Abolir la famille

M.E. O’Brien

paru dans lundimatin#408, le 18 décembre 2023

Ceci est un extrait tombé du camion des éditions la Tempête, issu de leur dernière publication : Abolir la famille de M.E. O’Brien. Dans ce livre, l’autrice retrace la longue histoire des luttes menées pour dépasser le cadre de la famille privée. Elle décrit l’évolution de la politique familiale du capitalisme racial dans les villes industrielles d’Europe, les plantations esclavagistes et la frontière coloniale de l’Amérique du Nord, à travers l’essor et le déclin de la famille construite autour de la femme au foyer. Cette partie intitulée « Famille blanches, Nations blanches » aborde la question de l’esclavage dans le contexte du sud des États-Unis où le régime familial a joué un rôle central, que ce soit du point de vue des attaques visant à anéantir les liens familiaux autochtones et noirs ou du point de vue de la consolidation du modèle familial nucléaire blanc, centré sur la propriété.

Familles blanches, nations blanches

La construction nationale autour de colonies de peuplement aurait été impossible sans le concours des familles. Les hommes, issus soit de la bourgeoisie soit des classes ouvrières d’Europe, représentaient la plus grande partie des effectifs de l’expansion coloniale. Ils composaient les équipages des navires d’exploration navale, formaient les rangs des armées impériales, servaient dans les bureaucraties coloniales et constituaient les corporations qui se livraient à l’exploitation et à la spoliation des colonies. Les hommes étaient souvent les premiers et principaux colons des nouvelles frontières. Mais les élites avaient bien compris que la construction de nations de colons allait nécessiter plus que cela. Partout où les empires tentèrent d’établir de manière permanente de vastes colonies blanches, ils eurent recours aux familles. Les femmes et les enfants blancs contribuèrent puissamment à faire des postes avancés de la Frontière des villes durables et de ces villes de véritables nations.

En 1842, à l’occasion d’un débat sur un projet de loi fédérale visant à soutenir les colons blancs en Floride pendant les guerres séminoles, le sénateur Samuel Stokely déclara : « La présence des familles lierait les colons à la terre [1]. » Il exprimait à voix haute une réalité qui restait généralement implicite : une installation à long terme nécessitait la présence de familles blanches. La promotion du mariage était une préoccupation constante des administrateurs coloniaux nord-américains. Ainsi, les Canadiens ont-ils défendu de manière particulièrement fanatique le mariage blanc légalement codifié et à vie, considéré comme un antidote aussi bien aux arrangements familiaux hétérogènes propres aux peuples des Premières Nations qu’à la misère que répandait selon eux le divorce américain. La prédominance d’hommes célibataires exerçant la profession d’exploitants agricoles était perçue par les élites comme une menace sur la construction de la nation. Sarah Carter écrit : « La “fièvre” du mariage a été encouragée par les dirigeants politiques, législatifs et religieux du Canada de la fin du xixe siècle, qui considéraient la perpétuation d’un modèle de mariage particulier comme essentiel à la stabilité et à la prospérité futures de la nouvelle région [2]. »

Les États-Unis et le Canada élaborèrent un ensemble de lois et de politiques encourageant la formation de familles de colons blancs [3]. Les deux nations cherchaient à favoriser les exploitations agricoles occupées par des propriétaires blancs sur leurs frontières plutôt que de laisser la terre exclusivement entre les mains de grandes entreprises ou d’un petit nombre de riches propriétaires fonciers. Le Homestead Act (loi sur la propriété fermière) adopté par les États-Unis en 1862 redistribua aux colons les terres saisies au cours des guerres contre les nations amérindiennes. La loi accordait deux fois plus de terres aux couples mariés qu’aux hommes célibataires. Au Canada, le Dominion Lands Act (loi sur les terres fédérales) allait encore plus loin en interdisant l’attribution de terres aux femmes célibataires. En 1910, Frank Oliver expliquait que pour rendre l’occupation d’une terre plus efficace, « il ne devrait pas y avoir une seule femme dessus, ni même un seul homme, mais il devrait y avoir à la fois l’homme et la femme afin que la concession de terres puisse être pleinement avantageuse pour le pays [4] ». Du point de vue des colons et de leurs administrateurs, « la famille nucléaire patriarcale […] est la base de la société [5] », écrit Sara Carter.

Les femmes blanches ont ainsi joué un rôle essentiel tant du point de vue du travail pratique qu’impliquait la colonisation que du côté de la justification de la violence anti-autochtone. Les récits de « déprédations indiennes » à l’encontre des femmes blanches servaient d’arguments à la politique fédérale de soutien militaire aux colons. Les journaux américains et canadiens livraient avec force détails des récits atroces de femmes blanches violées et assassinées par des Amérindiens. Ces comptes rendus médiatiques instrumentalisaient la violence subie par les femmes blanches pour en appeler à une présence militaire étendue et constante, légitimer de nouvelles attaques armées contre les Autochtones et diaboliser les peuples des Premières Nations. Ce type de stratégie militaire a contribué à consolider et à étendre les frontières de ces nations de colons.

De même, l’esclavage dans les Caraïbes et les colonies américaines commença sous la direction d’hommes blancs, séparés de leurs familles, qui dirigeaient des plantations agricoles où travaillait une main-d’œuvre composée d’Africains réduits en esclavage. Cependant, au fur et à mesure de l’évolution de l’économie esclavagiste américaine, les familles de colons devinrent toujours plus essentielles à la perpétuation de l’esclavage. Au xixe siècle, les femmes blanches jouaient un rôle administratif central dans l’administration des immenses plantations de coton et de tabac qui dépendaient du travail des Africains asservis. Elles supervisaient l’intendance des ménages et participaient à la gestion agricole. Elles possédaient, achetaient et vendaient directement des esclaves tant que l’esclavage resta en vigueur aux États-Unis [6].

Aux États-Unis, la culture populaire comme celle de l’élite entretiennent depuis longtemps une étrange obsession romantique envers les familles blanches de propriétaires du Sud. Malgré leur dépendance vis-à-vis du marché et leur participation à l’économie de la dette et de l’investissement, les familles blanches et riches propriétaires d’esclaves se considéraient souvent comme semblables à l’aristocratie de la vieille Europe, incarnant une civilisation traditionnelle antimoderne. Les femmes blanches du Sud, typiques de la famille de propriétaires blancs, furent longtemps au centre d’une sorte de culte américain de la féminité. Les jeunes filles en particulier étaient représentées comme des emblèmes de pure vertu exposés à la menace de la masculinité noire et de la modernité venue du Nord. La défense de la féminité blanche et de la famille blanche fut utilisée comme arme idéologique pendant la guerre de Sécession, puis contre la Reconstruction noire, avant de servir d’alibi aux campagnes de terreur raciale des lois Jim Crow. Deux des films américains les plus plébiscités réalisés avant la Seconde Guerre mondiale – Naissance d’une nation (1915) et Autant en emporte le vent (1939) – sont des plaidoyers à la fois romantiques et racistes en faveur de la défense de la féminité blanche du Sud et de la famille blanche par le biais de la violence suprémaciste blanche.

En Amérique du Nord, les familles blanches de colons et celles qui étaient propriétaires d’esclaves étaient les unes comme les autres définies par la propriété. À l’instar des familles bourgeoises industrielles d’Europe analysées par Marx et Engels, elles consolidaient des normes fondées sur la propriété, établissaient et prolongeaient des systèmes de domination sociale. L’abolition de l’esclavage aux États-Unis nécessita une guerre civile massive et meurtrière, rendue possible par l’insurrection de masse des esclaves eux-mêmes. Cette rébellion anti-esclavagiste impliquait une attaque tous azimuts contre la famille blanche du Sud fondée sur la violence, la propriété et la domination. La guerre de Sécession peut compter parmi ses acquis l’élimination temporaire de la base matérielle de la famille blanche propriétaire de plantations. La contre-révolution menée par la classe des propriétaires d’esclaves à la fin de la Reconstruction noire ne tarda pas, basée sur la réaffirmation de la famille blanche propriétaire et la valorisation de la féminité blanche [7].

M.E. O’Brien.

Abolir la famille. Capitalisme et communisation du soin (Éditions la Tempête, 2023).

Photo : Vivien Leigh et Hattie McDaniel dans Autant en emporte le vent (1939) – MGM.


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[1. Cité dans Laurel Clark Shire, The Threshold of Manifest Destiny : Gender and National Expansion in Florida, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2016, p. 144.

[2. Sarah Carter, The Importance of Being Monogamous : Marriage and Nation Building in Western Canada to 1915, Edmonton, University of Alberta Press, 2008, p. 22.

[3. Richard Phillips, « Settler Colonialism and the Nuclear Family », Canadian Geographer 53, n° 2, 2009, p. 239-253.

[4. Sarah Carter, The Importance of Being Monogamous, op. cit., p. 78.

[5. Ibid., p. 75.

[6. Stephanie E. Jones-Rogers, They Were Her Property : White Women as Slave Owners in the American South, New Haven, CT, Yale University Press, 2019.

[7. Voir par exemple Glenda Elizabeth Gilmore, Gender and Jim Crow : Women and the Politics of White Supremacy, 1896-1920, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1996 et Sarah Haley, No Mercy Here : Gender, Punishment, and the Making of Jim Crow Modernity, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2016.

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