Stuck

Alex Ratcharge

paru dans lundimatin#419, le 11 mars 2024

Alex Ratcharge est l’heureux auteur de Raccourci vers nulle part (Tusitala), Entre un néant et un autre(Des mondes à faire) et du fanzine Ratcharge. Les lectrices et lecteurs de lundimatin les plus fidèles, se souviennent aussi de sa lumineuse bande-dessinée : AAACABABAB. Il nous gratifie cette semaine d’une nouvelle nouvelle : Stuck.

C’est notre dernière soirée avant mon retour en France, et pour l’instant, elle ressemble à n’importe quelle autre. On longe les bicoques en bois qui jalonnent Church Street en suant dans la chaleur de décembre, et on trimballe l’un de ces éternels casiers en plastique vert, dont chacun des douze compartiments contient une Coopers rouge. Dans la main libre de Jay, un sac plastique rempli de glaçons. Dans la mienne, le volume un de l’antho­logie Hate, ce comics-phare du mouvement grunge. Malgré cette référence à Seattle, on ressemble moins à des disciples de Kurt Cobain qu’à des figurants dans Suburbia : jeans serrés et t-shirts sans manches – bleu-blanc pour moi, noir-noir pour lui – carrures de squelettes, crânes rasés, un mulet et des Rangers côté Jay, des Vans montantes et un tatouage Bad Brains du mien.

«  C’est bien que tu puisses venir ce soir, dit Jay devant sa baraque. Ça va être magistral. Je t’ai dit qu’on allait reprendre Anal Cunt  ? “Your Kid Committed Suicide Because You Suck [1]”. Au début j’avais proposé “Hitler Was a Sensitive Man [2]”, mais les autres ont flippé. Enfin, Bek, Pete et Mia auraient bien fini par accepter, mais Tommy… Tu sais comment il est, à lécher les couilles des punks de Melbourne… Qu’est-ce que ça peut lui foutre, de heurter la sensibilité de ces hipsters  ? À tous les coups ils seront même pas là. Tu fais bien de te barrer, Pierrot, cette ville restera toujours un nid à…  »

Une sonnerie du genre 8 bits l’interrompt. On pose notre casier de Coopers sur le porche. Jay sort son Nokia 3310, jette un œil à l’écran, soupire, et le réenfourne dans la poche. «  Putain…  » dit-il en détachant de son jean noir le mousqueton où pend son trousseau de clés. «  C’est encore ta meuf.  »

En guise de réponse, je me contente d’un rictus que j’espère compatissant. Mais pendant que Jay s’échine à ouvrir les trois serrures de sa cahute, j’ai du mal à m’empêcher de penser à Tara. C’est la troisième fois qu’elle tente de le joindre. La première, c’était dix minutes plus tôt, quand on chopait les glaçons à la station-­service. La deuxième, il y a peut-être une demi-heure, dans la librairie où j’ai craqué pour Hate. Notre relation a beau toucher à sa fin, mes vieux réflexes sont toujours là. Et s’il y avait urgence  ? Un problème avec le gamin, peut-être  ? Et si c’était moi qu’elle essayait de joindre ? Et si…

Comme toujours ces derniers temps, ça me fait mal de penser à elle. Une douleur physique, au niveau de la poitrine gauche, que je n’ai encore jamais ressentie pour personne d’autre. Ce soir je me suis forcé à oublier mon portable, et maintenant, je dois me retenir de fondre sur Jay, de lui arracher le sien et de composer le numéro de la meuf que je suis sur le point de quitter.

«  On se cale dans le jardin  ?  » dis-je histoire de passer à autre chose. La question est rhétorique – on se cale toujours dans le jardin, puisque dans le salon la moindre surface du parquet, mais aussi du matelas, est jonchée de vinyles de seconde main, de cassettes et de disques compacts sans boîte, de comic books cornés, de romans de gare, de livres d’art psychédélique, d’essais pour la plupart conspirationnistes, de flyers de concerts des années 1970 à nos jours, d’instruments de musique, de pédales de distorsion, de matériel d’enregistrement, de câbles, d’outils, sans parler des Playmobil, des peluches, des feutres de toutes les couleurs, des cadavres de Coopers, ni des bouteilles d’eau minérale remplies d’un épais liquide jaunâtre, dommages collatéraux de ces nuits où Jay est trop bourré pour aller se soulager dehors.

«  Je vais te faire écouter un truc, dit-il en ramassant une cassette puis un ghetto blaster. Ornette Coleman. Mec, tu vas jamais t’en remettre.  »

On atteint le jardin en sept ou huit pas. Des pages froissées d’une gazette locale y jonchent ces mauvaises herbes tantôt beiges, tantôt noirâtres, littéralement cramées par le soleil. Au fond, la minuscule remise où j’ai passé plus d’une nuit, quand les choses devenaient intenables avec Tara. Contre sa porte en métal rouillée, une batte de baseball posée à la verticale, petit rappel que la présence de Jay en ces lieux n’a jamais rien eu de légal.

«  Personne capte rien au free jazz  » dit-il en vidant son sac de glaçons dans un seau. Je pose le casier de bières dans l’herbe, j’en retire la moitié, les cale entre les glaçons, puis on s’assied sur d’autres casiers, retournés pour faire office de sièges. Pendant que je jette un œil à la quatrième de couverture de Hate («  Dans vingt ans, quand on se demandera à quoi ressemblait la vie des jeunes à Seattle dans les années 1990, ce comics sera le seul témoignage que nous aurons  », dixit le Seattle Weekly), Jay enfourne la cassette dans le ghetto blaster, presse le bouton «  play  », et crie «  Yes  !  » lorsqu’il constate que ses piles ne sont pas encore HS. Ce que crachent alors les enceintes est difficile à appréhender pour mes tympans encore trop peu éduqués – des saxophones explosent, cahotent, s’enchevêtrent jusqu’à noyer cette basse hypnotique et cette batterie qui semble jouée ailleurs, dans une autre pièce ou sur une autre planète. À la réflexion, on jurerait des couches hétéroclites d’improvisations minimalistes superposées à l’aveuglette, et même si j’aurais bien du mal à dire si ça me plaît ou non, Jay, une fois de plus, est parvenu à piquer ma curiosité.

«  Tu verrais ta tronche… dit-il en sortant son Nokia 3310. T’inquiète, ça m’a fait pareil les premières fois. Mais avec le temps…  »

Je n’entends pas la suite. Le voir triturer son portable me ramène vers Tara. Va-t-il finir par la rappeler  ? Impossible de déterminer si je préférerais qu’il le fasse. Quoi qu’il en soit, il se contente de ranger l’appareil, puis de m’annoncer qu’il est bientôt 19 heures, et qu’il nous reste donc un tout petit peu plus d’une heure pour torcher nos douze Coopers et partir au concert.

Je pose mon comics dans l’herbe, décapsule deux bières avec mon briquet, et en tends une à Jay. «  Cul sec  ?  » demande-t-il en souriant. Je hoche la tête. On trinque «  à la vraie musique  », on engloutit chacun nos 37,5 centilitres, et c’est là, tandis que Jay essuie l’écume à la commissure de ses lèvres, puis décapsule les deux suivantes avec son mousqueton, qu’un éclair de lucidité me foudroie. C’est notre dernière discussion. D’ici une heure on sera noyés dans le brouhaha du concert. Jay montera sur scène, la soirée finira, et je passerai celle du lendemain avec Tara, avant d’émerger à l’aube pour une vingtaine d’heures dans le système aéroportuaire, d’où je ressortirai en France, sur l’autre versant de la planète, avec décalage de huit heures et saisons inversées. Est-ce qu’un jour je remettrai les pieds en Océanie  ? Vu le prix du billet, rien n’est moins sûr. Alors si j’ai quelque chose à dire à Jay, c’est maintenant ou…

«  Le free jazz, c’est pas censé être une musique respectable.  » Il se lève et brandit sa Coopers. «  Ça te gratte dans le mauvais sens du poil ? Ça t’irrite les tympans, t’y comprends que dalle  ? Mais tant mieux, putain  ! À la base les mecs comme Coleman, Ayler ou Taylor, c’étaient des extraterrestres. J’ai pas envie de dire des punks, parce que ce serait presque les insulter, mais dans l’idée… Cecil Taylor, il a vidé plus de salles que GG Allin  ! Et aujourd’hui, les mêmes peigne-culs qui lui jetaient des tomates dans les années 1950 citent son nom dans leurs cocktails mondains. C’est pour ça qu’avec Sterile Fuck, on a grave notre place dans le concert de ce soir. Tommy a beau être un suce-boules, c’est aussi l’un des rares mecs de Melbourne qui capte quoi que ce soit à la zik, et son idée de nous incruster dans ce festival de jazz, c’est du génie. Tout à l’heure quand on jouera, ça va être comme quand les Sex Pistols ont juré à la téloche en 1976. On va monter à dix sur scène, tous à poil y compris les meufs, couverts de sang de porc de la tête aux pieds, avec trois batteries qui feront du blast beat non-stop et sept guitares qui balanceront les larsens les plus abrasifs de l’Histoire. On va te la vider, cette salle  ! Toi qui as toujours loupé nos concerts, putain, ça tombe vraiment bien que tu puisses…  »

C’est ce qu’on a toujours fait, Jay et moi : causer musique. Lui avec sa passion pour les vieilleries et les avant-gardes de toutes époques, moi avec ma monomanie du hardcore punk, dont j’ai guéri en partie grâce à lui. Depuis le premier jour nos goûts diffèrent, se rejoignent, se confrontent, avec comme fil rouge cette soif insatiable d’obscurité. L’un comme l’autre, on nous reproche parfois un élitisme que nous vivons, pour notre part, comme un besoin incontrôlable de fouiner, et une amertume que si peu de nos congénères le partagent. On pourrait préciser que j’ai grandi dans une ville-dortoir, à des années-lumière du premier disquaire, et que Jay a cramé sa jeunesse dans un bled du sud de la Nouvelle-Zélande, archétype même du trou du cul du monde, mais ça n’expliquerait rien. Autant s’en tenir aux faits : durant mes deux années en Océanie, d’abord à Wellington puis à Melbourne, Jay et moi avons joué de la musique, commandé des vinyles, écumé les disquaires, et organisé des concerts ensemble. Il m’a converti à The Clean et à leur label Flying Nun ; je lui ai fait découvrir Out With a Bang et Fashionable Idiots. Aujourd’hui encore, on se surprend mutuellement, lui qui passe des provocations pipi-caca de GG Allin aux slows de Françoise Hardy, moi qui encense une fois sur deux ce que j’exécrais peu avant. Tout ça, j’en suis bien conscient ce soir-là, assis sur mon casier à siroter ma Coopers, pendant que Jay, toujours debout, continue sa tirade sur le free jazz. Mais ce dont j’ai besoin, puisque c’est sans doute notre dernière discussion, c’est d’évoquer le reste. Le remercier de m’avoir hébergé tant de fois. Lui demander si, selon lui, une amitié fondée sur la musique est plus ou moins superficielle qu’une autre. Lui dire que mes deux années sur son continent auraient été bien mornes sans sa présence. Lui avouer que parfois, j’ai jalousé son rôle auprès de Tara – celui d’ex et père de son enfant – et lui demander s’il avait déjà ressenti, ne serait-ce qu’au début, ce genre de sentiments à mon égard. Une envie que je déguerpisse de son territoire, peut-être  ? Je n’y peux rien, je suis aussi curieux que lâche, et j’ai beau me répéter que je vais me lancer dès que Jay se taira, je n’en fais rien : quand il finit par manquer d’air et se rasseoir, les mots me restent coincés dans la gorge, et seule la musique nous sauve du silence.

«  Hé là-dedans, la fête est finie  !  » Ça fait cinq minutes qu’on picole nos troisièmes Coopers en scrutant nos godasses quand une voix d’homme tonne à l’extérieur de la bicoque. «  On sait que t’es là, crevure de punk  ! Soit tu sors, soit on rentre te chercher. Hé ho  ! le parasite  ! t’es sourd ou t’es bouché  ?  »

On bondit de nos sièges de fortune, et pendant que je reste figé avec ma Coopers, Jay éteint le ghetto blaster, plonge ses yeux dans les miens, pose son index sur ses lèvres pour me signifier de me taire, saisit la batte de baseball à deux mains, puis marche à pas feutrés jusqu’au portail barricadé du jardin. Je l’ai déjà vu faire, je sais que de là il peut regarder sans trop risquer d’être vu, mais ça ne suffit pas à me rassurer : en Australie les squatteurs n’ont aucun droit, et depuis que je suis à Melbourne, j’ai entendu plus d’une histoire de gros bras qui débarquent dans des baraques, sur ordre des proprios, pour refaire leur portrait aux occupants. Au lieu de s’emballer, mon cœur se pétrifie. Je me vois déjà finir à l’hosto ou en taule, perdre mon billet d’avion, devoir débourser un millier d’euros que je n’ai plus pour en acheter un nouveau, mais un éclat de rire met fin à cette avalanche de scénarios catastrophes.

«  Putain de trou du cul  !  » crie Jay par le portail. Il jette la batte dans l’herbe et me contourne avec un large sourire. «  C’est cet enfoiré de Miles  !  » Il entre dans la bicoque, en ouvre la porte, et en revient avec notre ami commun – torse et pieds nus, ce dernier n’est vêtu que d’un mini-short en lambeaux, criblé de noms de groupes griffonnés au marqueur, et son torse ruissèle comme s’il venait de remporter un tournoi de beach volley.

«  Pierrot  !  » Miles me bousille les tympans en m’étreignant. «  Je me doutais que tu serais là. Je suis passé à ta baraque, et quand j’ai vu que tu n’y étais pas…  »

Malgré mes deux années en Océanie, je ne suis toujours pas converti à ces câlins qui y remplacent les bises. Alors comme la plupart du temps, je me contente de subir l’étreinte, et d’y joindre deux-trois tapes sur le dos gluant de mon camarade. J’aimerais lui dire que ça me fait plaisir de le voir, d’autant que je le croyais déjà sur la route avec son groupe, mais tout ce à quoi je parviens à penser, c’est à l’horloge qui tourne – combien de temps avant que Jay et moi partions au concert  ? Combien de temps pour enfin lui parler  ? – et au besoin de demander à Miles s’il a croisé Tara en allant à la maison, si tout allait bien, s’il n’y avait pas de problème avec le gamin. Pourtant, une fois de plus, je garde le silence. Peut-être parce que je n’arrive pas à penser à autre chose qu’au futur. À moins que ce ne soit parce que j’ai peur que mes questions sonnent déplacées : pourquoi les poser maintenant à Miles, alors que je n’ai rien demandé à Jay les trois fois où ma future-ex lui a téléphoné  ?

«  Le reste du groupe m’attend dans le van juste devant.  » Miles sourit en pointant du pouce la bicoque par-dessus son épaule. «  Je passe juste faire un coucou express, histoire de voir vos sales tronches une dernière…  »

«  Miles, Miles, Miles…  » intervient Jay en faisant non de la tête. Il passe sa main par-dessus l’épaule de l’autre, et exagère son rictus malicieux. «  Tu ne peux pas t’en empêcher, hein  ?  » Son regard se tourne vers moi. «  Miles, c’est le mec le plus sentimental du monde. Il ado-o-re les adieux. Et peu importe qu’il t’ait déjà dit au revoir quarante-six fois hier soir : s’il peut s’en payer une bonne tranche de plus, ou même quarante-six autres, il foncera sur l’occaz. Quitte à foutre tout son groupe en rogne, et à leur faire subir un détour d’une demi-heure sur la route de Sydney pour venir te prendre dans ses…  »

«  Hé  ! C’est pas ma faute si t’as pas de cœur.  » Miles étreint Jay, le lâche, puis arbore un air pédagogue, comme s’il s’adressait à un gosse récalcitrant. «  Tu sais qu’il reste une place dans le van, si jamais t’as changé d’avis…  »

«  Je t’ai déjà dit que je jouais ce soir. Et puis j’ai un chiard, tu te rappelles  ? Je sais que pour toi c’est seulement un petit détail de rien du tout, mais à cause de ce genre de réalités, les gens comme moi ne peuvent pas se permettre certains trucs, comme partir dix jours pour faire des concerts et s’entasser dans un…  »

«  Ah nan, nan, pas ça  !  » Miles s’enfourne les index dans les oreilles et se tourne vers moi. «  Ouf, encore trois secondes et on avait le droit à l’éternelle complainte de Jay Parker : “Nanani, moi j’suis coincé à Melbourne, nanana, moi j’ai trop de responsabilités…” Pierrot, Jay t’a déjà raconté l’histoire de son premier mot  ? Demande-lui, tu m’en donneras des nouvelles  !  » Sans attendre ma réponse il m’étreint une seconde fois. «  Allez mec, on se revoit en Europe, OK  ? Prends soin de toi, et oublie pas de m’écrire.  » Puis, aussi vite qu’il en était apparu, il court dans la maison, dont il disparaît en claquant la porte.

C’est là que les choses se corsent : à peine Jay et moi sommes-nous rassis sur nos casiers, à peine avons-nous ramassé nos Coopers, à peine ai-je eu le temps de repenser à ce que je voulais lui dire, que de nouveaux cris résonnent à l’extérieur. Cette fois ni blague ni ambiguïté. «  Jay  !  » La voix est féminine, le ton impatient. «  Bordel Jay, c’est Hope, viens m’ouvrir  !  »

Mon pote me scrute, soupire, se malaxe les paupières, hésite, et finit par hausser les épaules en arborant l’une de ses expressions caractéristiques, entre agacement et résignation. «  Qu’est-ce qu’on peut bien y faire…  », semble-t-il dire en emmenant sa Coopers à l’intérieur. S’ensuivent des moments de calme, où les voix de Jay et de sa régulière, qui doivent discuter à l’entrée de la bicoque, ne m’atteignent que sous formes de bribes indéchiffrables. Seul dans le jardin, je termine ma troisième Coopers en me demandant l’heure, puis en me remémorant l’anecdote qu’a mentionnée Miles avant de partir : celle du premier mot qu’a prononcé Jay de sa vie. Comme n’importe lequel de ses proches, je connais cette histoire par cœur. Elle n’a rien de glorieuse, pourtant Jay aime la répéter, encore et encore, particulièrement lorsque l’aube approche, que l’alcool a coulé à flots, et qu’il se prend à évoquer la tournure qu’a pris sa vie depuis qu’il est devenu papa, et que la mère de l’enfant – ma future-ex, donc – l’a largué parce qu’elle n’en pouvait plus de le voir stagner.

L’histoire est la suivante : le petit Jay a un an, et il explore à quatre pattes le salon parental. Assise derrière lui dans le canapé, sa mère feuillette le journal tout en gardant un œil sur son fils. Tête baissée, ce dernier renifle chaque odeur, effleure chaque grain de poussière, tâte chaque peluche sur son chemin, jusqu’à ce que son front heurte quelque chose de dur. Regard rivé sur la moquette, il râle, tente d’avancer, mais se cogne à nouveau. Second râle : une force invisible lui résiste, et déjà, la frustration l’envahit. Il relève le nez. Face à lui, deux murs forment un coin. Jay tente de reculer mais n’y parvient pas. Sa frustration redouble. Là derrière, sa mère a lâché son journal : désormais toute son attention est rivée sur son fils. Parviendra-t-il à s’extirper de ce piège  ? La mère sourit. L’enfant grogne, ses membres ne lui obéissent plus. Avancer, ça, il commence à connaître, mais reculer  ? Non décidément, ce n’est pas dans ses cordes. Nouveau grognement. Ses yeux s’humidifient, les larmes ne sont plus très loin. «  Eh bien, dit sa mère depuis le canapé. Qu’est-ce qui t’arrive, Lapin  ? Tu es coincé  ?  » L’enfant jette un œil par-dessus son épaule. Il observe sa maman, l’angle que forment les murs devant lui, à nouveau sa maman. «  Coin-cé…  », finit-il par prononcer d’une voix minuscule. Sa mère se couvre la bouche d’une paume qu’elle retire aussitôt. «  Qu’est-ce que tu as dit  ?  » crie-t-elle. Tout sourire, elle bondit du canapé. «  Lapin, qu’est-ce que tu as dit  ?  » L’enfant se met à chouiner. Sa mère le soulève, le couvre de baisers, le félicite, et voilà : à partir de maintenant et pour le restant de ses jours, le tout premier mot qu’a prononcé Jay Parker restera «  coincé  ».

Bien sûr, je me doute que de telles anecdotes n’ont de sens que si on veut leur en donner. Mais tandis que je décapsule ma quatrième Coopers – et qu’au loin l’échange Jay-Hope se fait plus vigoureux – je ne peux m’empêcher d’y voir la même prophétie, fût-elle autoréalisatrice, que Jay invoque quand il la partage. «  Coincé  », en anglais, se dit stuck : un mot guère plus complexe à prononcer que Mom ou Dad. Pourtant la plupart des bébés n’optent-ils pas pour l’un de ces derniers  ? Ce qui est sûr c’est qu’à part Jay, je n’ai jamais entendu quiconque traiter son premier mot de malédiction. Alors je me prends à imaginer la façon dont cette anecdote a pu influencer sa perception de lui-même, à force d’être répétée depuis son plus jeune âge, d’abord au sein de sa famille («  Oh, Jay  ? Il n’a jamais été entreprenant, voilà tout… D’ailleurs vous savez quel a été son premier mot  ?  »), puis par lui-même, et enfin par tous ses proches, jusqu’à devenir emblématique de sa personnalité. Pour moi ce que raconte cette anecdote, ce n’est pas tant que Jay était prédestiné à être «  coincé  », mais plutôt qu’une fois ce premier mot prononcé, fût-il le produit du hasard, il n’y avait plus de retour en arrière possible : une telle histoire était vouée à devenir mythe, à être transmise de bouche en oreille et d’oreille en bouche, à être déformée, interprétée et réinterprétée, et donc, en fin de compte, à fournir une raison à Jay de se complaire dans l’immobilisme, puisqu’il était de toute manière «  né coincé  ». De la pure théorie de comptoir  ? La bière qui commence à m’embrouiller les idées  ? Le résultat est le même : c’est ainsi que Jay se perçoit aujourd’hui, alors qu’il vient d’avoir 30 ans, et l’on est donc en droit de supposer que cela continuera. Coincé à Melbourne, coincé en Australie, coincé parce qu’il a un enfant à nourrir, coincé avec son ex : c’est ce qu’il répète dès qu’on lui parle de quitter cette ville qu’il exècre, ne serait-ce que pour quelques jours. On ne peut même pas dire qu’il s’en plaigne. «  C’est comme ça, voilà tout.  » Jay hausse les épaules, encaisse, se contente de ce qu’il a. À la base c’est quelque chose que j’apprécie chez lui, et là où d’autres perçoivent de la résignation, je vois une forme d’acceptation. Mais aujourd’hui, seul dans ce jardin, tout cela m’évoque surtout la façon dont Jay ne quittera plus jamais Melbourne, et encore moins l’Océanie. Contrairement à Miles, à Tara, et à la plupart des gens que je connais sur ce continent, il n’envisage pas le moins du monde de voyager, et ne viendra donc jamais en Europe. Une fois de plus, cela me ramène au présent, à la brûlante réalité de ce début de soirée, et à l’urgence de lui dire ce que j’ai à lui dire. S’il ne met jamais les pieds en France et que je ne reviens plus en Australie, qu’est-ce que ça signifie  ? D’une certaine façon, c’est comme s’il vivait sur Terre et que je m’apprêtais à décoller pour Mars. «  C’est la dernière fois que vous vous parlez…  », je bredouille pour m’en convaincre. «  Pierrot, c’est vraiment la dernière fois… Dès que Hope se barre, il faut que tu te sortes les doigts du cul… C’est ta dernière chance, mon vieux… Il faut que tu lui parles… Il faut que…  »

«  Lâche-moi, mais lâche-moi  !  » Les hurlements de Hope me tirent de ma rêverie. Qu’est-ce qu’ils branlent là-dedans, ces deux-là  ? J’ai à peine le temps de me le demander que résonne une cacophonie de verre brisé, et que les deux tourtereaux débarquent dans le jardin. D’abord Jay, qui recule en brandissant ses deux paumes à 30 centimètres de son nez, puis Hope, juvénile asperge brune au teint livide, sapée comme une princesse crust évadée d’un trailer park : microjupe noire criblée de patchs, bas résille troués, Doc Martens, et ce t-shirt qui dévoile davantage de peau que de tissu.

«  Calme-toi… lui dit Jay en reculant direction la remise. C’est bon calme-toi, Hope…  » répète-t-il, sauf que l’autre continue à avancer sur lui, et vocifère à un tel débit que j’ai du mal à déchiffrer grand-chose. Elle évoque des soucis d’argent, de nourriture, une trahison indéterminable, mais parle aussi du concert de ce soir, de bière, de Tara et de Dexter, ainsi que d’un dénommé Frank, dont le prénom revient à plusieurs reprises au cours de sa logorrhée. Hope est âgée d’à peine 22 ans, mais depuis la dernière fois que je l’ai vue, elle semble en avoir pris dix de plus. Peut-être parce que sa peau est plus grise que blanche, peut-être parce que ses cernes violacés semblent déterminés à lui couler jusqu’aux joues, ou simplement parce que la colère lui déforme les traits à en effacer sa jeunesse.

«  Retire ce que t’as dit  ! hurle-t-elle à Jay. Comment tu peux m’accuser d’un truc pareil, après tout ce que j’ai fait pour toi  ! Tu sais très bien que…  »

«  On en reparle une autre fois, d’accord ?  » Jay continue à reculer jusqu’à marcher sur la batte de baseball, qui roule sous sa semelle et lui fait perdre l’équilibre. Il chute en arrière, atterrit coccyx le premier dans l’herbe sèche, pousse un cri de douleur, et voilà Hope qui explose d’un mauvais rire.

«  Loser  !  » Elle crie en le pointant du doigt. «  Même pas capable de…  »

Jay empoigne la batte, s’en sert de canne pour se relever, et la garde en main une fois debout. «  Tu vas m’écouter, oui  ? Je te dis que Tara…  »

«  Attends mais tu me menaces là  ?  » Hope, qui ne semblait même pas avoir remarqué ma présence jusque-là, baisse les yeux sur moi. «  Pierrot, t’as vu ça  ? Cet enculé me menace avec une batte de baseball  !  » Elle écarte grand les bras, comme pour offrir son torse à une hypothétique pluie de coups. «  Vas-y frappe, couille molle  ! Frappe je te dis  ! Comme ça ton pote verra que…  »

«  Tu peux pas rester ici.  » Jay lâche son arme dans l’herbe, inspire un grand coup, et s’exprime le plus calmement possible. «  Oublie cette batte, Hope. Tu sais très bien que… Oh et puis merde, Tara va débarquer d’une seconde à l’autre, et elle sera sûrement avec Dexter. Il faut que j’te fasse un dessin  ?  »

Là je n’y comprends plus rien : depuis quand Tara doit-elle passer  ? Et pourquoi sera-t-elle «  sûrement avec Dexter  »  ? On est censés bientôt décoller à ce foutu concert de jazz, non  ? Pourquoi Jay ne m’a pas tenu au courant  ? L’idée de croiser ma future-ex à l’improviste me perturbe tellement que j’en oublierais presque que Jay et Hope semblent prêts à s’entretuer, et qu’il faut que je reste attentif, parce que si les choses prennent une tournure trop trash

Heureusement l’engueulade en reste là. Hope se racle la gorge, renifle bruyamment, crache un molard jaunâtre par terre, se retourne vers la porte de la bicoque. Elle semble sur le point de partir, mais se reprend au dernier moment. «  Prête-moi 50 dollars, dit-elle sur un ton conciliant. Pour toi c’est pas grand-chose, Jay. Allez quoi, juste 50 petits dollars… C’est la dernière fois, promis juré. Dès la semaine prochaine, j’aurais de quoi te…  »

Jay se prend la tête entre les mains, soupire, hausse lentement les épaules, fouille dans son jean dont il sort une poignée de billets froissés. L’air dégoûté, il en tend quelques-uns à Hope. «  Maintenant va-t-en, d’accord  ?  »

L’autre compte les billets, les enfourne dans l’un des bonnets de son soutien-gorge, et lui offre son plus beau sourire. «  Merci Lapin  » dit-elle avant de déposer un baiser dans sa propre paume, puis de souffler dessus pour le faire voleter jusqu’à Jay. «  Et toi Pierrot, euh, désolée pour la scène de ménage… Tu retournes en France après-demain, c’est ça  ?  » Je hoche la tête. Hope se penche sur moi, m’enlace de ses bras rachitiques, puis disparaît dans la maison, dont on entend la porte claquer avant que le silence se réinstalle.

On ne doit plus être loin de notre heure de départ, mais le moment paraît peu approprié pour le mentionner. Alors je me contente de regarder Jay s’asseoir sur son casier face à moi, ramasser sa Coopers, et en boire une petite goulée. Je devine sa gêne que j’ai été témoin de tout ça. Je comprends que sa relation avec Hope a pris une tournure inquiétante, et que ça ne date pas d’hier. Mais je ne sais pas s’il faut le questionner à ce sujet ou passer à autre chose. Jay n’est pas du genre à s’étendre sur sa vie privée. Il préfère causer musique, encore et toujours. Sauf que la musique, là tout de suite, c’est le cadet de mes soucis. À vrai dire, ses problèmes de couple aussi. Ce à quoi je pense, c’est à Tara. Va-t-elle réellement débarquer d’une seconde à l’autre  ?

«  Hope me vole du fric, dit Jay en scrutant le ciel, qui commence à virer au rose pâle. Ça fait des mois que ça dure, et elle continue de s’acharner à le nier. Elle m’en emprunte, elle ne me le rend jamais, alors quand je refuse de lui en donner plus, elle se contente de me le piquer.  »

Je baisse les yeux, qui tombent sur mon exemplaire de Hate. Me revient alors la façon dont Jay m’a recommandé ce comics, un peu plus tôt dans la librairie, avec le genre d’enthousiasme qu’il réserve d’habitude à des groupes de grindcore ou de folk psychédélique. «  C’est l’histoire de Buddy Bradley, un loser de Seattle. Un mec comme toi et moi, Pierrot : fauché, cynique, désabusé, fan de musique, réfractaire au travail, qui vit avec des colocs psychotiques et des gonzesses chtarbées. Il finit par engrosser l’une d’elles, qu’il épouse car elle refuse d’avorter, et au fil des années, on le voit emménager à côté d’une décharge, se démerder pour survivre tant bien que mal, et, petit à petit, passer du statut de jeune branché à celui de has been, père d’une famille aussi white trash que celle où il a grandi. Tu ne t’en remettras jamais, tu verras.  »

Je relève les yeux vers Jay, qui continue à contempler le ciel. Dans de tels moments, je ne parviens plus à nous considérer comme des «  punks  ». L’armure de coolitude derrière laquelle nous nous planquons d’habitude se désagrège, et ne restent que deux paumés, sans doute eux aussi destinés à des décharges. Combien de temps avant d’en arriver là  ? Est-ce que moi aussi je vais finir par engrosser une nana par mégarde, et me trouver coincé avec elle  ? C’est ce que j’essaye d’éviter en quittant l’Australie. Tara désire un deuxième bébé, ça fait des mois qu’elle me tanne avec ça, tandis que de mon côté…

Jay se décapsule une nouvelle Coopers. Il en scrute le goulot. «  J’ai rien vu venir. J’imaginais pas la vie comme ça.  » Sans raison apparente, il retourne sa bouteille, en vide l’intégralité à ses pieds, et interroge la flaque ainsi formée. «  Quand est-ce que tous nos proches sont devenus des putes et des junkies  ?  »

Pas besoin d’un dessin : il parle une fois de plus de ce pays, de cette ville, de Melbourne-la-Maudite. De la façon dont Hope s’est mise à la came comme tant d’autres : d’abord parce qu’elle trouvait ça cool, puis parce qu’elle n’avait plus le choix, quitte à voler les siens pour se fournir sa dose. C’est comme ça que ça se passe, dans ce coin du monde. On a beau faire des blagues et ébaucher des théories, dire par exemple que nombre d’Australiens sont des descendants de bagnards, ça n’explique pas pourquoi on a vu tant de nos proches se mettre à faire le tapin, tomber dans la came et, pour certains, en crever à 22 ou 25 piges. Soudain je repense à Jay quand il était encore ce bébé qui tâtonnait à quatre pattes, à la recherche du premier piège dans lequel tomber. Plus que jamais, j’ai envie de lui dire quelque chose de sérieux. Quelque chose de significatif, d’optimiste, peut-être même de philosophique, qui lui remonte le moral, lui donne de l’espoir, et dont il puisse se rappeler quand je serai de nouveau à l’autre bout du monde. Mais tout ce que je parviens à lui demander, c’est pourquoi diable il a gâché cette Coopers plutôt que de me la donner.

Alex Ratcharge

[1Ton gosse s’est suicidé parce que tu crains (Ndé).

[2Hitler était un homme sensible (Ndé).

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :