À propos d’un usage actuel du mot « terrorisme »

Anton Skiá
[Ruines #2]

paru dans lundimatin#387, le 12 juin 2023

Tout ce qui s’oppose intensivement, fermement, radicalement, à la domination rationnelle que ce monde exerce sur nos possibilités d’existence est désormais qualifié par ses laquais politiques et médiatiques de terroriste. Cela serait amusant si la situation n’était pas aussi déglinguée ; à moins que ce ne soit bassement absurde à défaut d’être proprement inquiétant. L’époque est trouble comme le ricanement d’une bête servile, qui voit des lois anti-terroristes déployées afin d’empêcher la tenue de manifestations dont le seul tort serait d’être bruyantes.

« À l’heure où l’on se met à parler vraiment, on croirait qu’on va rompre un silence sacré. Dans sa chambre, à sa table, on se sent travailler comme aux préparatifs d’on ne sait quelle action terroriste, manipuler de l’explosif : au risque d’ailleurs de sauter sans avoir eu le temps de sortir de sa chambre, comme il arriva si souvent. Bien entendu, ce terrorisme est théorique, littéraire même si l’on veut. Mais c’est bien tout de même une entreprise terroriste que celle dont le but est d’imposer une vue selon laquelle une situation pourtant vécue par un grand nombre est invivable. Le terrorisme pratique consiste à faire arriver dans la réalité les conséquences idéales d’une situation. La preuve que la situation n’est pas vivable peut toujours être vue alors dans l’existence du terrorisme lui-même ; il est probant à lui-seul. »
Dionys Mascolo, Le Communisme

« Je refuse de céder au terrorisme intellectuel de l’extrême gauche qui consiste à renverser les valeurs : les casseurs deviendraient les agressés et les policiers les agresseurs. Je redis mon total soutien et mon admiration aux policiers et gendarmes. Ils sont les filles et les fils du peuple, font un travail difficile et nous protègent. »
Gerald Darmanin, Le journal du dimanche, 1er avril 2023 (sic)

« (...) il est logique que, dans notre république, l’on puisse exprimer démocratiquement toutes les idées, mais la démocratie ne saurait tolérer une expression radicale et violente. Nous ne la tolérerons pas ! Tous les services de police et de gendarmerie sont mobilisés à cette fin ! »
Michèle Alliot-Marie, Journal Officiel, 13 novembre 2008

« (...) dans la situation actuelle, face à la montée d’une nouvelle période révolutionnaire, c’est le pouvoir même qui, dans sa tendance à l’affirmation totalitaire, exprime de façon spectaculaire sa propre négation terroriste. »
Section italienne de l’I.S., Le Reichstag brûle-t-il ?

Tout ce qui s’oppose intensivement, fermement, radicalement, à la domination rationnelle que ce monde exerce sur nos possibilités d’existence est désormais qualifié par ses laquais politiques et médiatiques de terroriste. Cela serait amusant si la situation n’était pas aussi déglinguée ; à moins que ce ne soit bassement absurde à défaut d’être proprement inquiétant. L’époque est trouble comme le ricanement d’une bête servile, qui voit des lois anti-terroristes déployées afin d’empêcher la tenue de manifestations dont le seul tort serait d’être bruyantes. Subsiste néanmoins une évidence : si il existe, pour le pouvoir et ses journaux, un terrorisme écologique, ou un terrorisme gauchiste (pour reprendre les deux principaux épouvantails aux atours mités du moment), il n’y a et jamais n’y aura dans la bouche des discoureurs spectaculaires de terrorisme économique (pour prendre le seul et unique dogme qui détermine ce monde).

Personne n’en sera surpris. Tout ce qui se donne à voir, et à entendre, dans le monde médiatiquement retranscrit, doit constamment être envisagé comme un gigantesque agencement de brutalité politique. Et puisque le langage est à la fois l’outil de la domination et le support dominé, tout se passe comme si le simple usage du terme « terrorisme », du stigmate « terroriste », devait provoquer chez ceux qui l’entendent une terreur irréfléchie, une vague de panique semblable à celles qui régulièrement, en de noirs vendredis, emportent les foules consuméristes dans les braderies de la marchandise immaculée mais au rabais des grandes surfaces.

Les mots faits pour terrifier sont l’usage d’un pouvoir terrifiant ; et toujours l’histoire se répète (« la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce »).
L’histoire policière, outre qu’elle avance à la façon d’une unité de CRS se repliant, à reculons, ajoute à cela la tare du bégaiement sénile.

Ainsi, en mai 68, Fouchet avait-il sa pègre, « chaque jour plus nombreuse », « qui sort des bas-fonds de Paris et qui est véritablement enragée, dissimulée derrière les étudiants ». [1] Et Marcellin, peu après, s’inventa une internationale de la subversion – modèle similaire, mais échelle décuplée. Plus récemment, suivant les conseils d’un flic médiatique, Alliot-Marie se focalisa sur une épicerie associative de la montagne limousine, avec un succès des plus tonitruant – pour ses ennemis. C’est désormais au tour de Darmanin, fort de l’expérience de quelques-uns de ses récents prédécesseurs en matière de ZAD, de cortèges-de-tête et d’ultra-jaunes, de réactiver la fiction des terroristes intello-gauchistes et, à la manière d’un Pasqua ayant rétréci au lavage, de souhaiter les terroriser. Ou, pour employer un langage plus en phase avec l’époque : de purger ce vaste système d’hygiène sociale qu’est la démocratie du bacille révolutionnaire, nommé selon l’humeur gauchiste, extrême-gauchiste, islamo-gauchiste (des adeptes du situachiisme ?), anarcho-autonomiste, ultra-gauchiste, ultra-jaune, etc.

Faisons simple. Darmanin est la farce d’une farce déjà jouée. Mieux : il est son propre dindon ; puisque tout un chacun rit de ses pauvres subterfuges, et de chaque nouvelle prise de parole où un peu plus l’enfonce cette impudence qu’il hérita de son maître Sarkozy.

En cela, pour qui désire étudier le chêne étatique dans toute la robustesse de son tronc, l’étendue de ses branches et les masses de son feuillage, le gland Darmanin, bien que ne présentant en-soi guère d’intérêt, demeure une illustration fort édifiante de la bêtise crasse qui, plus que pour tout autre maroquin de notre chère république, conditionne l’occupation du fauteuil de ministre de l’intérieur. Et que ce fauteuil bien souvent soit envisagé comme un tremplin dans l’accession aux fonctions suprêmes, suffit à instruire quant aux qualités humaines présidant à l’exercice politique.

Mais les instructions à ce sujet n’ont jamais véritablement manquées ; et toutes ne font que confirmer un jugement qui tient déjà de la banalité, et n’a pourtant jamais rien fait vaciller.


Debord écrivait, dans ses Commentaires : « cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. » Et ajoutait : « L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative » [2]

Le pouvoir s’accroche à cette certitude : le peuple est un enfant qui se dresse à coups de récits. Certains, et ce sont d’eux dont ce monde est le plus fier, tracent la voie du progrès, de la performance, du dépassement, tandis que d’autres, plus vulgaires, se réduisent à un petit théâtre d’ombres menaçantes où quelques marionnettes bouffées aux mites se font secouer : criminels nihilistes, asociaux sanguinaires, conspirateurs cosmopolites, tous travaillant au démembrement de la nation, donc à la ruine de son peuple.

Ainsi l’emploi du mot « terrorisme » a-t-il toujours eu pour fonction de stupéfier, c’est-à-dire de couper la chique, avec une certaine pesanteur et bien peu de matière.

Mais si l’État a une grande expérience de ces procédés, ôtant régulièrement la parole à qui lui déplaît, voire coupant le souffle à toute une population sous prétexte d’un état d’urgence sanitaire (l’on vit alors un virus se retrouver fiché S), sa dernière manœuvre scénaristique a au contraire agit comme un retour de flamme. Ceux qui devaient se trouver terrifiés ne le furent pas, mais bien plutôt retroussèrent les lèvres, commencèrent à montrer les dents ; prouvant par là même que le stigmate était contagieux et qu’à condamner par la parole une poignée de soi-disant agitateurs, c’était à l’ensemble des agités que l’on s’en prenait.

Et les agités, en cette étrange période de tremblement social et politique, ne manquent pas à l’appel ; nombreux même sont ceux qui, se radicalisant, en viennent à faire mentir les strictes catégories classistes et ravivent le vieux mantra : la plèbe est partout.

En somme, le Pouvoir, antique maître d’œuvre des opérations poliorcétiques, se trouve désormais encerclé par la multitude qu’il prétendait jusqu’alors régenter.

Il ne lui est plus loisible de feinter ; le voile est tombé, l’autocratie est nue.

Gare à la justice seigneuriale quand le château brûle !

Mais cela se sait largement, et pour les moins attentifs des citoyens depuis le mouvement des Gilets Jaunes, que le maintien de l’ordre est affaire de terreur. Terreur physique et mentale, policière et judiciaire, médiatique et politique. Et c’est l’archange de la terreur lui-même (car c’est de cette belle terreur républicaine, avec sa guillotine flambant-neuve, que nous vint le terme de terrorisme), c’est Saint-Just, dans son discours du 9 ventôse an II (26 février 1794), qui nous prévient : « La conduite de nos ennemis nous avertit de nous préparer à tout, et d’être inflexibles. »

Cela se constate régulièrement, à chaque embrasement du pays. Le pouvoir se veut inflexible et nous manquons de dureté, si ce n’est d’audace. À ne bordéliser qu’à moitié, nous creusons notre propre tombeau.

Et dans un autre de ses discours (dans son Rapport sur les personnes incarcérées plus précisément), Saint-Just nous dit encore : « Insensés que nous sommes, nous mettons un luxe métaphysique dans l’étalage de nos principes, et les rois, mille fois plus cruels que nous, dorment dans le crime. »

Avons-nous peur de tenir tête ? De mordre cette main qui distribue friandises et vexations, et plus souvent frappe qu’elle ne flatte mais toujours humilie ? Avons-nous peur d’à notre tour terroriser ce qui nous terrorise ? Les histoires à donner la chair de poule que ne cessent de ressasser les porte-paroles de l’actuelle lacrymo-cratie française ne fonctionnent plus. Tous savent ce que cache ce terrorisme sans attentats ni psychopathologies meurtrières, ce prétendu terrorisme gauchiste, ou écologique, et pourquoi le pouvoir agite ce mannequin en un carnaval funèbre ; car ce sont ses propres obsèques qu’il cherche à masquer.


Alors, puisque diffamer revient à « dire la vérité sur autrui » [3], disons que l’État est terroriste. Disons que Darmanin, Macron et toutes leurs notables quantités de nullités politicardes sont des terroristes à la solde d’un cartel mafieux hégémonique connu sous le nom de Capital. Comme le formulait en 1978 un ouvrier italien devant la porte de son usine : « Écoute, le terrorisme, c’est que je vais entrer dans la boîte et qu’on va m’y garder contre ma volonté pendant huit heures, c’est moi qu’on enlève ». [4]

La vérité du terrorisme est qu’il frappe au quotidien et de façon légale, tout comme la police vient perquisitionner à l’aube celles et ceux qui ont pris quelque liberté avec la liberté républicainement admise, cette peau de chagrin ; tout comme le réveil sonne pour ceux et celles qui, s’en permettant bien peu, s’en trouvent constamment privés.

Ainsi, du terrorisme qui présentement pèse sur nos vies, faudrait-il en faire toute une litanie, ou du moins une énumération, à jamais ouverte, et qui ne trouvera sa fin que dans un refus absolu, c’est-à-dire dans la destruction totale de ce qui nous détruit. Car le terrorisme est tout entier contenu dans le travail ; dans les fermes-usines et les porcheries concentrationnaires ; dans les statistiques de dépressions et de suicides et dans la production de statistique en elle-même ; dans les horizons striés d’éoliennes et d’antennes en tout genre ; dans les courses au supermarché sous les néons de la survie industrielle ; dans la vidéo-surveillance à chaque coin de rue et les panneaux publicitaires tous les dix mètres ; dans l’eau du robinet saturée de pesticides ; dans l’honneur de la police (et l’honorabilité des politiques) ; dans les grands projets de bétonisation et les alter-projets éco-responsables à fort potentiel participatifs ; dans les politiques de répression culturelle visant à divertir les populations subalternes ; dans la traque effrénée, par tous les services stipendiés, sociaux et policiers, des irréguliers, des déclassés, des déplacés ; dans les pauvres psychanalyses de foule auxquelles se livrent les commentateurs médiatiques lorsqu’une émeute éclate ; dans les quantités astronomiques de grenades s’abattant en une assez courte unité de temps sur les-dites émeutes ; dans les interventions du chef de l’État sur tous les écrans de la nation lorsque l’ordre est censément rétabli ; dans le rétablissement de l’ordre ; dans le chef de l’État lui-même ; dans l’État et dans la nation en leur très glorieuse unité : terrorisme sous sa forme la plus pure, forme politique et légaliste, propre sur elle et sale sur les autres.

« Laissons les suicidaires ensevelir les assassins » [5]écrivaient Césarano et Collu. Nous savons depuis qu’il s’agit des mêmes. Suicidaires et assassins sont aux commandes et s’y agrippent. Laissons-les s’y effondrer ; tous les voyants du tableau de contrôle clignotent déjà au rouge. Mais que cela ne nous prive pas de continuer à leur porter des coups, ni de nous organiser afin de ne pas finir comme eux, entraînés dans les retombées, déjà palpables, de leur gigantesque entreprise d’autolyse généralisée.

Car si ce monde n’est plus que ruines, il nous faut encore le ruiner.

* * *

Numéro 2 - Ruines, théorrisme / poièsis / impolitique.
groupe autodissout Anton Skiá


L’éternité du désastre extrait du premier numéro de Ruines est toujours accessible sur lundimatin.

[2G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle

[3A. Bierce, Le Dictionnaire du diable

[4Lotta Continua n°19, cité dans S. Wright, À l’assaut du ciel, p.325 (Entremonde, 2022)

[5G. Cesarano & G. Collu, Apocalypse et Révolution (La Tempête, 2020)

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