Affaire « Budapest »

Lettre de l’antifasciste Maja devant ses juges hongrois #LibérezGino

paru dans lundimatin#466, le 12 mars 2025

Alors que nous nous apprêtons à savoir si les juges français vont livrer Rexhino « Gino » Abazaj à la Hongrie (voir nos articles ici et ), nous publions cette lettre de Maja devant ses juges. Elle est incarcérée depuis 14 mois dans les prisons hongroises, placée à l’isolement, réveillée toutes les deux heures. Le 21 février dernier, elle comparaissait devant un tribunal de Budapest pour refuser le plaider coupable qui lui était proposé en échange d’une peine de 14 ans de prison, pour être soupçonnée, rappelons-le, d’avoir secoué quelques militants néo-nazis. Voici la traduction de sa lettre lue à ses juges.

Oui, j’ai quelque chose à dire, je voudrais parler avec vous qui représentez l’État hongrois et ses citoyennes et qui êtes en mesure de juger en leur nom. Ainsi qu’à tous les gens qui m’écoutent. Je sais que je ne suis pas seule ici aujourd’hui et cela me remplit d’une profonde gratitude.

Avec le plus grand respect, car je ne suis pas lea seule accusée dans ce procès. La répression ayant une continuité oppressante. Mais ce que je lis aujourd’hui ne vaut que pour moi, tout le reste pourrait sembler présomptueux.

Il y a une chose que je peux dire avec certitude : je ne serais pas ici aujourd’hui si je ne connaissais pas de nombreux cœurs brûlants d’humanité et de solidarité.
Me voici donc, enchaînée et accusée dans un pays pour lequel moi Maja, en tant qu’être humain non-binaire, je n’existe pas.

C’est un État qui exclut ouvertement les gens en raison de leur sexualité ou de leur genre.
Je suis accusée par un État européen parce que je suis antifasciste.

A part cela, j’ai décidé de m’exprimer car si je suis ici aujourd’hui, c’est parce qu’il y a huit mois, j’ai été kidnappée en violation de la loi. J’ai été extradée ici depuis l’Allemagne. J’ai été extradée ici par un pays dont la constitution promettait de respecter et de protéger ma dignité. Un pays dont les prétendus organes constitutionnels ont contourné le plus haut tribunal d’Allemagne, sachant qu’ils agissaient alors illégalement et que j’étais menacée ici. Ils m’ont amenée dans un pays dont l’engagement en faveur des droits de l’homme et des principes démocratiques s’estompe déjà sur le papier et dont les prisons sont pleines de gens qui osent défendre l’autodétermination de tous les peuples et osent promettre “plus jamais le fascisme “.

J’ai conscience d’être ici parce que ma naissance comportait en elle une promesse avec laquelle j’ai grandi. La promesse d’être un être humain. Celle-ci n’a pas grandi seule : jamais complètement libre, privilégiée mais pleine de souffrance, mais toujours à la recherche du moyen de la réaliser. Pour que ne se reproduise pas ce que, pas même un diable, ne peut accomplir.

Seul l’homme était, et est, capable d’être cette créature. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, il crée des structures étatiques totalitaires, oppressives et destructrices, motivées par la haine et l’envie ; fuyant l’imperfection. L’homme a créé l’Holocauste et plus d’atrocités que le ciel ne compte d’étoiles, sans jamais toutefois perdre l’espoir d’un avenir de paix.

Je suis accusée par une magistrature qui prétend reconnaître en moi une haine enflammée, alors qu’elle considère celles et ceux qui glorifient les crimes de l’Holocauste et leurs auteurs comme une minorité à protéger. Il est donc essentiel de préciser que le Bureau du Procureur affirme que j’ai agressé physiquement des personnes venues dans cette ville il y a deux ans pour participer aux « Journées de l’honneur » [1].
Ce sont des journées de manifestations, de marches et de concerts qui font office de rendez-vous international pour les extrémistes de droite, légitimées et promues par les acteurs étatiques. Là, des gens se rassemblent pour vénérer fièrement et ouvertement les rues et les lieux autrefois parcourus par les fascistes allemands et hongrois. Des fascistes allemands et hongrois qui ont choisi de fuir leurs responsabilités d’assassins.

Ils font la fête lors de concerts de groupes musicaux profondément racistes et antisémites qui incitent à la haine et à la violence et donnent de l’argent à des réseaux terroristes de droite tels que « Sang et Honneur ».

Et maintenant, nous sommes réunies ici pour préparer un procès pour lequel j’ai déjà été condamnée, pour lequel la détention est déjà l’exécution d’une peine. Comme cela l’est pour moi. Depuis huit mois, je suis confrontée à des conditions de détention qui violent les garanties de la Hongrie.

Ni les “Règles pénitentiaires européennes“ ni les “Règles Nelson Mandela“ des Nations Unies ne sont respectées. Cela s’est concrétisé en me soumettant à un isolement continu et prolongé. En particulier moins de 30 minutes de contact humain par jour, pendant plus de 200 jours. Il s’agit d’une détention préventive où je ne suis pas autorisée à étudier, je n’ai pas le droit de travailler, je n’ai pas reçu suffisamment de livres, je n’ai pas reçu les suppléments de vitamines nécessaires ou les visites médicales en temps nécessaire. Il n’y a pas suffisamment de lumière et de nourriture saine. Je suis détenu.e dans une prison qui impose des mesures de sécurité humiliantes et dégradantes qui ne se justifient et ne s’expliquent en rien. Lorsqu’on leur demande pourquoi, iels restent silencieuses. J’ai ainsi dû porter des menottes, même dans ma cellule, lors de visites officielles ou d’appels Skype.
Plusieurs dizaines de personnes m’obligeaient à me déshabiller devant eux et je n’osais plus déshabiller dans ma propre cellule par honte, car une caméra y était accrochée illégalement depuis trois mois. Les punaises de lit et les cafards sont encore présents aujourd’hui, tout comme la lumière des contrôles horaires qui m’empêchent de dormir la nuit. Un sommeil dans lequel je rêve de pouvoir enfin serrer dans mes bras ma famille. Des personnes avec lesquelles je n’avais même pas le droit de faire le deuil et que j’avais le droit de voir uniquement derrière des plaques de plexiglas, deux heures par mois seulement.

Je suis ici aujourd’hui et je souffre déjà de dommages physiques et mentaux. Ma vision s’estompe et mon corps est épuisé. La prison m’oblige à me parler toute seule en m’interdisant un contact suffisant avec mes compagnes et compagnons de détention en raison de mon identité queer. Le seul but est de me punir et de m’empêcher d’être vivante.

Ce n’est pas seulement le système judiciaire hongrois qui est responsable de tout cela, mais aussi, contrairement à ce qu’ils prétendent, tous les tribunaux qui ont prolongé ma détention. La dernière fois, ils l’ont prolongée pour les prochaines années ou jusqu’au terme de ce procès.
Les raisons pour lesquelles je suis assise seule sur le banc des accusées aujourd’hui sont que la magistrature hongroise a désormais perdu toute crédibilité et que des tribunaux européens se refusent donc de coopérer avec elle. Ce qui est la chose juste à faire dans de telles circonstances.

Ce procès contre moi aurait également dû avoir lieu en Allemagne, avec toustes les autres accusées, là où j’aurais pu me préparer et me défendre. J’espère que tout ceci prendra finalement fin et que je pourrai me préparer à un procès sur un même pied d’égalité. Ne plus être privée d’opportunités de développement personnel et que je ne serai plus condamnée à une détention inhumaine à l’isolement qui laisse derrière elle des dommages à long terme qui sont déjà en train d’entamer mes forces.

Ce ne sont pas seulement mes conditions de détention qui sont à dénoncer, mais aussi le fait qu’il n’y a pas de risque objectif d’évasion ou de récidive.
Je n’ai jamais été informée par les autorités allemandes ou hongroises du mandat d’arrêt émis un mois avant mon arrestation et je n’ai jamais manifesté la moindre intention d’échapper à un quelconque procès.

Je voudrais souligner que je suis censé.e me défendre contre de prétendues preuves que je n’ai pas été autorisée à voir.

Aujourd’hui encore je n’ai pas accès à l’intégralité du dossier. Je devrais me défendre d’un acte d’accusation dont les montagnes de documents ne me sont pas traduits. Dont la plupart ne m’ont été remis qu’en hongrois. J’aurais dû me préparer alors que mes avocats étaient refoulés à plusieurs reprises à la porte de la prison. Des avocats qui n’avaient pas le droit de me montrer les dossiers et qui attendent désormais de moi que je commente un acte d’accusation qui n’est basé que sur de simples hypothèses… ! Dans lequel je ne trouve pas un seul mot qui décrit ma vie, ma personnalité et qui soit basé sur des faits. Qui n’explique pas plus sur quelle base est née l’accusation de faire partie d’une organisation criminelle.

Vous vous attendez vraiment à ce que je considère ces accusations justifiées ? Que je les avoue et que je me fasse ensuite enfermer derrière les barreaux pour toute la période d’une jeunesse à peine débutée ? Pendant 14 ans dans le régime carcéral le plus sévère, sans possibilité de libération conditionnelle, seulement pour vous épargner l’embarras de voir s’effondrer vos fragiles condamnations par manque de crédibilité ?

Cher procureur, soyez honnête, vous n’espérez tout de même pas que l’isolement me face mourir de faim et me force à accepter une condamnation sans procès ?

Vous rendez-vous compte que j’ai déjà été emprisonnée durant 14 mois, privée de ma vie antérieure depuis le 11 décembre 2023, privée de la possibilité de commencer mes études et de poursuivre mon travail, privée de ma famille, privée de la possibilité de la soutenir et de participer à une société à laquelle je veux contribuer ? Privée du besoin de me développer et de m’épanouir en tant qu’être humain. Tout cela m’a été retiré dans le but de me détruire en tant que personne politique. Mais j’ai toujours les mots que j’écris et je parle. Et je ne cesserai de le faire aussi longtemps que j’existerai et que je penserai.

Ainsi, j’ai aussi rédigé un acte d’accusation qui raconte ce que j’ai vécu l’année dernière. Cela m’a aidée à supporter les blessures. Son contenu se retrouve en partie dans ce que je présente ici.
Je garde le silence sur les détails angoissants car, aujourd’hui et dans ce procès, il s’agit de bien plus que de moi-même.

Il s’agit en effet de comprendre dans quel type de société nous voulons vivre et si nous pouvons accepter une action gouvernementale qui contredit nos valeurs morales. Je ne suis pas chez moi dans ce pays et je n’ai pas réussi à apprendre sa langue. Mais je sais ce qu’il fait à ses citoyenes. J’ai entendu dire comment il traite les gens sans défense et à sa merci.

Oui, j’ai entendu les hurlements et les coups venant des autres cellules, les lamentations et les pleurs, la colère et le désespoir qui, avec le temps, perdent toute mélodie humaine. J’ai vu des regards perdus et effrayés. J’ai entendu des paroles méprisantes qui naissent lorsque des gens créent des systèmes et des lieux où ils cherchent à supprimer le libre-arbitre de certain.e.s pour créer et renforcer le pouvoir d’autres avec des paroles de jugement et des actions punitives.

J’ai vu les prisons en Allemagne et en Hongrie et je voudrais dire qu’ici les gens sont privés de leur dignité, indépendamment qu’ils soient surveillés ou non. Je ne peux pas avoir la présomption de juger les gens que j’ai rencontrés là-bas, je sais seulement que la société est en train de faillir.

Consciente de cela, je ne peux nier les moments où je suis assis au bureau de ma cellule et où il me semble impossible de garder avec moi la beauté du monde. Mon esprit se limite à suivre la souffrance de mes codétenues, interrompue par le surgissement de mes propres blessures.

Mon esprit s’évade de l’impuissance, se perd dans le sentiment d’impuissance, arraché à mon corps, arraché à hier et à demain. Je ne vois alors que ce qui semble inaccessible, mais d’où germe pour moi l’humanité. L’héritage de la recherche d’un terrain d’entente avec l’autre sans juger l’être humain pour son être, son corps et ses capacités. Essayer de créer ensemble quelque chose de valeur. Sans exploiter ni opprimer, en sachant pardonner les échecs, sans se taire et enfin en s’émerveillant que, de tout cela, germe la foi en un lendemain proche et paisible.

Mais les larmes de douleur s’estompent, plus tard, quand je lis vos lettres, quand le journal me parle du monde et que j’apprends que des utopies sont préservées par des gens. Des gens que des valeurs morales évidentes n’ont pas abandonnés. Qui sont prêts à les défendre et à les créer, qui ne peuvent détourner le regard de celles et ceux qui commettent des atrocités. Qui recherchent l’imperfection humaine, qui ne paralyse ni ne brutalise et qui vivent, au contraire, dans une tentative de créativité et de solidarité, cherchant une issue à la violence motivée par le pouvoir, l’avidité et la complaisance.
J’admire chaque personne ordinaire qui essaie de saisir la complexité de notre monde et agit là où cela semble humainement possible.

Je veux partager le chemin avec celles et ceux qui doutent, sans brader leur propre moralité et tendresse contre des promesses trompeuses de bonheur individuel. Je respecte toutes celles et ceux qui tentent de comprendre l’humanité comme un tout unique et parviennent à ne pas perdre de vue la singularité de chaque personne, née de ce qu’elles ont vécu.

Ce n’est pas une existence parfaite, non, on échoue parfois. Nous ne pouvons pas échapper à nous-mêmes ni au monde. Mais nous sommes capables d’agir, nous pouvons apprendre à faire confiance aux uns et aux autres ainsi qu’à nous-mêmes. Nous sommes capables de grandir au-delà de nous-même lorsque nous cherchons à comprendre, comprendre et décider à partir de l’impulsion de l’humanité. Nous sommes capables d’aider là où il y a un incendie, où il manque de la protection et que les personnes fuient. Nous pouvons partager et rester là où la douleur et la souffrance sont plus fortes, sachant toujours que nous ne sommes pas seules.

Maintenant, moi-même, je ne peux pas empêcher que mes yeux me fassent de plus en plus mal, qu’ils se ferment à cause de la fatigue et que mes sens se perdent.

Mais, même avec les paupières fermées, je ne peux échapper au fait que la guerre, la faim, la destruction de l’environnement et le partage injuste des ressources continuent de créer des réalités douloureuses. Une guerre d’agression fait toujours rage en Europe et il est impossible d’ignorer le fait que le fascisme et ses adeptes reprennent racine. A la fois sur un continent apparemment lointain et dans le jardin d’à côté. Les désirs totalitaires et les complots autoritaires dans nos sociétés, la marginalisation et l’isolement connaissent une renaissance. Je me demande ce qui se passerait si tout le monde se sauvait individuellement. Est-ce ainsi que nous échappons à notre impuissance collective ? Ou si nous nous laissons guider par la peur et le désespoir.

Au cours des dernières semaines, j’ai expérimenté personnellement comment ces ressentis peuvent paralyser mon esprit et mon corps, comment ils m’ont poussé à abandonner mes espoirs et à m’éloigner de la vie. Mais c’est alors que j’ai vu apparaitre une plante douce dans un endroit où le soleil n’était pas apparu depuis des mois, en sachant que l’hiver allait passer. À ses côtés, j’ai dû admettre que – aussi infernal que soit cet endroit sur terre – les fleurs peuvent y pousser, dans les fissures des murs ou dans mon être.

Pas besoin de beaucoup. D’abord la conviction que le courage et la confiance créent de grandes choses à partir de petites choses. Car d’elles naît la résilience dans l’attente de jours meilleurs. Jours durant lesquels nous expérimentons que chacune de nos actions détermine ce qui se ramifie devant et fleurit dans notre jardin à l’approche des premiers jours du printemps.

Souvent, je ne sais pas comment, je sais seulement qu’il est nécessaire d’oser. Et, si on est honnête, on réalise que cela est possible en rencontrant des inconnus comme nous.
Aujourd’hui, j’ai vu certains de vos visages, j’ai lu vos rêves, j’ai pu partager des moments de vie, ressentir de la solidarité. Vous admirer et vous envier alors que vous luttez pour une humanité qui résiste, dépasse les frontières rouillées de la parole et de la pensée et se déploie dans l’être queer, dans l’amour, dans l’auto-émancipation féministe d’une humanité sans frontières. Ainsi que dans toutes les luttes émancipatrices pour la justice entre toutes les personnes.

Mon temps de parole se terminera bientôt pour aujourd’hui, si nécessaire je me contredirai, surtout s’ils continuent à m’enchaîner, à m’enfermer et à essayer de briser ma dignité par la force.
Car oui, aujourd’hui se pose encore la question d’une procédure constitutionnelle. De la question de comment il est possible que je sois exposée à ces conditions de détention et qu’on cherche à me punir de cette manière humiliante et offensante.

Cependant, ce n’est pas entre mes mains que réside la capacité de changer la situation.
Les autorités allemandes m’ont extradée ne respectant pas leur plus haute juridiction. La Hongrie viole les garanties et le droit européen, démontrant une fois de plus à quel point elle s’éloigne des prétendues valeurs démocratiques. Il ne me reste plus qu’à dénoncer tout cela, à m’y opposer et à faire appel à tout le monde pour en faire de même. Je sais que mon expérience n’est pas unique et j’espère donc que mes paroles parviennent également à toutes celles et ceux qui sont persécutées et emprisonné.e.s pour s’être opposées à l’extrémisme de droite, au fascisme, au patriarcat, à l’exploitation de la nature et des personnes, à la violence structurelles et racistes et à la répression. Pour avoir créé des alternatives pour l’émancipation de l’existence queer et pour une vie digne pour toustes.

Et à toustes les autres, je tiens à exprimer ma sincère gratitude d’avoir pris le temps de m’écouter.

Maja

[1Rassemblement fasciste qui célèbre chaque année la défaite de l’armée Rouge face aux nazis.

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