrait être que la foule lève les bras et crie « tout le monde déteste la BRAV-M » ou plus simplement « cassez-vous », « dehors », « partez ». La composition variée de la ligne pacifique active serait une des clés de la réussite de cette manœuvre : les manifestants relativement âgés écœurés par la répression, les pompiers, les syndicalistes ayant fait le choix de dépasser leur fonction, etc. y sont chaleureusement invités.

PRINCIPES

En juillet 1942, dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale, Simone Weil présentait à la France Libre un « Projet d’une formation d’infirmières de première ligne » :

« Les S.S. constituent une expression parfaite de l’inspiration hitlérienne. Au front, si l’on en croit des rapports apparemment impartiaux, ils ont l’héroïsme de la brutalité ; et ils le poussent jusqu’à l’extrême limite que le courage peut atteindre. Nous ne pouvons pas montrer au monde que nous valons mieux que nos ennemis en dépassant leur degré de courage, car ce n’est pas possible quant à la quantité. Mais nous pouvons et devons montrer que nous avons une qualité de courage différente, plus difficile et plus rare. Le leur est d’une espèce brutale et basse ; il procède de la volonté de puissance et de destruction. Comme nos buts sont différents des leurs, notre courage procède aussi d’une tout autre inspiration. Aucun symbole ne peut mieux exprimer notre inspiration que la formation féminine proposée ici. La simple persistance de quelques offices d’humanité au centre même de la bataille, au point culminant de la sauvagerie, serait un défi éclatant à cette sauvagerie que l’ennemi a choisie et qu’il nous impose à notre tour. […] Un courage qui n’est pas échauffé par la volonté de tuer, qui au point du plus grand péril soutient le spectacle prolongé des blessures et des agonies, est certainement d’une qualité plus rare que celui des jeunes S.S. Fanatisés » [1]

L’argument de Weil est que toutes les formes de courages et de violences ne se valent pas. Par opposition aux formes brutales de la police, nous devons trouver nos formes inspirées, réfléchies, éclatantes. Voir quelques CRS s’effondrer sous des projectifs est jouissif et soulage des blessures parfois profondes. Néanmoins, sur le long terme, il est clair que cette forme-là de violence tournera à notre désavantage puisque la police cherchera par tous les moyens (et cherche déjà), à se venger. La véritable victoire sur le dispositif policier serait la reprise en main collective de la décision et du niveau de violence, ce qui, si on s’en tient à la définition de Weber autour du monopole de la violence légitime, saperait véritablement l’Etat en son fondement. Pour cela il faudrait que la foule parvienne à encadrer les policiers comme s’ils étaient les manifestants. S’ils dégainent LBD, grenades et matraques, ils constituent une menace et il est donc nécessaire d’utiliser les moyens adéquats pour les chasser, mais s’ils prennent peur et fuient par eux-mêmes, rien ne sert de les lyncher, car leur humiliation ne pourra même pas être compensée par la satisfaction d’avoir donné quelques coups en retour et de s’être défendus. Dans certaines villes le 23 mars (coucou Nantes), la police a eu peur, s’est faite nassée et s’est cachée.

C’est donc cette autre forme de violence et de courage qui doit animer cette seconde ligne. Une forme si profonde et réfléchie qu’elle sait se limiter, ou bien nourrir l’explosion, quand il le faut.

Ses membres savent prendre du recul, une respiration, aiguiser leur regard, maintenir leurs corps en place avec sang-froid avant d’orienter leur mouvement et celui d’autrui, car ils savent qu’une foule est un poumon qui inspire et expire.

Cette ligne n’a pas forcément à être identifiable, mais doit pourtant concrètement exister. Elle participe aussi au pôle festif et au pôle offensif du cortège, mais sait se former, tenir sa place et son rôle au moment voulu (les moments les plus critiques).

Cette ligne est chrétienne non pas dans le sens où elle accepterait les coups comme un martyr, mais parce qu’elle sait qu’il faut savoir encaisser les coups pour pouvoir les rendre. Peut-être parfois elle ne se sent pas l’âme de lancer elle-même les projectiles et de frapper, mais elle sait qu’elle ne laissera jamais tomber les siens.

Ses principes sont donc la charité, la robustesse et la patience. Elle est la Croix ou le Chêne sur lequel doit s’enraciner la révolte.

Photo : Bernard Chevalier

[1Écrits de Londres, Paris, Gallimard, 1957, pp. 174-175.

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