Et si les gilets jaunes...

A Bordeaux et partout ailleurs.

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018

Parent d’un lecteur de lundimatin, et visiblement devenu lecteur à son tour, Jean nous avait envoyé la semaine dernière un récit de la manifestation bordelaise des Gilets Jaunes. Les événements de samedi dernier lui ont inspiré ces quelques réflexions.

Tandis que je retrouve mon souffle, ce samedi, après un nouveau gazage essuyé sur la place de l’hôtel de ville de Bordeaux, décidément bien défendue par les forces de l’ordre, je repense à cette idée saugrenue qui m’est venue la veille. Je la ressasse encore en récupérant mon vélo puis en pédalant jusque chez moi, bien content de retrouver enfin sur la route un air à peu près respirable. Et si les « gilets jaunes », je me dis de nouveau, étaient une sorte d’envers paroxystique et totalement improbable du mouvement des marcheurs de Macron (quelque chose comme un retour en pleine figure de l’antienne : urgence du changement et nécessité de se défaire des formes d’action et d’organisation dépassées) ? C’est-à-dire les gilets jaunes comme prolongement et inversion radicale, jusqu’à un point de non retour, du processus pyramidal qui a proclamé il y a peu la mise à bas de « l’ancien monde » et qui d’un certain point de vue y a réussi.

Court flash-back : jeune homme discourant. Sur une planche dessinée, un dessin humoristique : un aspirant président juché sur une estrade, s’adressant à son auditoire conquis par la pertinence et l’évidence de son propos. Au-dessus du tribun, deux phylactères, l’un contenant ses paroles que la foule boit ; l’autre recelant ses pensées qu’il garde pour lui mais qui sont le moteur secret de son projet : « il faut tout changer sans rien changer, ou plutôt pour que rien ne change. » La leçon vient de Lampedusa, non pas l’île, tristement connue pour les milliers de migrants qui y échouent régulièrement, rescapés de mortelles expéditions en mer, mais Giuseppe Tomasi di Lampedusa, l’auteur du Guépard. L’écrivain sicilien les fait prononcer par Tancredi, le jeune aristocrate ambitieux qui a humé le vent de l’histoire et veut, malgré les bouleversements en cours, conserver une bonne place pour lui et sa caste. Il veut se sauver, la sauver.

L’ancien monde, selon Tancredi-Macron, c’est celui des vieux partis confits dans des carcans idéologiques d’un autre temps, des schémas surannés empêchant de penser le monde qui vient. Celui de la start-up nation où chacun doit être l’entrepreneur de sa propre existence et chaque jour repenser son adaptation au marché (mettre à jour son logiciel, traverser la rue si cela est nécessaire, etc.). Les marcheurs seraient donc cette élite nouvelle qui aurait compris (presque) en même temps que le maître la nécessité de se mettre en mouvement derrière lui pour faire advenir ces temps nouveaux.

Une autre mise en marche, quelque temps plus tard. Cette fois, décidée par personne mais voulue par beaucoup. Provoquant un nouveau séisme politique mais d’une tout autre nature : elle ne se limiterait pas à faire se craqueler le crépi, à repeindre la façade. C’est l’ensemble de l’édifice politique et institutionnel qui serait bouleversé.

Mais d’abord, retournons encore un instant en arrière sur ce qui s’est passé il y a un peu plus de trois ans (presque une éternité, donc) : un jeune homme de bonne famille, bien sous tous rapports – mais inconnu de ses futurs électeurs – promenant depuis quelques années son intelligence brillante, ses conseils avisés et son CV long comme un rosaire sous les plafonds dorés des palais de la République, après avoir fait de même sous ceux des meilleurs établissements bancaires du pays, est appelé au ministère de l’économie et de l’industrie par un président de la République dit socialiste, à la recherche d’un second souffle.

La suite, on la connaît. Le jeune homme réforme à grandes enjambées, empiète sur les prérogatives de ses collègues du gouvernement qu’il juge trop timorés, joue l’impertinent qui ne peut se permettre le luxe d’une soumission aux lourdeurs des institutions, exprime à doses répétées sa singularité, se fait régulièrement tancer par le Premier ministre, son aîné (mais tout le monde est son aîné, ce qui donne une aura supplémentaire à sa fougue), son supérieur hiérarchique que l’on sent déjà dépassé par l’impétrant. Chacun voit bien que le jouvenceau attend son heure mais peu d’observateurs sensés veulent imaginer qu’elle viendra aussi vite. Il crée un mouvement à ses initiales, En Marche. Il fallait bien ça. Quelques mois plus tard, il quitte le gouvernement, commence à battre les estrades, accumule les soutiens qui vont favoriser son ascension. Plus rien ne va l’arrêter.

Son adversaire principal à l’élection, baron de droite à la gourmandise incurable, chute par excès de vénalité et pour s’être trop souvent servi dans le pot de confiture de la République. Il entraîne le camp conservateur avec lui. La gauche, de gouvernement ou insoumise, plombée par le piteux quinquennat qui vient de s’achever et par ses divisions, n’est plus ou pas encore dans le coup. L’extrême droite est de nouveau en finale mais sa championne, laborieuse, agressive et brouillonne, ne fera évidemment pas le poids face au jeune homme tranquille et incisif, aux allures rassurantes de cadre supérieur du tertiaire. C’est lui qui apparaît désormais comme la solution aux ennuis du régime et le meilleur garant de la paix sociale.

Le voilà donc élu. En cadeau de noces, le jeune époux de la République offre à la mariée une longue et ample traîne – brodée à ses initiales à lui – de députés recrutés sur casting dans la société civile et et parmi les repentis de l’ancien monde politique. Ils sont nombreux, prêts à tout pour continuer d’exister.

Et maintenant, qu’on le laisse présider, réformer, moderniser. Le costume de Président lui va bien. Il l’aime tellement qu’il s’en fait une armure, tour à tour raide ou souple, hiératique ou mobile. L’Elysée est son Olympe. De là-haut, il voit et puis va loin. Tel un Sarkozy mais un peu plus raisonnable, il embrasse et tutoie les monarques du monde, même les plus inquiétants. Et quand il revient au QG, il faut que ça suive, que ça s’exécute. Le gouvernement, le Parlement, les relais institutionnels, les corps intermédiaires doivent jouer leur rôle, assumer leurs fonctions de simples rouages dans la bonne marche des choses qu’il est le seul à savoir impulser et guider.

Il y aura bien des à-coups dans cette marche mais rien que des épiphénomènes, les résistances résiduelles à une inexorable avancée vers le progrès dont les bénéfices à venir ne peuvent être saisis que par ceux dont le regard est capable d’appréhender le lointain.

Mais voilà, il faut un automne, voire un hiver à tout.

Il manque peut-être à ce brillant Président la conscience d’une réalité qu’il ne peut voir car elle signifierait sa perte, je me dis encore. Qu’il doit refuser de voir pour ne par se voir lui-même comme une simple étape supplémentaire dans le délitement du système qui l’a porté où il est. Un peu comme le djinn du conte à qui on essaie de faire comprendre qu’il n’est qu’un fantôme mais qui doit se convaincre du contraire car sans cela il tomberait en poussière. L’arrivée au pouvoir de ce monarque-enfant est le résultat d’un processus de pourrissement des institutions et du modèle socio-économique né dans l’après-guerre et aujourd’hui à bout de souffle, celui des Trente Glorieuses devenu la proie de crises successives, pétrolières, économiques, financières et aujourd’hui climatique. Tous ceux qui se sont essayés à enrayer les maux de la société se sont plantés et ont été balayés les uns après les autres. Droite plus ou moins dure ou sociale, gauche libérale ou vaguement doctrinaire, rien n’y a fait. Le système a donc inventé sa dernière chance, E.M. : celui qui n’est ni les uns ni les autres, mais un produit tout neuf capable de rebattre toutes les cartes et de maintenir le navire à flot malgré ses avaries.

En face, désormais, les gilets jaunes et leurs manifestations. Le mouvement tout entier dans sa forme comme dans le corpus de revendications qu’il porte est irréductible, irraisonnable. C’est à dire qu’il est un corps diffus, impossible à arraisonner. Parce qu’il est le surgissement de gens qui veulent continuer de vivre quand devient invivable, voire s’effondre le monde que des générations successives de décideurs, politiques et technocrates convaincus d’avoir toujours raison, ont façonné selon leurs intérêts. Les villes construites à la campagne (car l’air y est plus pur, s’amusait Alphonse Allais), le mitage pavillonnaire, les hypermarchés bâtis sur d’anciens champs de patates ou de maïs, les banlieues tentaculaires et invivables, les camions qui forment un mur mobile sur des milliers de kilomètres d’autoroutes pour nous permettre de recevoir sans délais les produits commandés sur Internet ou de trouver toujours pleins de nos produits préférés les rayons des grandes surfaces, les rocades et autres périphériques saturés, la voiture obligatoire (et désormais désignée comme la responsable de tous nos maux alors qu’elle n’en est que le symptôme) pour aller gagner un pain de plus en plus aléatoire et incertain dans des secteurs d’activité souvent désespérants. Il y a quelques décennies, celui qui vissait toute la journée la même portière de 4L ou fixait le même cache à l’arrière d’un poste de télévision Thomson n’était pas à la fête. Mais qu’en est-il de celui ou souvent de celle qui aujourd’hui s’installe devant l’écran de son open-space pour attaquer sa journée au centre d’appel, en espérant remplir son quota de clients et voir son CDD prolongé de quelques mois ? Qui pour cela a fait le plein gas-oil de sa Clio diesel vieillissante en pensant aux particules fines qu’elle rejette et aux séances de kiné respiratoire que son gamin va devoir subir pour juguler ses bronchiolites à répétition. Et peut-être quelquefois pense-t-elle aussi au roman de Cormac McCarthy, La Route, où un homme et un enfant solitaires marchent sur des routes poussiéreuses nimbées d’une brume sale, traversent les paysages désolés d’un monde qui n’en est plus tout à fait un. Et peut-être se souvient-elle de cette histoire monde détruit et inhabitable, lue il y a quelques années, à cause d’une formule qui revient ces jours-ci comme un mantra dans les propos qu’elle entend à la radio en conduisant ou préparant le repas : ne pas opposer fins de mois (difficiles à affronter) et fin du monde (à éviter). Penser à la fois aux problèmes matériels concrets que vivent les personnes modestes et réduire de tant pour cent les émissions de gaz à effet de serre afin de limiter à n degrés l’augmentation moyenne de la température d’ici la fin du siècle (que ses enfants verront peut-être et ses petits enfants sûrement, alors voilà c’est pour eux). Il y a aussi une autre chose qu’elle a retenue d’une émission qu’elle écoutait à la radio ce matin en se préparant à retrouver quelques amies pour se rendre à la manifestation des gilets jaunes. Celui qui parlait a fait un documentaire et même un deuxième sur le climat (elle n’a vu que le premier) et a dit une chose qui lui redonne sacrément le moral, qu’elle avait dans les chaussettes en se réveillant : à propos de la marche pour le climat qui tombait le même jour que la manifestation des gilets jaunes, ce monsieur a dit que c’est le même modèle ultra-libéral consumériste et productiviste qui a créé la catastrophe environnementale en cours (la fin du monde) et qui a plongé des millions de gens dans le marasme et la difficulté dont ils ne se sortent plus (les fins de mois). Que pour ce système inhumain, les gens et la nature, ce sont de simples variables d’ajustement (c’est ça surtout qui lui a plu). Il a dit que tous ces gens, en jaune ou en vert, ont donc intérêt à se parler. Et elle, elle a très envie de ça et c’est à ça qu’elle pense tandis qu’après avoir déposé ses enfants chez sa mère et enfilé son gilet jaune, elle marche vers le café où elle a rendez-vous avec trois copines pareillement attifées.

Et c’est à ça que j’ai pensé moi aussi tandis que je crachais, toussais et étais à peu près certain de m’écrouler là, sur les rails du tram (trafic interrompu, heureusement) pour m’être une fois de plus, ce samedi, un peu trop approché de l’épicentre du face à face qui se déroule place Pey-Berland à Bordeaux. Nous étions un petit groupe avec ou sans gilet jaune à nous être réfugiés dans un recoin que nous pensions à l’abri des grenades lacrymogènes, en contrebas de la rue. Mais voilà qu’un nouveau tir nourri de ces capsules infectes est venu s’abattre sur nous dans ce réduit, et que nous avons tous eu l’impression que nous allions vomir nos poumons en feu. Des capsules de sérum physiologique et une bouteille d’eau ont circulé. Et puis nous avons jailli de notre piège irrespirable comme des diables de leur boîte.

Ils nous ont gazés, je me suis dit. Et tout de suite après, quand j’ai retrouvé un peu de souffle : d’habitude, ce verbe, quand je le rencontre, c’est à propos d’épisodes atroces de l’histoire des deux guerres mondiales. On aura beau me rétorquer que ça n’a rien à voir, que j’exagère et j’aurai beau acquiescer car je suis quelqu’un de raisonnable, il se sera passé quelque chose ici, aujourd’hui qui échappe à la raison : des gens vêtus d’uniformes et de casques bleu foncé (ou peut-être noirs, je n’y voyais pas bien) nous ont bombardés de gaz parce que, selon eux, nous nous étions approchés un peu trop près de l’hôtel de ville, lieu sacré de la République, sanctuaire laïque (la cathédrale, juste en face, n’est absolument pas défendue. Des furieux la mettraient à sac que nul ne s’en apercevrait.) Et tandis que je suffoquais et avais la sensation que ma dernière minute était venue, j’ai pensé très fort à ceux qui ont senti vraiment leurs poumons brûler. Par exemple en 1916 ou en 1943.

Et puis j’ai eu une autre pensée (c’est fou ce que l’on peut cogiter en toussant et crachant) en tentant de récupérer mon vélo dans la rue enfumée où je l’avais laissé. Je me suis dit que c’était étonnant de se faire gazer le jour d’une marche pour le climat, donc pour un air plus respirable. Qu’un président, surtout s’ils se prétend philosophe, devrait faire un peu plus attention aux symboles.

Et autre chose encore. Je ne sais pas ce qu’il faut penser de tout ce qui arrive. Mais convenir que quelque chose arrive, ce n’est déjà pas si mal. Ce qui arrive c’est peut-être le signe flagrant que quelque chose doit changer de toute urgence. Je ne suis pas certain que j’aurais écrit cela samedi dernier, au retour de mon incursion sur cette même place enfumée. Et peut-être ma propension à la digression et aux extrapolations déraisonnables vient-elle du fait que je suis encore sous l’emprise des gaz républicains. Il se peut donc aussi que cette semi-asphyxie soit mon chemin de Damas ou mon pilier de Notre-Dame. Mais voici ce que je dirais : peu importe que le monarque-enfant parte ou reste. Un autre que lui, à sa place, n’aurait probablement pas fait mieux, peut-être même pire. En revanche, et c’est une question autrement plus difficile qui doit être tranchée : peut-on conserver un système politique (présidentiel, vertical, technocratique) né pour encadrer un système (ultra-libéral, politiquement indéfendable, écologiquement désastreux), responsable de tous nos maux et qui nous a menés dans cette impasse ?

Le cerveau encore embrumé par les gaz inhalés, je poursuis mon idée, j’essaie de la rattraper, même si elle avance plus vite que mon vélo. Ne devrait-on pas, par exemple, envisager la dissolution de l’Assemblée ? Non pas pour en élire une autre sur le même modèle, avec la même logique de fonctionnement éculée, le même mandat de voter des lois au sein d’un système politique totémique à bout de souffle et totalement inadapté aux enjeux réels du monde qui se profile. Une assemblée qui aurait pour tâche de voter une nouvelle constitution capable de définir les contours d’une vie politique et sociale où chacun pourrait véritablement trouver sa place et accéder, enfin, à la dignité. Où le citoyen vaudrait davantage que l’actionnaire, la vie humaine que les dividendes, le lien social que les profits.

Par exemple…

Et puis, tiens, une image pour finir. Si le monarque-enfant se réveillait au matin du jour où il doit s’adresser à son peuple avec une idée bizarre que même lui n’aurait pas vu arriver ? Si la tête un peu basse, comme un gamin pris en faute, le soir venu, tandis qu’il desserrerait un peu le nœud de sa cravate, s’approchant du micro, il admettrait qu’il s’est trompé, qu’il avait cru bien faire, qu’il se la racontait un peu et tout, mais que maintenant, écoutez, il a réfléchi. Durant une nuit d’insomnie, comme il en a quelquefois, il expliquerait qu’il aurait repris son exemplaire du Guépard, relu le passage où Tancredi débite son numéro sur le changement pour que rien ne change. Il reconnaîtrait que dans le fond ce personnage ne lui est pas très sympathique et que lui-même, Manu, comme certains osent l’appeler, il a de plus en plus de mal, ces temps derniers, à se regarder dans une glace. Alors il se mettrait à raconter une histoire et puis il s’arrêterait assez vite parce qu’il n’aurait plus rien à dire. Il n’aurait plus rien à dire parce que cette histoire c’est vous qui allez l’écrire maintenant, il ajouterait. Et puis la lumière s’éteindrait. Et quand elle se rallumerait, sur le pupitre en plexiglas abandonné, on verrait un gros volume ouvert. Toutes les pages seraient vierges.

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