L’éternité du désastre

« Rien de décevant ne nous est étranger. »

paru dans lundimatin#335, le 21 avril 2022

« Ce n’est point ma façon de penser qui fait mon malheur, c’est celle des autres. »
Sade, Lettre à sa femme, novembre 1783

I

Plutôt qu’un discours du désastre : désastre du discours. La pensée comme une bête en cage, un fauve malade, traqué, enragé, avec la langue qui n’en peut plus de tourner sept fois sept fois sept fois l’infini dans la bouche. Et surtout, une rupture : nous n’userons d’aucun mot d’ordre. Tout ce qui, jusqu’à présent, fut destiné à contraindre la poigne du pouvoir à se dessaisir des mots, des paroles, des discours, n’a abouti qu’à en raffermir la terrible emprise.

À ce sujet, le silence est impossible. Notre posture s’oppose en tout point à celle du suspect chez Kafka : « S’il s’agissait d’une comédie, il allait la jouer lui aussi. » Et ainsi la rendre valable.
Il n’y aura nulle participation, et nul renoncement.
De même que nous n’acceptons rien, nous nions tout. Nous pensons, parlons, écrivons contre, en un constant ressassement, comme on se cogne aux murs, comme on se heurte aux cognes.
Il faut que le discours enfle comme un mauvais coup, qu’il agace comme une plaie qui saigne, ou qu’il se taise.
L’écriture a ceci de commun avec l’architecture qu’elle consiste autant à édifier qu’à démolir. Mais contrairement à l’architecte, qui est hanté par tous les spectres du pouvoir, qui ne démoli et ne construit qu’afin de leur plaire – et tente ainsi de s’en approprier un peu de prestige – , le scribe n’est habité que par son impuissance, ne tend qu’à la désertion. Celui-ci, qui prit la pleine mesure de l’universel désœuvrement, jamais ne traça la moindre pensée. Afin de ne rien enfermer, afin de mieux disparaître. Et celui-là, qui écrivit des vérités terribles sur l’existence, demanda à son meilleur ami de tout brûler à sa mort.
Il n’en fut rien ; et nous le lisons encore.
Car l’écriture n’est jamais neutre. Constamment elle s’échappe, ou se fait dompter, et se laisse mourir. Ainsi en vient-on à peser les mots. Puisque le travail débute avec les mots ; et que les définitions imposent des fonctions ; et que les fonctions s’ouvrent sur des cassures.
Certains s’emploient à tout replâtrer, constamment, à tout remettre à neuf, harmoniser, homogénéiser.
L’écriture est à l’architecte ce que la force est au pouvoir. Et la phrase est au scribe ce que l’insomnie est au présent. Il n’y a pas d’évidence, seul règne l’incertain.
De même qu’avec la barque apparaît le naufrage, avec le langage apparaît le mensonge ; avec la poésie apparaît l’injure ; avec la production apparaît la destruction. Il y a la belle écriture où les pleins et les déliés s’accordent gracieusement, et celle qui accumule ratures et pattes de mouche, fautes d’orthographe, impropretés de langue, offenses au style.
Avec l’usine apparaît le sabotage.
Ainsi, le malheureux habite la phrase comme l’homme en noir hante un bloc d’habitations vétuste piégé dans des dynamiques d’aménagement. Et sur cet espace à l’abandon, sur ce territoire promis à toutes les combines possibles de la reproduction sociale, l’homme de pouvoir plante ses beaux décors chamarrés, propices à ses petites représentations triomphales.
Ce sont elles, avec nos mots, que nous voulons fracturer.
Sans aucunes certitudes quant au résultat.
Car l’écriture n’appartient pas à celui qui écrit ; elle le fuit, et lui avec.
Ne demeure ici que « l’acte d’un joueur désespéré devenu indifférent à tout calcul » (Grosjean, Clausewitz).
Alors, si c’est d’une comédie dont il s’agit, nous allons hurler à la mort.
Et si c’est un drame, une tragédie, une veillée funèbre, le grincement de nos rires brisera tous les miroirs, jusqu’à plonger dans le vide du regard la mortelle violence de l’absence.
Mais l’on me chuchote : non, c’est une confession.

II

Notre entrée dans le monde s’est fait sous le signe de la dépossession. Discours de l’enfance tardive : aucun jeu qui n’ait été découvert, pratiqué et dépassé avant nous. Les terrains vagues du possible avaient déjà trouvé des bétonneurs compétents pour s’y tailler de belles parcelles de rentabilité. La culture, avec ses centres et ses circonférences, régnait en maîtresse de maison. Oekonomia des sens et des vertiges. Ne restaient alors pour se faire les dents que des marges rachitiques, des brèches malingres ; autant dire des miettes. Dans ce grand bac à sable de la vie larvée, nos territoires d’élection furent des interstices de fatuité qui s’effondraient à mesure que nous prenions conscience de celles et ceux qui, avant nous, y étaient venus, s’y étaient affrontés, avaient bâti des châteaux merveilleux, les avaient vu crouler sous le poids des compromissions.

A chaque époque la même chanson. Une jeunesse perdue rencontre et embrasse l’impuissance de la maturité. Refrain marxiste : la tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur les cerveaux des vivants. Progressivement, la paralysie gagne. Des bribes d’imaginaire s’anéantissent dans la soumission aux impératifs qu’impose la gestion du désastre. Gavés de statistiques, mis à nu par leurs mathématiques même, monsieur et madame Politique (la politique, c’est le spectacle et le bavardage ; le politique, c’est le dispositif rationnel de domination) contemplent leurs décombres sur les écrans du non-vécu. Est laissée aux spectateurs, spectres actants, toute lassitude quant au choix du programme. Les hypothèses sont invariables. La démocratie, devenue ce totalitarisme plébiscitaire que nous connaissons actuellement, débite ses fables et fariboles avec un naturel identique à celui qui voit la mascotte en mousse d’une régie publicitaire s’agiter dans les tribunes d’un stade sportif. Votez dur, votez mou, mais votez dans le trou.
Rien de décevant ne nous est étranger.

L’espèce se perpétue comme enfle une catastrophe. Nous sommes cette humanité nucléaire, divertie, ravie, et bientôt anéantie. Les eaux dans lesquelles nous baignons ont un goût du croupi. Nos regards ne percent plus aucun brouillard.
L’existence prend parfois des airs de longue pénitence, un désert surpeuplé où chacun se heurte à son prochain, en ressort le corps profondément meurtri par un social coupé de toute finalité.
Nous glissons entre des icebergs de solitude, de misère, de folie, avec pour toile de fond une même mort taillée en béton lourd, béton armé jusqu’aux dents, gris comme l’horizon, mais que de malins socio-entrepreneurs culturels végétalisent, street-artisent, re-désirabilisent, afin d’en neutraliser la charge négative. Ils sont à l’individu du quotidien ce que le missionnaire fut à l’indigène. Ils arrondissent les angles, adoucissent la conquête. Leurs mensonges sont ces liqueurs qui nous privent de l’ivresse mais jamais n’atténuent la gueule de bois. Elles rendent possible l’inacceptable.

Ainsi, parcelle après parcelle, les mises en chantier mettent le monde au pas. Afin de ne rien laisser au hasard, ou à l’inertie ; afin de tout convenablement administrer, avec données, calculs et projections afférents. Chaque paysage possède sa grue qui mord le ciel, chaque territoire est engagé dans des processus de valorisation, chaque lieu de savoir a son équipe d’experts, chaque ligne de fuite se fait rattraper par son autoroute.

Ce qui nous informe des malheurs relatifs à notre condition en est aussi la cause principale. Continuellement irradié par des flux d’informations sans valeur, puisque interchangeables et fondamentalement indifférents, nous nous repaissons d’une matière molle où tout s’équivaut : guerres, famines, catastrophes naturelles et/ou industrielles, complots, potins mondains, affaires criminelles, analyses sondagières, météorologie, horoscopes, mots croisés.

Des réponses trompeuses, des solutions parcellaires, travaillent au renforcement des maux. Nous sommes pris dans des situations d’exploitation dont nous sommes nous-mêmes, à diverses échelles, si ce ne sont les producteurs, du moins les diffuseurs. Nous contestons en employant les moyens que visent nos critiques. L’intrication est totale, à la hauteur de nos satisfactions. Partout où se porte le regard, l’absurdité semble immuable.

Dépossédés de tout moyen d’action, de toute volonté propre, il nous semble être comme la flèche attendant son arc, comme la victime attendant sa flèche.

Le désert glacé de la production a gagné à lui tous les territoires existants, physiques comme mentaux. « Il y a des forêts où l’individu se reconnaît comme dans un miroir, et ce sont ces forêts qu’on coupe.  » (Jouffroy) Rien n’échappe à la gangue civilisatrice. C’est un fast-food en Amazonie, des ondes 5G traversant un massif montagneux, un train de satellite qui griffe le ciel étoilé, un sommeil peuplé de songes publicitaires, les désirs décharnés d’associations de consommateurs militants pour leurs droits, c’est une ode au désœuvrement créatif, à l’épanouissement personnel, à la mise en valeur indivirtuelle sur le marché du travail, des sentiments ou de la satisfaction glandulaire, c’est moi pianotant des bribes de texte sur un ordinateur portable, connecté aux massifs montagneux, au ciel déchiré, au désir décharné, à la déferlante du progrès.

De l’autre côté de l’abîme réticulaire, en chacun des revers de chacune de ses mailles, s’accumulent, se complètent, se contredisent, bref : s’annulent, les discours savants.
Gonflés d’une rhétorique aussi riche que baroque, certains rêvent de fermer le monde dans un schéma, dressent des ontologies, se gargarisent de puissance et de pouvoir ; d’autres lâchent les fauves d’une pensée sauvage dans une savane désirante ou radicalisent le concept jusqu’à son point limite, l’annihilant en ses propres termes, le cancérisant par jeu ou désœuvrement ; d’autres encore braconnent quelque fata morgana théorique, utopie florissante, contre-système merveilleux avec l’horizon pour ornière et la réalité comme cauchemar ; mais aucun de ces discours n’admet, n’embrase et ne dépasse ses lacunes et ses excès.
Mise à mort par certains, oubliée dans son cachot par d’autres, la dialectique y fait bien souvent figure de repoussoir.
Nous expérimentons les corpus idéologiques en enfants maudits, fœtus perdus, terroristes mentaux désarmés – puisque les armes de la critique sont, soit passablement rouillées, soit trop belles pour être réelles. Même retapées, revisitées, remises à plat, elles percutent encore à vide dans le silence des bibliothèques d’érudits. Un changement de perspective nous permettrait peut être de les envisager à nouveau comme un mirifique gisement d’explosifs n’attendant non pas son heure mais notre bon vouloir pour détonner ; mais l’absence du langage encore et toujours nous hante et personne, véritablement, ne semble résolu à retourner toutes ces pierres, à retrouver les mèches, à frapper le silex. D’autant que cela ne s’accomplit pas seul, ni même avec une communauté affective triée sur le volet, mais en des instants foudroyant qu’en un mélange de crainte, d’impuissance et de sagesse historique nous nous gardons bien d’invoquer.
Les ruines s’amoncellent à nos pieds et nous nous contentons de déjeuner en leur sein. Ruines rassurantes, ruines culturelles, ruines confortables dans leur inconfort intellectuel.

III

« Il regarda les ruines comme s’il les avaient connues toute sa vie, des ruines qui, comme lui, sont éternelles. »
Michael Moorcock, La défonce Glogauer

C’est un discours qui ne cesse de se répéter, de ressasser le cataclysme vécu. C’est l’éternité du désastre. Présent total, désert infini, cyclique redondance de la forme-ruine.
Dans ses leçons sur la Raison dans l’Histoire, Hegel dit : « Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produit le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l’œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l’histoire risque à la fin de provoquer une affliction morale et une révolte de l’esprit du bien, si tant est qu’un tel esprit existe en nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la vertu, à l’innocence, aux peuples et aux États et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous disons : ’’Il en a été ainsi, c’est le Destin, on n’y peut rien changer’’ ; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. »

Faisant écho à ce discours fameux, Ribemont-Dessaignes écrivait, dans Déjà jadis (1958) : « Je crois qu’on juge valablement une époque passée à ses ruines. C’est-à-dire que toute chose créée ne se connaît bien qu’à sa dégradation, à sa mort, et à la manière dont s’en sert l’univers pour l’incorporer de nouveau à sa propre vie à quoi nous ne pouvons rien. »

IV

Mais les ruines de ce monde ne sont pas notre terminus. Elles sont notre point de départ. Et nous y pouvons quelque chose. Qu’importe si cela vous déplaît. La parousie marxiste n’a pas eu lieu, comme n’a eu lieu aucun autre messianisme du ressentiment et de l’espoir, du chaos et de la joie. Aux couronnes des têtes tranchées, les révolutionnaires n’ont jamais fait que substituer leurs propres épines. « Notre victoire n’est pas venue et ne viendra jamais. Nous subissons d’avance cette peine » écrivait Pierre Naville, encore surréaliste mais déjà trotskiste, dans Mieux et moins bien (1927).

V

Chaque parole brise et fracasse un peu plus ce qui déjà était brisé et fracassé, ajoutant au désespoir l’horreur de l’inéluctabilité.
Même en sa très effroyable conclusion, l’empire de ce monde ne prend pas fin.

VI

Mais c’est ici qu’est le désastre ; c’est ici qu’il faut penser.

Ruines 1

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