Entretien avec Trou noir, la revue de la dissidence sexuelle

« Le communisme n’abolit pas la politique et la sexualité mais leur séparation »

paru dans lundimatin#342, le 6 juin 2022

Depuis janvier 2020, Trou Noir, la « revue en ligne de la dissidence sexuelle », propose chaque mois à travers ses articles, d’explorer la question du désir, de la révolution et du communisme. Une version papier publiée par les Éditions la Tempête vient de paraître en librairie. Les articles inédits qui composent ce premier volume explorent les différentes pistes théoriques empruntée par la revue depuis deux ans : le fascisme de Renaud Camus de sa littérature homosexuelle du Tricks à son Grand Remplacement ; la violence transphobe jugée dans le théâtre d’une justice d’État ; la remontée à la surface des écrits subversifs de Guillaume Dustan ; la psychanalyse dans le viseur d’une politique du Monstre chez Preciado ; et l’affirmation d’un gai communisme avec Mario Mieli. Afin de mieux comprendre la démarche de cette excellente revue, nous avons profité de cette parution pour poser quelques questions à ses animateurs.

Trou Noir invite à un « voyage dans la dissidence sexuelle », que pensez-vous du tourisme ?
L’invitation à laquelle vous convie Trou Noir est celle du grand saut dans l’inconnu.

S’éloigner suffisamment du vieux rivage social jusqu’au moment où le sol disparaît est une mise en jeu forte ouvrant à un continent inexploré. C’est le vertige du corps face à l’immensité nouvelle. Ce voyage, c’est le genre de situation qui demande le courage de se délester d’une partie de soi.

Comprendre que nos désirs sont contradictoires, nos attirances multiples, laisser une place à la passion des rapports de force, aux renversements constants de la domination, à l’expérimentation des amours et des corps, à la perdition, c’est d’une manière ou d’une autre s’éloigner des rôles sociaux, des normes, de la morale.

Le tourisme en est l’antithèse. Des personnes se croisent sans se rencontrer et reviennent immanquablement à leur situation initiale. Le tourisme consiste à se placer dans une situation d’altérité radicale et d’en sortir inchangé, indemne, normal. Le besoin de le qualifier (sexuel, écolo, culturel, historique…) illustre à quel point il se fait véhicule de la misère sociale.

Le geste inaugural de Trou Noir consiste donc en un renversement de perspective. Nul besoin d’exotisme ou d’élément hors du commun. Le voyage commence ici et maintenant. C’est par une certaine déprise de soi que l’on accède aux amitiés, à des bouts de vérité, à des attachements qui font battre le cœur ou déplacer des montagnes et qui n’ont d’autres choix que d’affronter les obstacles qui se dressent invariablement contre eux. Car la dissidence sexuelle est également une guerre.

Votre revue en ligne paraît le 28 de chaque mois, pourquoi ?
Cette date est un hommage aux émeutes du Stonewall. Dans la nuit du 27 au 28 juin 1969 une descente policière dans un rade gay de Greenwich village à New York, si fréquente à cette époque, provoque une résistance forte et inattendue de la faune bigarrée du quartier. Homos, personnes trans, travailleuses du sexe, noctambules, zonard.e.s, artistes… la police est mise à mal jusqu’au point de s’enfermer dans l’établissement pour demander du renfort. L’émeute durera plusieurs nuits.

Cette date est pour nous une évidence puisqu’elle fait la démonstration qu’exister en dissidence sexuelle est un acte de résistance dans une guerre des mondes. L’aménagement urbain, la police, l’État, la gentrification, le progrès, les institutions, le néo-libéralisme ne sont que les noms des différentes facettes de l’Ordre qui règne par la mise en équivalence de tous les corps et de toutes les choses en tant que marchandise.
Toutes les personnes considérées comme inintégrables par cet Ordre, comme négligeables, les sans valeur, les vies nues, tous les fragments de marginalité, d’originalité se verront écrasés, c’est-à-dire privés de leur monde.

Mais nous ne sommes pas en reste. Ce qui mine le plus les forces de l’Ordre qui nous font face, c’est tout ce qui pourrait arriver et qui mettrait à mal le maillage des normes et des dispositifs. Nous sommes partout présents, sous la forme d’un risque permanent. Voilà pourquoi nous sommes les contemporains du Stonewall et que cet évènement est bel et bien vivant.

À l’occasion du lancement du site, vous nous aviez envoyé une carte postale sur laquelle on pouvait voir une gigantesque banderole déployée à la tête de marche des fiertés de Bordeaux de 2018 sur laquelle était inscrit : « Ne tombez pas amoureu* du pouvoir ». Doit-on en déduire que vous considérez que certains désirs sont essentiellement mauvais ?
« Ne tombez pas amoureux du pouvoir » est la dernière phrase d’un texte de Michel Foucault qui servait de préface à l’édition américaine de l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari, Introduction à une vie non-fasciste. La phrase est souvent reprise dans divers milieux politiques, pourtant elle est ambiguë et avec elle il faut se garder de comprendre trop vite.
Elle a la forme de l’interdit, genre Tables de la loi anarchiste. Effectivement, comme tout interdit elle révèle un désir sous-jacent. Le pouvoir est désirable, et existe même comme désir souvent refoulé chez les plus purs anarchistes. Soit on essaye de supprimer nos désirs, on les refoule, et il reviendront par la fenêtre, soit on considère que nos désirs n’ont que faire de la morale, ils sont fondamentalement impurs, tordus. Il n’y a pas de saints sur la Terre, il n’y a que des refoulés et des menteurs. On a plutôt envie de comprendre la phrase non pas comme un interdit strict, mais comme un « faites gaffe ». C’est plus nuancé. Foucault veut sortir des vieilles lunes du marxisme orthodoxe où il y a ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas. Au contraire, pour lui tout le monde possède un certain pouvoir. Il n’y a pas le choix, il n’y a pas d’endroit en dehors du pouvoir. La phrase est plus une boussole qu’un interdit.

Vous venez de publier le premier numéro papier de Trou Noir, la couverture nous a beaucoup fait penser au journal insurrectionalisto-queer americain Politics is not a Banana paru en 2008. Appelez-vous communisme le mouvement réel qui abolit la politique et la sexualité ?
Le communisme n’abolit pas la politique et la sexualité mais leur séparation. Toute l’ambition de Trou Noir est d’envisager la sexualité par le prisme de la politique et inversement. Il nous semble que le coup de force, que nous devons réactualiser, produit par les groupes militants des années 1970, est d’avoir fait voler en éclat l’inconscient libidinal présent dans toute action politique. Le mouvement réel du communisme est donc de s’attaquer à ce qui perpétue cette séparation. Pour le dire avec les mots de Mario Mieli « Nous sommes différents (mais) c’est le capital qui nous oppose et nous sépare. En cultivant les spécificités profondes de chaque cas spécifique d’oppression personnelle, nous pouvons arriver à la conscience révolutionnaire qui voit dans mon cas ton cas spécifique d’oppression (parce que toi aussi, hétéro, tu es un gay nié) et dans ton cas mon cas spécifique d’oppression (parce que moi aussi je suis une femme niée) et nous pouvons reconnaître un nous tous, au-delà de toute séparation et autonomie historiquement déterminée, l’espèce humaine niée ».


Au détour de certains de vos articles, on décèle une relative animosité à l’égard de la police. La recherche de reconnaissance identitaire est-elle une force de l’ordre ?
Il faut absolument réfléchir aux manières de réduire, d’affaiblir, voire d’interrompre la présence policière dans nos vies. Étant entendu que ce qu’on appelle « police » repose sur deux jambes : la première est institutionnelle, officielle, elle agit sous l’autorité d’un État et exerce une violence dite « légitime » ; la seconde s’insinue dans les têtes, et peut être reprise par tout un chacun en façonnant des comportements, en surveillant, signalant, poucavant et reprenant à son compte tout un langage sécuritaire. La première est plus visible et identifiable tandis que la seconde peut facilement se planquer dans des intentions et des discours soi-disant « bienveillants » et « inclusifs ». Il ne s’agit pas de les confondre pour autant car leurs modalités d’action, leurs moyens et leurs cibles diffèrent, mais elles ont en commun l’objectif premier de tout comportement policier : le maintien de l’ordre.

L’association Flag ! créée par des policiers et policières LGBT+ se situe à la croisée de ces deux tendances en se positionnant comme intermédiaire entre la police institutionnelle et la population LGBT+ en les incitant à utiliser leur application de signalement des violences homophobes et transphobes. Cette application est le reflet parfait de cette société en demande de plus de « sécurisation » vis-à-vis de ce qui la menace, un réflexe de sauvegarde civilisationnelle que l’on retrouve aussi bien à droite qu’à gauche. On a d’ailleurs consacré plusieurs articles à propos de la corporation policière dans la revue en ligne.

Donc la reconnaissance des identités opprimées est moins une force de l’ordre en soi qu’un aliment parmi d’autres qui permet à cet ordre de maintenir sous sa coupe les transformations sociales qui s’imposent grâce aux luttes. Tout ce qu’on peut appeler « politique de la visibilité » ou « politique de la reconnaissance » est une véritable martyrologie, fondée sur l’espoir d’une inclusion dans le mode de production capitaliste, un espoir que la gauche républicaine a toujours su manipuler pour parvenir au pouvoir. Notre animosité à l’égard de la police sous toutes ses formes n’est donc pas relative, elle est totale, et sauvage.

Vous accordez une place importante aux traductions dans votre revue en ligne. Comment articulez-vous politiquement les différents points de vue internationaux qui s’y expriment ?
Traduire, c’est se confronter à la complexité qu’ont certains concepts, comme celui du genre, de traverser les frontières. Il faut redonner toute leur importance aux spécificités politiques, historiques et culturelles sur les manières de politiser la sexualité dans différents pays et trouver en même temps un langage qui permette d’établir des correspondances. C’est pour quoi nous proposons régulièrement des traductions de textes italiens, espagnols (argentins, mexicains,etc.) ou anglais issus de revues queer et communistes telles que Pinko ou El rumor de las multitudes, ou d’articles d’anthropologie traitant des questions de genre et de sexualité.

Mais il s’agit également de traduire entre eux différents courants de théories politiques, d’où l’importance que nous accordons à la pensée décoloniale, c’est-à-dire contre-civilisationnelle, sur les usages qui sont faits du féminisme et des politiques LGBT mainstream à l’encontre des populations racisées.

Des figures comme Jean Genet et Daniel Guérin qui ont fait se croiser en permanence politiques sexuelles et décoloniales sont très importantes à nos yeux. Il absolument rebrancher les fils de l’histoire, que l’on a tendance à oublier, sur nos luttes actuelles.

Dans son célèbre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Raoul Vaneigem écrivait en 1967 qu’ « il n’y a pas d’amour possible dans un monde malheureux. » Pensez-vous qu’il n’y ait qu’un monde ? La couleur rose a-t-elle vocation à faire reculer la tristesse ?
Oui la mode est de tout mettre au pluriel pour faire passer la pilule de l’aliénation dans un monde capitaliste. Là-dessus, on va être très clair, même si ça aide à vivre d’envisager d’autres mondes ou d’autres dimensions, il n’y a qu’un seul monde et il est capitaliste sans quoi il n’y aurait pas ces luttes et ces combats que nous menons quotidiennement. C’est bien parce que nous sommes obligées de vivre dans le même monde, obligées de négocier perpétuellement avec cette fausse co-existence dans un monde fondé sur le manque et la frustration qu’il provoque, fondé sur un extractivisme économique et existentiel infini, que nous devons l’abattre.

Quand au rose, c’est surtout la couleur qui se rapproche le plus de celle des muqueuses, la paroi sensible et humide des cavités de nos corps, l’endroit par lequel nous nous sentons fragiles et vivantes en même temps. Alors comme disait l’autre : la révolution par du corps.

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