A l’écoute des cris et des paroles des révoltés

Alessandro Stella

paru dans lundimatin#391, le 11 juillet 2023

Depuis toujours les révoltes des opprimés ont été stigmatisées par les élites dominantes les désignant comme émeutes, tumultes, explosions soudaines et incompréhensibles de foules confuses, haineuses, de masses anonymes sans chef ni tête, de bruits et fureurs terrorisant les honnêtes gens. Dès lors on parle de rage, de colère, de violences des « émeutiers » inexplicables et inexcusables. La disqualification de la révolte, la criminalisation des révoltés servant à légitimer leur répression. Regardons les évènements et les séquences rapides de cette révolte de fin juin 2023, en France, dite révolte des banlieues.

Le meurtre de Nahel, 17 ans, commis par un policier zélé et décoré, le matin du 27 juin 2023 à Nanterre, a mis les feux aux poudres dans tous les quartiers populaires de France. C’était l’énième assassinat commis par des policiers contre des personnes racisées vivant dans les périphéries urbaines. La goutte qui a fait déborder le vase. Nahel avait loué une puissante Mercedes et circulait dans les rues de son quartier avec deux copains de son âge, pour le fun, la frime, l’envie juvénile de profiter de la vie, parfois inconsciemment. Au-delà des circonstances précises de son interpellation, on peut émettre l’hypothèse que les policiers, conduisant des puissantes motos Yamaha 1200 de service et retournant chez eux le soir à bord de leur pauvre Clio, considéraient insupportable que trois jeunes rebeux puissent circuler avec une voiture de luxe.

Alors qu’une fois commis l’assassinat les policiers coupables se pensaient couverts par l’impunité, par l’immunité pénale conférée par l’Etat à leurs serviteurs en armes, leur version des faits (légitime défense, comme d’habitude) était rapidement invalidée par les images filmées par des passants. Ce qui a aussitôt fait monter la colère de la famille, des amis, des habitants des quartiers populaires de Nanterre et d’ailleurs. Dès le soir du 27 juin, des « émeutes » ont éclaté à Nanterre et dans d’autres villes de la région parisienne, s’étendant dès le lendemain et les jours suivants dans toutes les villes de France où se trouvent des cités dortoirs habitées majoritairement par des Noirs et Arabes, relégués, discriminés et racisés, avec une intensité encore plus forte que lors des précédents soulèvements des banlieues, notamment en 2005 et 2007.

Les premières cibles des révoltés ont été les policiers et les gendarmes, avec des dizaines de commissariats et de postes de gendarmerie pris d’assaut, des affrontements à répétition avec les forces de l’ordre. Puis les manifestants en révolte s’en sont pris aux Préfectures et aux Mairies, avant de diriger leurs actions contre les Banques, les Assurances, les boutiques de luxe, les supermarchés. Mais aussi contre des bâtiments publics, des écoles, des agences Pôle-emploi, des médiathèques. Débouchant, in fine, dans le saccage et pillage de commerces : « Une dizaine de centres commerciaux, 200 enseignes de grande distribution, 250 bureaux de tabac et 250 agences bancaires ont été partiellement ou entièrement détruites en six jours. De nombreuses enseignes de mode, de sport ou de télécom ainsi que des restaurants ont également été endommagés ou pillés » (Libération, 3 juillet 2023, p. 3).

Seulement à Montreuil, banlieue parisienne, dans la nuit du 28 au 29 juin : attaque de la Mairie et du commissariat de police, destruction systématique des vitrines et des distributeurs de billets des banques, saccage et pillage des boutiques du centre commercial de la Mairie, du bar-tabac de Croix de Chavaux, de Monoprix et Franprix, du Lidl et du bar-tabac de la rue de Rosny, de celui de Paul Signac, ou encore deux boutiques de stations-essence dans le haut-Montreuil. Par contre, ni le cinéma Méliès ni le théâtre public de Montreuil, ni les petites boutiques du centre-ville n’ont été touchées. A signaler aussi que s’il y a eu des incendies de poubelles et des barricades dressées à hauteur du Lycée Jean Jaurès, sur la rue de Rosny, le tabac-PMU du lieu a été épargné (par respect pour chez soi, on peut supposer).

Dans un premier temps, les Pouvoirs publics et les forces de l’ordre ont été débordés. D’abord parce-que « les désordres » ont eu lieu dans les banlieues, où la présence policière, menaçante et quotidienne bien sûr en temps normal, n’était pas à la mesure de la déferlante de groupes locaux qui connaissaient leur territoire et étaient soutenus par les habitants du quartier. Ensuite parce que les révoltés ont su pratiquer une guérilla urbaine moderne et inventive : utilisation massive de mortiers d’artifice tirés à l’horizontale, vol de voitures dans les fourrières et les concessionnaires (clefs en main …) pour s’en servir comme bélier pour défoncer portes et portails, utilisation d’engins de chantier rencontrés sur le chemin, rapidité des actions et mobilité des groupes, emploi des applications cryptées pour se transmettre les informations et se rencarder. Et surtout, surtout, les insurgés ont submergé par leur nombre les forces de police : des centaines de milliers de personnes ont sans doute participé, d’une façon ou d’une autre, au soulèvement. Pendant la nuit, quand tous les chats sont gris.

Comme au début du mouvement des Gilets Jaunes, le mouvement des banlieusards a pris le Pouvoir autoritaire au dépourvu. Malgré quarante ans de protestations, d’émeutes, de révoltes, l’Etat n’a pas vu venir les soulèvements des banlieues. Après avoir maté le soulèvement populaire contre la réforme des retraites, il avait les yeux rivés sur la répression des soulèvements de la terre. Alors qu’une autre révolte, inattendue, lui a explosée en pleine gueule. Incontrôlable ! Parce-que le feu était partout, dans des centaines de villes de France, dans des milliers de lieux, disséminés. Comme lors du mouvement des Gilets Jaunes, l’Etat s’est retrouvé devant un mouvement ancré sur tout le territoire national, nullement concentré, pas du tout centralisé. Des métropoles aux petites villes de province, partout où depuis des décennies l’Etat avait construit des cités dortoirs pour y loger des travailleurs immigrés, utiles et nécessaires pour le développement industriel, le soulèvement a surgi. Par des petits groupes affinitaires, auto-organisés, reliés entre eux par des vécus communs, par des expériences partagées, dans une auto-identification comme populations discriminées, maltraitées et méprisées.

Car le profil des révoltés de cet été 2023 en France apparaît le suivant. Il s’agit de jeunes gens (17 ans l’âge moyen des arrêtés, comme Nahel), dans leur grande majorité fils, petits-fils, arrière-petits-fils d’immigrés Africains et Maghrébins, arrivés en France comme main-d’œuvre bon marché pour faire fonctionner les industries puis pour faire tourner les services et la distribution. Des populations exploitées et parquées dans des ghettos des périphéries urbaines. Des anciens colonisés, spoliés de leur terre, obligés ensuite de se plier à l’émigration pour un travail, un salaire, un logement dans une cage à lapin. Des Français en fait, mais traités comme des Noirs et des Arabes, donc comme des moins que rien, des inférieurs, dans l’imaginaire identitaire des « Français de souche ».

Et L’État a pris peur. Mettant rapidement en place tout l’appareil répressif possible : 45.000 policiers et gendarmes mobilisés pour mater les révoltés, 60.000 pompiers pour les seconder, emploi des unités spécialisées dans l’anti-terrorisme, utilisation d’un armement offensif impressionnant, y compris les blindés de la gendarmerie dans les rues de Marseille.

Face à la révolte des banlieues frôlant l’insurrection, la réaction de l’État a été impitoyable. Des milliers de policiers et de gendarmes lancés comme des meutes de chiens d’attaque contre les manifestants, faisant usage de toutes les armes possibles, blessant des centaines de personnes à coups de matraque, de LBD, de gaz, de grenades explosives. Plus de 3500 personnes arrêtées en quelques jours, jugées à la va vite par des tribunaux d’exception appliquant la doctrine de la sévérité des condamnations voulue par le Gouvernement. Des centaines de peines de prison ferme infligées à des adolescents et des jeunes adultes. En sus, la menace de faire payer les millions d’euros des dégâts causés, au civile voire au pénal, aux parents des mineurs condamnés. Des punitions très sévères, pour l’exemple, pour arrêter l’expansion du mouvement, pour mettre en garde les révoltés de ne pas recommencer. Les flics cognent et arrêtent, les juges envoient au gnouf, sans s’interroger sur le pourquoi des gens ont pris le risque de se faire bastonner, mutiler ou finir en prison.

Comme à chaque fois qu’une révolte éclate, il faut se demander les raisons, les motivations des actions et des violences. Mais où trouver les paroles des « émeutiers » ? Celles des Gilets Jaunes étaient écrites sur le dos du gilet, écrites sur les réseaux sociaux, parlées en direct lors des manifestations, taguées sur les murs. Les paroles des révoltés des banlieues semblent encore plus rares, plus difficiles à entendre, car elles passent fondamentalement par des réseaux amicaux, de voisinage, de camaraderie, via les applications éphémères des smartphones, écrites et chantées par les rappeurs. Quant aux déclarations des accusés devant les tribunaux (dont se servent les médias grand public pour dresser « le profil des émeutiers »), n’importe quel analyste consciencieux sait parfaitement que cette parole-là n’est pas libre, au contraire.

Alors, où trouver la parole des révoltés ? Un bon observatoire ce sont les actions, les cibles visées. Car les actions des « émeutiers » sont autant de paroles écrites par des adolescents et jeunes adultes qui n’ont pas l’habitude d’écrire des textes savants, des pétitions ou des cahiers de doléances. Pourtant ce sont des mots clairs, si l’on veut bien prendre la peine de les lire.

Les attaques contre les policiers, les commissariats, les préfectures, les tribunaux et les prisons sont on ne peut plus éloquentes. Faut-il rappeler le harcèlement quotidien des flics patrouillant dans les quartiers populaires, « le délit de faciès », les brimades, les humiliations, les coups, les insultes dont sont victimes systématiquement les jeunes Noirs et Arabes ? Sous prétexte de lutte contre le trafic de drogues et la délinquance, les flics opérant dans les quartiers populaires se comportent depuis des décennies non pas en gardiens de la paix, qu’ils seraient censés être, mais en fauteurs de haine. Une posture, un esprit bien exprimé par le communiqué du 30 juin 2023 de l’UNSA Police (qui, par ailleurs, assure régulièrement le Service d’Ordre des manifs syndicales) main dans la main avec Alliance Police Nationale, les flics fachos, appelant à « faire la guerre aux nuisibles ».

Les attaques contre les Mairies parlent aussi très clairement. Ce n’est pas avec l’Elysée, pas avec Matignon que les habitants des quartiers populaires sont confrontés. Pour eux, c’est la Mairie le pouvoir, c’est là que leur dossier d’HLM, leur demande de travail, de papiers d’identité, d’aide d’urgence sont traités et parfois, souvent refusés. Comment ne pas comprendre la haine accumulée des habitants des cités dortoirs d’Hay-les-Roses, commune chic et chère du 92, contre la municipalité et son Maire qui n’a d’yeux que pour servir la bonne bourgeoisie pavillonnaire et s’en fiche éperdument des conditions d’habitat et de vie quotidienne des habitants des grands ensembles ?

La géographie des « émeutes » ne laisse aucun doute. Il s’agit d’une attaque de la part d’habitants des quartiers populaires, des cités, des tours, des barres, où l’on doit faire un barbecue sur le terrain vague en bas de l’immeuble, contre les centre-ville cossus et pavillonnaires, peuplés de bons bourgeois ou de petits-bourgeois héritiers qui se la coulent douce. De L’Hay-les-Roses à Montargis, de Vernon (Eure) à Saint-Florentin (Yonne), les exclus, les délaissés, les méprisés, les racisés, les périphérisés, se sont rués contre les centres-villes, contre les centres commerciaux, contre tous les centres et signes du pouvoir économique, politique, symbolique. Une fracture spatiale, architecturale, sociologique, raciale.

Les attaques contre les banques et les assurances sont aussi d’une évidence flagrante. Combien de fois des habitants des quartiers populaires, des jeunes en particulier, se sont vus refuser un petit prêt, se faire fermer le compte ou même ne pas pouvoir en ouvrir un ? Comment ne pas comprendre le ressentiment des pauvres, des précaires, des sans-garantie, contre les maîtres de l’argent ?

Or, si l’ensemble de la classe politique, à commencer par Macron et son gouvernement, a dû condamner l’assassinat de Nahel (face à l’évidence des faits …), et si les Partis de gauche ont exprimé leur compréhension de la colère des « jeunes de banlieue » contre les violences policières, personne n’a osé prendre la défense des « pilleurs ». Au contraire, le saccage et pillage de boutiques ont servi à tous les réactionnaires, des fascistes au PCF, en passant par la droite, le centre et tous les bienpensants moralisants, pour inverser la faute et en remettre une grosse louche contre les « sauvages », les « délinquants », les « mal éduqués », bref « la racaille ».

Certes les saccages et pillages de magasins semblent moins compréhensibles, voire incompréhensibles du point de vue politique. Les analystes attitrés et les éditorialistes des médias les plus avisés arrivent à comprendre, à la rigueur, les vols dans les supermarchés, compte tenu de la pauvreté structurelle des habitants des cités, l’inflation galopante et l’explosion des banques alimentaires et des cantines populaires pour secourir les plus nécessiteux, qui n’arrivent pas à se nourrir convenablement. Ce qui ne passe pas et n’est justifié par aucun commentateur c’est le pillage des boutiques de mode, de téléphonie, de wifi, des tabacs et bien évidemment des armureries.

Rappelons que, sous l’Ancien Régime, nobles et bourgeois se disaient scandalisés de voir les Croquants, les paysans asservis en révolte, qui non seulement s’insurgeaient contre leurs Seigneurs et osaient s’attaquer à leurs châteaux ou abbayes, mais qui se rouaient dans leurs caves pour piquer leur vin. Pourquoi donc s’étonner que des pauvres sans le sous d’aujourd’hui ne se limitent pas à voler de la nourriture et jettent leur dévolu sur des vêtements, des téléphones portables, des tablettes, des cartouches de cigarettes et des tickets à gratter ? Chaque époque produit ses désirs et ses convoitises, n’en déplaise aux bourgeois qui s’offusquent de voir un jeune noir ou arabe au volant d’une Mercedes, à leurs yeux forcément un dealeur ou un voleur. Bien sûr, les cartouches de cigarettes piquées dans les bureaux de tabac ont sans doute fait l’objet d’une revente, mais il faut aussi s’imaginer le bonheur ressenti par un adolescent fauché d’avoir un vrai paquet de clopes dans sa poche, au lieu de grappiller péniblement trois sous pour s’acheter des cigarettes à l’unité chez l’épicier du coin.

Le Gouvernement, mais aussi des politiciens dits de gauche, montent en épingle les incendies de collèges et de médiathèques, afin de criminaliser le mouvement et pouvoir sévir contre des « casseurs nihilistes ». Cependant, si on pouvait avoir une parole libérée des auteurs de ces incendies, on pourrait peut-être entendre les raisons de cette rage. Apprendre, par exemple, qu’au cours de leur scolarité ils ont été brimés, humiliés, se sentant exclus de cette école républicaine dont ils entendaient vanter les mérites d’intégration citoyenne et d’égalité des chances. Et ils se sont tout simplement, presque instinctivement, vengés. Cela peut choquer des gens qui se pensent probes et civilisés, bienveillants même à l’égard des laissés-pour-compte. Mais si l’oppression, la misère, les inégalités criantes, le racisme, le classisme et toute sorte de mépris d’autrui, pouvaient être combattus par un dialogue apaisé, des argumentaires discutés posément, dans la paix et la justice, ça se saurait depuis longtemps.

Alessandro Stella

Photo : Serge D’ignazio

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