AU PAYS DU KOTÉ

Une lecture du Retour à la parole sauvage de Monchoachi
Natanaële Chatelain

paru dans lundimatin#387, le 12 juin 2023

Les textes de Monchoachi rassemblés et publiés aux éditions lundimatin, apportent avec eux des lancers de pensée-vivre, des alertes pour remettre les yeux en face des trous, la parole au corps, et dire la précarité de l’expérience comme une chose vaste, précieuse.

Le livre s’ouvre par un texte qui interroge le projet de l’Occident dans son acharnement à s’imposer par intégration et résorption des variétés multiformes (seules aptes à rendre le monde autre et vivant). Le Même y domine et colonise en imposant sa Raison dans l’Histoire et faisant passer toute résistance pour un état d’inculture. Dans ce réductionnisme satisfait et totalitaire, une maladie s’installe, progresse. La marchandisation du monde exacerbée par les langages technologiques en est la forme actuelle, s’immisçant dans chaque détail du quotidien, et faisant de chacun un collaborateur actif par sa seule docilité à consommer et à se conformer aux règles dictées. « Le désert croît », emportant tout ce qui permet à la vie de se refaire. Une frénésie gagne celui qui entre dans le cercle du Même (l’Unique comme mesure abstraite qui n’a pas de corps), lui masquant alors « la dégradation-désintégration de lui-même conjointement à sa parole mise en miettes ». Le pire, c’est cette « jubilation à sa propre mutilation », cette ivresse dans l’hybris. Ceux qui y résistent sont ceux qui portent en eux leur finitude, leur propre centre de temps ouvert au « jeu », « autrement dit un mouvement en lequel chacun préserve l’espacement qui lui est propre à l’intérieur duquel précisément, il va jouer ». Ceux qui gardent vide la place du pouvoir, refusent de troquer « leur disponibilité à exister » pour un semblant d’immortalité promise à l’intérieur d’un programme dont la force est de retirer la vue « des phénomènes ayant conduits à l’amputation des mondes vraiment vré », tant ces phénomènes eux-mêmes nous ont peu à peu façonnés, tant on s’y est conformés, tant on a intégré la « sensure » qui s’exerce ici (mot inventé par l’écrivain Bernard Noël pour dire le rapt, la privation de sens diffuse qui opère partout en assassinant l’expérience sensible). Nous y sommes tout entiers enclavés, connectés.

Quelles infrastructures nous dirigent, nous conditionnent à reproduire les toujours mêmes schémas de pensée, d’action, obéissants aux mots d’ordre d’une logique qui ne reconnaît qu’elle-même et n’authentifie que sa seule lecture des choses ? Comment quitter l’engrenage de « l’identique » (menm’-pareil), qui sévit et se reproduit à travers les conquêtes, le progrès, le règne de la technologie ? Comment s’en décaler, faire un pas de côté, et se mettre à parler dans la mémoire du poème comme trace d’une parole non suffisante, hors compétition, qui inquiète, résiste à toute assimilation. Une parole dont le propre (l’en-même) s’inscrit d’emblée dans un monde de relations sans surplomb, et non dans la définition d’un Homme générique, figure centrale et toute puissante, mue par sa seule volonté de tout asservir. Cette parole vulnérable, boiteuse, radicale, Monchoachi, poète et philosophe martiniquais, la nomme « vivre dans beauté ». La beauté comme lieu (« koté » en créole) du vif, du monde-là – « lieu-oui » trouvé dans sa géographie vivace, porteuse de désengorgements, de désaplatissements, de rencontres inlassables, d’altérité farouche. La parole ouvre ici sur la dialogicité : épicentre approché des strates vitales, plurielles, qui traversent le monde et le soutiennent.

La ligne hérissée qui ouvre le livre pose les choses de façon directe. L’unilatéralité du pouvoir tel que l’Occident l’a imposé, est inconciliable et incompatible avec le monde vivant. Elle est grosse d’une puissance de haine qui aboutit à la négation de toute altérité et par là-même de toute vie sensible. Ce qui s’exprime par un racisme démesuré, est ici replacé, non comme « simple affaire imputable aux individus pris isolément », mais au fait d’une idéologie qui prend le pouvoir et massacre toute parole qui interfère dans cette réalisation du même comme semblable appliquée à tout. La progression de ce mode de pensée à travers différentes catégories (qui souvent cachent mal l’usurpation du sens) : « humanisme », « universalisme », « progrès », « démocratie »… n’a cessé de se propager jusqu’à atteindre une force colonisatrice sans précédent avec la pensée technocratique et l’éclatement induit par la numérisation du monde. A présent, pas un endroit qui ne soit touché – et c’est l’affaiblissement de la biodiversité, le contrôle généralisé, l’accumulation des produits en même temps que leur obsolescence programmée, la criminalisation des résistances…

En lisant le texte qui ouvre le livre, d’abord s’est levé devant moi comme un panorama. Un panorama semblable à celui dont il est fait mention dans certains récits : ce moment où, avant de mourir, tous les événements de la vie seraient présents dans une simultanéité inquiète, ou encore, défileraient dans une histoire à rebrousse-poil laissant voir les strates enfouies, les appels d’air, les résistances souterraines – préhistoire toujours à vif, mais recouverte, disloquée, mutilée, oubliée.

Reprendre à partir de là, relire et relier de façon inédite, hérétique, non en suivant le courant de l’histoire consignée des vainqueurs, de la Raison unique, mais en rassemblant les miettes chargées de leur caractère indomesticable, non-quantifiable. Quand « ...ce franchissement des abîmes qui nous séparent d’autres réalités fait partie du dialogue de la compréhension. » (H. Arendt).

C’est une autre pesée qui se met alors en mouvement et vient inquiéter l’autorité rigide du pouvoir, le déterminisme des « ça va de soi », du « tout est écrit d’avance », des « pas d’autres alternatives »….

Quelles images se sont donc levées dans ce panorama qui soudain m’a saisie en lisant, un panorama où l’homme n’est plus placé au centre comme « maître et possesseur de la nature », ni réduit à une vision occidentale réduisant l’humain de l’homme à « un animal rationnel »... Ce qui m’est apparu, ce sont deux choses. D’abord, le ravage de cette idéologie destructrice du Même comme seul Référent. Son autorité s’appuie sur une soi-disant objectivité qui cache mal une falsification majeure. Ici, l’histoire condamne partout l’objet dont elle parle à ne plus parler. Elle place chacun comme spectateur. L’objet est tout entier soustrait au devenir. Ainsi, la culture historique inculquée demande à celui qui la reçoit de ne pas s’inquiéter de ce qu’il est lui, de son « en-même ». Cela conduit à un reniement dévastateur du soi vécu riche seulement de ses « diffèrements » répétés, multiples, drus, sans cesse réactivés dans « l’acceptation charnelle de la vie ». A la place règne le Référent inculqué, celui de la représentation imposée, univoque – cercle dont tous les points n’existent que sous l’emprise de l’identique : l’autre n’y a de place que comme son autre – l’altérité est perdue. Ainsi sont récupérées, réduites et travesties, les dissidences (négritude, créolité, etc.). Les institutions (l’école, l’État) dont se dote l’assimilation (forme sournoise et aboutie du racisme), inculquent une normalité qui expulse automatiquement et exclut comme impropre, tout ce qui échappe à son formatage. L’exclusion a lieu, soit par intégration à un modèle unique où la différence n’est accordée que sous-conditions de voir les bénéfices revenir à celui qui en autorise et dessine le cadre hors-sol, soit en rendant la voix de l’Autre aphone, privée des lieux qui lui permettaient de résonner.

L’histoire des vainqueurs se donne donc à voir sans fard à travers le dispositif de l’Identique et ses ravages dans tous les domaines de la vie. Son univocité assourdissante nous rend incapables de reconnaître nos erreurs. L’histoire totalitaire se propage et l’assimilation qu’elle impose se retrouve avec une force décuplée dans les langages technologiques qui sur toute la surface de la terre, nous asservissent un peu plus à son ordre. Un ordre où tout est pré-formaté, si bien que la possibilité du « oui » ou du « non », laisse feindre une possibilité de choix, mais ne révèle, en fait, que l’indifférence de la réponse qui, dans les deux cas, ne fait que valider l’intégration au système.

Loin de ce jour qui ne tolère aucune nuit, lève un autre récit où le partage du sensible est mémoire ouverte sur le devenir illimité des signifiants : quand « dire le nom, c’est commencer une histoire », quand le parler-poème se met à bruire. Ici, place est donné à l’en-même, où se creuse l’appartenance à une autre histoire. Le retour à la parole sauvage ne ramène pas à l’origine du langage, mais à un lieu d’invention où la langue recommence (se remémore aussi, mais loin des commémorations). Il ne s’agit pas de posséder, de définir, mais d’ouvrir sur un excédent, sur un débordement où le sens, ce n’est jamais un discours, mais ce qui advient sans définition préalable. C’est une parole qui passe par des points singuliers de présence, par une finitude qui ne ferme pas, mais s’abouche à du devenir et l’incarne, lui donne corps. Le parler-poème est un koté éti, un « écart où » les termes se mettent à frémir, à sortir des représentations déjà prêtes du monde domestiqué. Il vient penser dans un foyer de relations et ce foyer est un mot nouveau pour penser. C’est à cela que Monchoachi nous invite. Les mots ne sont pas ici une information qui s’ajoute à une autre. Ils suspendent, déplacent le sens. La question du poème ne se limite pas à la poésie dans sa forme reconnaissable, identifiable. C’est très proche de ce courage dont parle W. Benjamin, le courage comme « un don de soi au danger qui menace le monde ». C’est une attention à la vie sensible partout menacée.

Qu’il y a un bâillement entre soi et le monde, un suspens, une écoute. C’est là que le langage prend vie, dans cet espace où du jeu peut s’inscrire. Je pense ici à l’énigme des trois moitiés telle que l’énonce le poète guatémaltèque M. A. Asturias : « la troisième moitié » n’est ni la chose elle-même, ni ce que l’on saisit d’elle, mais le tiers secrètement inclus où le monde redevient infini.

Et voilà que des échos surgissent. Cette parole qu’approche et fait entendre Monchoachi, on la retrouve partout où l’espace dialogique a été respecté : laisser une place à l’autre, aller dire et se dire au cœur et au risque d’une altérité sans laquelle n’arrive que la perte de l’expérience du temps, l’incapacité à exister, à se mettre dans le « où » – à « s’y-nouer » pour reprendre un verbe forgé par Dante : « indovarsi ». Non pas prendre la place, mais incarner.

Dans le panorama évoqué plus haut, je vois une déchirure. Les paysages bitumés, le monde connecté et son accroissement illimité, gros de son autodestruction, se fragilisent. Dans cette faille, je me laisse glisser. Me revienne alors en mémoire des friches traversées, comme des échos suscités par le texte de Monchoachi. J’aperçois la figure de Dostoïevski… Dostoïevski alors qu’il lit Hegel en Sibérie et fond en larmes, pour reprendre le titre d’un livre de László F. Földényi. Dostoïevski, quand après quatre années de bagne, il est envoyé comme simple soldat à Semipalatinsk dans le sud de la Sibérie. C’est là qu’il prend conscience avec stupeur de l’horreur d’une histoire dont il sait être victime, mais qui ignore son existence. Sa souffrance passe inaperçue, pire, elle ne sert à rien dans la roue de la Raison dans l’histoire qui broie tout ce qui lui est étranger. Ainsi, « lorsque l’individu ressent vraiment le poids de son existence, c’est comme s’il tombait hors de l’histoire », en même temps de cet exil, il reçoit un poids redoublé, celui d’une « outre-histoire », celle de la souffrance occultée. Un retournement s’opère. L’individu s’arrache au récit qui l’invisibilise et l’étouffe, pour se faire témoin de l’oublié. Il s’évade d’une philosophie uniquement fondée sur la rationalité autosuffisante, il se déprend d’une civilisation qui occulte ce qu’elle nie pour se justifier, après être tombé en sanglots face aux affirmations de Hegel qui dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire énonce : « Il faut ôter d’abord la déclivité septentrionale, la Sibérie. Celle-ci ne nous intéresse pas ici. La morphologie du pays n’est pas propice à une culture historique ou à devenir un acteur particulier de l’histoire. » Ou encore, le même toujours, lorsque dans La Raison dans l’histoire, parlant de l’Amérique du Nord, il la présente comme le lieu vide d’une histoire vacante, un espace de « nature » sans esprit et « qui devait par conséquent s’effondrer au premier contact avec l’esprit. » Logique brutale qui souffle, arase dévaste, sous couvert de nécessité rationnelle, tout espace autre de culture et de connaissance. Quand la mesure abstraite, fantôme, recouvre le « lieu-oui ouvert de la terre », « côté pou mailler, pou marier » dit Monchoachi. Le lieu du corps dans sa différence inscrite, l’idiome qui porte sa propre mesure.

Le panorama se détaille encore, des « échardes » de temps y sont plantés pour interrompre l’enchaînement préétabli. Mains négatives et leurs accents sur la paroi rugueuse, voix éparses qui appellent une écoute passionnée pour être entendues, images chargées de leurs possibilités et de leurs dons. Et la poésie est ici un don, parce qu’elle est d’emblée suspension de toute explication, elle ne parle que donnée par les voix auxquelles elle vient répondre. « Ba mwen di-ou, donne-moi (te) dire et donne-moi ton dire. » C’est le parler-donner créole (yo palé ba-ou) dont parle Monchoachi : cela dont le parler (est de) donner la présence, et qui se dit aussi « beauté », non pas une information sur les choses, mais une expérience, une façon de libérer la vie.

Une vérité peut alors se dire qui n’exclut pas la multiplicité des points de vue – une multiplicité qui au contraire l’affecte, la suscite, la féconde. « Il est difficile de dire la vérité, car il n’y en a qu’une, mais elle est vivante et a par conséquent des visages qui changent avec sa vie », écrivait Kafka. Elle est une, mais de manière telle que notre connaissance est d’autant plus vraie qu’elle est différenciée et en mouvement. De là deux manières conjointes de la manquer : la tenir pour une, en opposition au multiple, ou opter pour le multiple extérieur à la vérité. En évitant ces deux écueils, alors ce qui arrive, ce n’est pas la relativité, mais une relationalité sans point d’arrêt – géographie en archipel. Ce n’est pas une relation établie de l’extérieur dans un discours surplombant, mais le rapport mystérieux entre les choses qui libère une parole enfouie. Chacun est impliqué de là où il est.

Les échardes pénètrent et s’interpénètrent, elles creusent des galeries de résistance, loin des chemins balisés, des tentations de devenir courtisan pour obtenir du pouvoir. Elles sont des paroles qui alertent. Et maintenant, dans le panorama qui s’agrandit encore, c’est Péguy que je distingue, pointant le fait que nous avons inventé l’idolâtrie des païens parce que notre forme d’esprit est idolâtre. Il parle d’une « faute de mystique » dans l’Occident, laquelle se situe pour lui à la jonction du paganisme et du christianisme : “Pour expliquer un tel désastre, un désastre mystique, un désastre de mystique, il faut qu’une faute de MYSTIQUE ait été commise.” Face à ce constat, il s’agissait pour Péguy de renouer avec le mystère du paganisme. Au-delà de l’opposition du chrétien au païen, il y a un troisième terme : l’inchrétien. Ce qui est inchrétien, c’est qu’une certaine religion chrétienne ait refusé de retrouver ses sources dans le paganisme entendu comme cette haute figure de l’habitation sur terre. Au sein même de la culture occidentale, existent ces poussées qui refusent la suffisance, s’en évadent, tentent de refaire les liens vitaux où la terre peut respirer.

« Divers sont les hommes et divers les parlers,
et nombreux les noms qui ont convenu à un seul amour.
Divers sont les parlers et divers sont les hommes,
et nombreux les noms qui conviendront à un seul amour ».
S. Espriu, La Peau de taureau

Monchoachi s’enquiert d’imaginer ce que l’histoire aurait pu être si cette vision païenne d’habiter la terre dans ses résonances multiples, n’avait pas été radiée, étouffée. Une façon d’habiter qu’il vient faire entendre à travers sa persistance farouche et obstinée.

« Les voix qui parlent au loin
Sont la mer
Elles parlent au loin
S’enracinent et mûrissent
Dans le vent »
Monchoachi, l’Espère-Geste

A Paris, le 4 juin 2023
Natanaële Chatelain

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