Anthologie noire de Nancy Cunard

« Garder la trace des luttes et des accomplissements des peuples noirs, de leurs persécutions et de leurs révoltes »

paru dans lundimatin#384, le 22 mai 2023

Publié en 1934, ce « monument éditorial » n’avait, jusqu’à présent, jamais été traduit en français [1]. Montage original de documents, témoignages, photos, analyses et poèmes, cette encyclopédie en l’honneur de la culture noire, qui entend « garder la trace » des luttes, persécutions et révoltes « des peuples noirs », est aussi une charge radicale contre le racisme, le colonialisme et l’impérialisme.

Publié en février 1934, à Londres, ce « monument éditorial » comme le nomme Nicolas Menut dans la préface, est le fruit d’un travail collectif orchestré par Nancy Cunard (1896-1965). Issue d’une riche famille britannique, figure originale et excentrique de la vie nocturne, elle s’installe en 1921 à Paris où elle se fait compagnonne de route des surréalistes, puis des communistes. Elle est également poète, éditrice – c’est elle qui publie le premier texte de Samuel Beckett (qui a traduit nombre de contributions pour cette anthologie) –, modèle pour Man Ray et Constantin Brancusi.

Cette anthologie est née au croisement de la petite et de la grande histoires. En 1928, quelque temps après avoir quitté Louis Aragon, Nancy Cunard devient l’amante du pianiste de jazz américain Henry Crowder, avec lequel elle découvre Harlem et, plus globalement, la condition des Afro-Américains aux États-Unis. Dans le même temps, le krach boursier de 1929, la montée du fascisme, l’émergence du nazisme et l’intensification de l’impérialisme entraînent sa politisation et son rapprochement des organisations communistes.

Manifestation à Washington, 8 novembre 1932.

Un « formidable geste éditorial »

La Negro anthology constitue à la fois un « formidable geste éditorial », d’une grande originalité, notamment par le montage de photos et de témoignages, de documents [2] et de voix diverses – y compris de nombreuses femmes, acteurs et actrices de première ligne –, un monument en l’honneur de la culture noire, une encyclopédie de la modernité noire et africaine, un acte précurseur qui, en son temps, fut un échec commercial, et, enfin, un pamphlet explosif à l’encontre du racisme, du capitalisme et de l’impérialisme.

Organisé par chapitres géographiques – « Amérique » (États-Unis), qui fait plus d’un tiers du livre, « Antilles et Amérique du Sud », « Europe », « Afrique » – et par entrées culturelles et artistiques – « stars noires », « musique », « poésie », etc. –, l’anthologie fait une large place à l’art, aux dimensions spirituelles (fétichisme, vodou, danses, croyances) et culturelles, et à la poésie, en particulier.

Des quelques 255 documents et 150 contributeurs ne se dégage pas une vision homogène. Des divergences et même des contradictions apparaissent. Certaines contributions pêchent par une forme d’essentialisme, allant à l’encontre de l’esprit général du livre. Il n’en demeure pas moins que cet essai est principalement irriguée par trois sources – sources auxquelles Nancy Cunard, elle-même, s’abreuve : le surréalisme, le communisme et l’affirmation noire. L’un des intérêts d’ailleurs de l’Anthologie noire réside dans ses auteurs et autrices : les figures intellectuelles et activistes noirs « historiques » – W. E. B. Du Bois, George Padmore et Johnstone Kenyatta –, les poètes Nicolas Guillén (cubain), Jacques Roumain (Haïtien), Hugues Langston et Pauli Murray (Afro-américains), Jean-Joseph Rabearivelo (Malgache), les surréalistes René Crevel et Benjamin Péret, des historiens, musiciens, anthropologues, journalistes, etc.

Ce qui fait de la Negro anthology un livre à part tient à la fois à la condamnation documentée et détaillée, tour à tour froide et exacerbée, des discriminations, de l’exploitation et des crimes dont sont victimes les Noirs – que ces violences soient sanctionnées par des lois comme dans les colonies et le Sud des États-Unis ou occultées par une égalité formelle consacrée par des lois comme en Grande-Bretagne et ailleurs –, mais aussi et surtout à l’accent mis sur la résistance et la révolte.

Cet accent passe par la mise en avant des œuvres et documents, des figures héroïques – de Nat Turner à Harriet Tubman, en passant par Toussaint Louverture – et, plus que tout, par la récupération de la mémoire de l’histoire collective, tout particulièrement des soulèvements (ceux notamment de la révolution haïtienne de 1804, de l’insurrection jamaïquaine de 1831 et de la révolte au Congo belge de 1931). Plutôt que les mesures ponctuelles et « humanitaires » prises par des gouvernements pour abolir l’esclavage et défendre l’égalité juridique, la focale est mise sur les luttes.

Lynchage et carnaval

Si la partie consacrée aux États-Unis est la plus importante, ce n’est pas seulement en raison des connaissances et des affinités de Nancy Cunard, mais aussi du fait de l’actualité, notamment avec l’Affaire de Scottsboro : la condamnation à mort de neuf garçons afro-américains, âgés de 12 à 20 ans, accusés d’avoir violé deux femmes blanches, suite à un procès bidon en 1931. Cette affaire devînt un cas emblématique de la « justice blanche » dans le Sud des États-Unis, et suscita une campagne de soutien organisée par le Parti communiste américain et la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), à l’origine d’une seconde série de procès en 1933.

Les articles développent une analyse quasi-clinique du « préjugé racial », sous toutes ses formes : politique, économique, sociale, mais aussi culturelle – « depuis toujours, écrit Nancy Cunard, les Noirs divertissent les Blancs, mais n’ont jamais été considérés par ceux-là comme possible égal socialement » (page 94) –, « pathologique » – les Blancs « accusent les Noirs d’une impulsion au viol par défense inconsciente contre leurs propres impulsions meurtrières » (page 143) – et psycho-social ; citant l’écrivain John Dos Passos : « dans le Sud, dans une affaire où des Noirs sont impliqués, tout homme blanc se voit offrir le luxe d’appartenir à la classe dirigeante. (...) Le sentiment de supériorité sur les Noirs est la seule chose qu’ont les Blancs pauvres du Sud. Pour eux, un lynchage est comme un carnaval » (page 285). Et la politique de terreur, les milles et unes mesures humiliantes ont un objectif commun, obsessionnel : garder le Noir « à sa place ».

C’est dans ces pages que l’engagement communiste de Cunard se fait le plus sentir, par le biais entre autres de diverses contributions de militants états-uniens. On insiste sur le caractère social du racisme, sur l’importance de former un front de lutte de tous les travailleurs, Noirs et Blancs, ainsi que sur la dénonciation systématique de la stratégie du « diviser pour régner ». À l’instar du Parti communiste américain, Cunard défend une « égalité totale politique, économique et surtout – nous insistons – sociale » (page 304). Force est cependant de constater qu’à l’encontre d’une image rétrospective d’organisations communistes ignorant ou subordonnant le racisme à la lutte de classes, les analyses proposées sont autrement plus complexes (mis à part, bien sûr, l’idéalisation de l’URSS).

En témoigne entre autres l’article du théoricien Will Herberg, qui reconnaît que « le préjugé racial » est devenu « un élément de la pensée sociale actuellement acceptée et est absorbée par les autres classes de la société dans la mesure où elles sont sous l’influence idéologique de la classe dirigeante ». Et loin de toute complaisance envers la classe des travailleurs blancs, dont il estime que la grande majorité reste rétrograde, il écrit : « nous ne pouvons pas non plus sous-estimer la portée sociale du sentiment de supériorité raciale comme forme de compensation psychique aux incroyables douleurs de leur existence quotidienne chez les massez rétrogrades des travailleurs blancs » (pages 259-261).

Un souffle de révolte

Lire, au fil des chapitres, la description et l’analyse des lynchages, des exactions, des violences et injustices, est éprouvant. Mais cette lecture s’éclaire d’un souffle de révolte, qui passe entre les pages et prend ici ou là un ton ironique et libertaire. Citons un seul exemple ; celui du journaliste britannique Edgell Rickword, l’un des fondateurs de The Left Review :

« L’insolence impétueuse des Européens et leur insensibilité suprêmement redoutable furent le mieux illustrées jusqu’en 1914 (quand ils commencèrent à s’entre-tuer à vraiment grande échelle) par l’extermination de toutes les civilisations avec lesquelles ils étaient entrés en contact. Sur un point, il est vrai, ils observèrent une impartialité absolue ; car les Incas et les Polynésiens, les Aztèques et les Hindous, les Chinois et les Irlandais furent victimes de la même exploitation économique, frappés avec une égale brutalité physique, massacrés avec une promptitude semblable s’ils se rebellaient enfin contre une loi à laquelle ils n’étaient jamais légitimement assujettis. Seuls les Noirs ne semblent pas avoir eu leur part des avantages de cette impartialité, car, en raison d’un ensemble particulier de circonstances, les Noirs eurent droit à des souffrances plus intenses. Je me réfère, bien sûr, à la traite des esclaves » (page 562).

La Negro anthology permet de corriger, sinon de déchirer, l’image projetée par certains courants décoloniaux d’un passé vierge de toute critique radicale de l’esclavage, du racisme et du colonialisme. Elle invite à revoir la prétention de ces théories selon laquelle ce serait grâce et à partir d’elles – récemment donc – que les Noirs (et les subalternes en général) ont pu, enfin, s’exprimer et s’arracher à l’ensilencement.

Terminons en laissant la parole à Raymond Michelet, ami de Nancy Cunard, proche des surréalistes et contributeur important à l’Anthologie noire : ces quelques 900 pages « ne montrent pas seulement le côté ’’négatif’’ de l’oeuvre [coloniale] des Européens, comme le prétendront certains, mais bien le SEUL côté. Il n’y en a pas d’autre » (page 874).

Frédéric Thomas

[1Cette première édition française publiée par les Éditions du Sandre a été traduite par Geneviève Chevallier.

[2Notamment l’un des premiers écrits appelant à l’abolition de l’esclavage adressé au parlement britannique en 1790-1791 et dont l’anthologie reproduit de larges extraits : An Abstract of the Evidence Delivered Before a Select Committee of the House of Commons in the Years 1790, and 1791, on the Part of the Petitioners for the Abolition of the Slave Trade, https://digitalcollections.nypl.org/items/510d47e4-6454-a3d9-e040-e00a18064a99.

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