À mes amis - palestiniens et juifs

Patrick Condé

paru dans lundimatin#401, le 30 octobre 2023

À toi, qui n’as que quinze ans ou plus, ou moins,
et n’as que ton corps à offrir en résistance,
à mains nues et dans tes mains parfois, quelques pierres ou caillasses

À toi, dont on dénie obstinément la liberté et la révolte,
toi que l’on décrit forcément endoctriné, embrigadé,
attaché à l’arbre qui cache si bien la forêt
où tu es censé vivre en sous-homme,
animal parmi les animaux

À toi, dont on rabat le souffle de la liberté
sur le râle belliqueux du Hamas,
toi que l’on juge incapable d’un regard critique,
lucide sur ce vampire soutenu
comme pion sur un sinistre échiquier
par le Vampire qui t’oppresse, t’occupe
et t’emprisonne, depuis si longtemps
à ciel ouvert, et quel ciel !

À toi, à qui l’on inflige de porter l’enclume des quelques États voisins
encore haineux envers Israël,
pour mieux battre le fer sur tes flancs et ta poitrine,
te faire périr sous les balles ou bombardements de Tsahal

À toi, qui devrais savoir qu’un beau jour d’été,
en double page du Monde, un pourtant grand cinéaste,
auteur d’un documentaire bouleversant « Shoah »,
déclara que « l’usage des armes et munitions
est, au sein de Tsahal, talmudiquement étudié »,
nourrissant ainsi l’affreux mythe
de la pureté des armes

À toi, qui de tes quinze ans ou plus ou moins, à mains nues,
fais figure d’assaillant ou de menace aux yeux de ton ennemi

  • l’une des plus puissantes armées du monde toujours sur « la défensive »,
    qui voit en toi la figure torturée et torturante
    de sa Question

À toi, dont on ne cesse de repeindre la prison en noir,
en rajoutant chaque fois une couche épaisse,
en affirmant que cette prison ce sont tes grands-parents,
parents, cousins, frères et sœurs et toi
qui l’avez bâtie vous-mêmes,
à force de vous soumettre à la Tyrannie
du Texte détourné en Fondement
comme à celle de l’Image du Martyr

À toi, dont on nie obstinément depuis 75 ans la petite histoire,
celle de ton peuple qui n’avait pas prévu d’être mêlé,
enrôlé de force dans la Grande Histoire –
le mandat britannique sur la Palestine, Balfour,
Hitler et ses pseudo « alliés arabes » …,
toi dont on écrase le récit au profit du plus Grand
désormais subsumé sous la sainte métaphysique
par des trafiquants d’Histoire sainte

À toi, qui à chaque checkpoint
de la Conscience Occidentale
dois maintenant présenter, en plus de tes papiers d’identité,
certificat de travail et pass sanitaire,
un pass métaphysique où est mentionnée
ta capacité à répondre à l’énigme locale du Sphinx :
« que penses-tu de l’Holocauste ?
que comprends-tu de l’être Juif israélien,
de son rapport au Texte, au Peuple, à la Terre,
à l’Humanité, au Nom de Dieu, au Monde et à l’Univers ? »

À toi, à qui même les élans de solidarité
venant du monde entier te sont refusés,
barrés et condamnés par le violent et stupide anathème
« antisioniste donc antisémite »
gravé dans le bronze officiel des gouvernements d’Europe et d’Amérique,
avec la bénédiction de quelques « Penseurs » hystériques,
alignés

À toi, qui eut parmi ton peuple
le grand poète Mahmoud Darwich,
pour chanter la terre où vous êtes nés,
et faire entendre son désespoir par ces mots :
« quand il arrive qu’on parle de nous, palestiniens,
je sais bien qu’au fond, c’est encore de vous
juifs israéliens dont on parle à travers nous »,
lui qui (comme toi sans doute) ne se faisait pas d’illusions
sur « l’actualité » du moment,
qui dure, qui dure

À toi, à qui les puissants de ce monde,
d’Europe et d’Amérique
tous solidaires de la puissance d’Israël,
promettent par des paroles hypocrites
la venue d’un État palestinien,
mais seulement le jour où
les palestiniens seront tous morts

À toi, jeune ami de là-bas que je ne connais pas,
qui de belle souplesse et de bel élan
sauras bien, un jour ou l’autre,
contre toute attente,
franchir définitivement le mur de la séparation,
non pour tuer mais
pour clamer ta liberté,

je voue toute mon admiration

À vous, mes ami.e.s juif.ves,
que l’autre anathème violent et stupide n’effraie pas – « la haine de soi »,
à vous de même ami.es palestinien.nes
qui osez parfois monter au créneau
dans cet atmosphère de traque policière,
qui affecte ici les corps autant que les discours,
à vous qui osez dire la vérité sur
« le droit légitime pour Israël de se défendre »,
« la seule démocratie au Proche-Orient »,
motifs de mensonges et de cruauté
qui engendrent la cruauté en retour

je voue toute mon admiration.

Patrick Condé

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