À nu

« Le chemin se sépare, il faut choisir »
Natanaële Chatelain

paru dans lundimatin#497, le 17 novembre 2025

Le temps crevé pèse à nos épaules.
Dans nos veines, nos cheveux, nos cellules,
la marchandise et ses déchets s’accumulent –
poussière à l’encolure. Chaque figurant
prend place sur la ligne de départ du rêve organisé ;
les visages sont devenus standards.

Euphémisation du monde jusqu’à sa dissolution...
glissement jusqu’à l’insipide qui gicle
dans la mâchoire des discours.
Tout doit être explicite jusqu’à la dernière goutte du savoir.
L’inconscient, ce travail de la chambre noire,
est jeté en pâture, surexposé en pleine lumière
jusqu’à l’aplatissement des vécus.
Cadence des connexions, excitation nerveuse
simulation du bonheur à plein temps. Et ça nous infecte,
nous pénètre, nous écrase, nous essore.
Démence physique par privation de sens.
Démence spirituelle par privation de sens.
On n’échappe pas au circuit fermé des simulacres,
à l’usine du capital à ciel ouvert,
aux plateformes de l’invivre ensemble.

Tout est inversé. L’enfant blessé regarde la tombe grandir
à l’intérieur de lui. Ses poumons : deux ampoules mortes
qu’aucun air n’alimente.
Arythmie chronique du cœur qui ne supporte plus
le bruit de fond, partout, tout le temps... ça tape sur les nerfs.
Chaque vie est déjà parcourue dans l’oreillette de la dictée,
reléguant au passé les émotions et les pensées,
ces vieux papiers jaunis.
Politique du flambant neuf. Politique des terres brûlées.
Toutes les traces doivent disparaître. On restaure à outrance
pour effacer jusqu’au souvenir de ce qui manque.
Sous la cendre des chemins, un animal aux abois,
gueule ouverte, happe l’air,
mais la cage se referme emportant dans un râle
la vie sauvage qui voulait fuir.

Je cherche les craquelures de l’âge, en vain...
J’ai vu la charnière du vide où l’avant et l’après
ne se recollent jamais. J’habite un terrain miné.
Ici, les statistiques précèdent le gîte et le couvert,
les famines sont repues – gestion de masse.
Contamination des sols et des pensées,
contamination des sols par les pensées.
Le temps d’écrou se met en place.
La flemme nous endoctrine – fil gluant
auquel nos penchants adhèrent. Déjà,
le factice nous remplace Même l’existence des choses
est remise en question dans ce monde sans ombre, arriviste,
vénal, qui piétine la pensée comme une mauvaise herbe.
Le flux des distractions balise l’imprévu, l’adaptation au pire
jugule l’imaginaire. Faire taire pour mieux régner... Déjà,
l’insensibilité est promue au rang des décideurs – visages pâles.

Le chemin se sépare, il faut choisir,
revenir à nos positions d’enfance...
comprendre en multiplicités, en écosystèmes.
Refaire en soi une lenteur inapte, inadaptée,
capable de percevoir la douleur effrayante,
insoumise, insomniaque, la foudroyante,
la voyante douleur – terminaison nerveuse où l’univers frémit...
page d’un poème qu’on assassine
en ne croyant plus qu’à nos propres mensonges.
Nos vies s’enkystent dans un destin de synthèse,
je tire une flèche pour en pour fissurer le décor.
La flèche, c’est la blessure vive, brûlante – bête fauve,
double féminin – une force capable de souffrir pour plus que soi.
Le langage vient boire au fond de cette gorge aride les mots tus.
J’entends hurler à la lune...
Une façon de rendre l’âme à corps perdu
pour rester du côté des vivants.

À Paris, novembre 2025 Natanaële Chatelain

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