Volodine, S’en sortir sans sortir [Quand j’entends le mot culture]

(Une littérature de l’émancipation claustrale)

Ut talpa - paru dans lundimatin#97, le 13 mars 2017

« La révolution était morte une fois de plus et même très morte. J’avais honte d’avoir participé à ce ratage. » (Volodine, Le nom des singes, 1994, Ed. Minuit, p. 9) Toute la littérature de Volodine commence par ce constat : la défaite de la révolution. Laquelle ? peu importe. Ce qui compte ce sont ceux qui restent.

restent-ils ? Dans les limbes. Après la révolution, il n’y a plus qu’elles. La steppe bornée de Stalker. Le Purgatoire sans rédemption. Là où même la mort n’existe plus, où l’on n’en finit pas de passer. Où l’on meurt puis l’on se relève pour « consentir à vivre mort » (Antonin Artaud). Un des romans de Volodine s’appelle Terminus radieux : Outre-monde d’immortels où il n’y a pas, finalement, de « terminus radieux ». Taïga d’après l’apocalypse en Seconde Union Soviétique, la vie narrée d’un kolkhoze où tous sont, d’une façon assez terrifiante, « prisonniers dans le rêve d’un autre » (et il n’y a rien de pire selon Deleuze) : l’autre, Solovieï, l’homme-poète et sorcier. Une sorte de Russie anhistorique devenue l’anti-monde semi-mystique et sans oblasts des chamans et de la folie.

Et qui reste-t-il ? les ex-dissidents de la colonie (Laquelle ? qu’importe ?), les hommes-chiens irradiés dans le Kraï, les lambeaux errant d’une armée soviétique, les Services de vigilances et le vaste Quartier de Haute sécurité, les ennemis-étrangers aux marges occidentales et orientales, ceux du Front d’on ne sait qu’elle guerre d’extension permanente, les prisons de l’arrière et leurs hôtes, semi-littérateurs irrécupérables, dont l’écriture « post-exotique » ne « pactise pas avec l’ennemi ».

Toute la littérature de Volodine est l’expérimentation du problème qu’implique tout univers de pure clôture : comment s’en sortir sans sortir, s’il n’y a pas de sortie ? Comment, s’il n’y a pas de Grand Dehors, si même la mort n’est pas une fin, envisager la dissidence, la résistance, la fuite ? Peut-on construire, malgré l’enfermement dans la steppe radioactive ou dans les couloirs du Quartier de Haute Sécurité, l’idée d’une émancipation claustrale ?

...

I – L’UNIVERS CARCÉRAL DU « POST-EXOTIQUE »

Imaginons un univers « post-exotique » (Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, 1998). Par « post-exotique » on comprendra aussi bien un paradoxal et sarcastique au-delà (post-) de l’en dehors (exotique), qu’un univers sans autres, sans altérité, sans étrangers. Il n’y a plus d’ « il demeure au-delà de l’eau » à la Pascal, plus d’en-deçà, plus d’au-delà : c’est-à-dire plus grand chose de la guerre éternelle des valeurs et des vérités.
Imaginons donc un univers où le « Nous », hypertrophié, se pose en Absolu, reléguant l’autre, l’exotique, le « Vous » qui s’en distingue, à la réclusion du sans-part, de l’inhumain et du néant.

« Et quand je dis nous je vais beaucoup plus loin que les Services de vigilance, j’inclus dans ce nous à la fois la colonie et ses ennemis étrangers, et ensuite il expectora sur le visage de Vlassenko et il dit J’inclus dans ce nous l’ensemble respectable de l’espèce humaine, et vous n’en faites pas partie, ni vous ni elle… » (Volodine, Vue sur l’ossuaire, 1998, nrf pp.68-69).

Imaginons la Colonie étendue à toute la terre et s’imposant en influence tant par ceux qui combattent pour elle que par ceux qu’elle combat, tant par ses partisans que par ses ennemis.

Imaginons que l’hostilité, au lieu d’attenter à la Colonie, s’élève sur un sol déjà conquis par elle, et qui la renforce :
« Il me semblait que la frontière physique entre moi et vous n’était pas établie et ne le serait jamais, et que j’étais simplement un accident survenu à votre totalité physique, à votre être collectif, et que j’irais bientôt, c’est-à-dire dès la fin de ma vie, rejoindre votre masse et m’y perdre. » (Volodine, Des anges mineurs, Seuil, 1999, p. 111)

Imaginons ce « Nous » devenir « Je » (Volodine, Terminus Radieux, 2015). Ce « Nous » devenir non plus la Pensée collective de la Colonie, l’Idéologie, mais le Rêve arbitraire d’un seul homme. Imaginons un kolkhoze sous l’emprise incantatoire d’un chamane chanteur et poète dont la tyrannie s’étend jusqu’aux empires du sommeil et de la mort.
Nous aurons imaginé l’univers clos, sans Dehors aucun, le monde du mauvais infini : « l’horreur » de « la clôture à perpétuité » (Volodine, nrf, 1998, p.36), le post-exotique. Pour en sortir, il faudra revoir l’idée que l’on se fait de la rédemption. Il faudra savoir s’en sortir sans sortir.

II- L’ÉMANCIPATION CLAUSTRALE.

A – LITTÉRATURE

La littérature de Volodine est une littérature de l’émancipation claustrale. Émancipation certes, mais à l’intérieur de la clôture perpétuelle. S’en sortir peut-être, mais sans sortir du Quartier de Haute Sécurité ou du Rêve de Solovieï.
Volodine se faisant l’architecte d’une réclusion perpétuelle étendue à tout l’univers, ses personnages dissidents expérimentent en contre-coup d’étranges stratégies d’évitement et d’écart. Alors que, chez Kafka, l’atermoiement illimité de K. le condamne à suivre la ligne passive de son destin administré, alors que l’innommable de Beckett est si dépouillé de toute substance qu’il ne fait que se tourner et retourner dans la nuit, les Varvalia Lodenko, les Fred Zenfl, les Vlassenko, les Maria Samarkande, les Kronauer etc. ne cessent d’improviser une multitude de formes semioniriques et quasi-littéraires de résistance.

Fred Zenfl, linguiste, écrivain, rescapé des camps, suicidé, élabore donc des « glus métaphysiques » pour défendre « l’intégrité de ses espaces oniriques ». Ces « glus métaphysiques » sont comme des « nasses » spirituelles faites pour neutraliser les « indésirables » parasitant les articulations fines du langage et de sa syntaxe. La texture du réel se dégradant en même temps que les configurations linguistiques et lexicales, la sauvegarde d’une espèce interne de dehors s’obtient alors grâce au déploiement d’une autre forme de grammaire. Celle de l’argot des camps, celle des langues exotiques qu’il a passé sa vie à apprendre. Ce Zenfl, « méfiant quant à la nature du réel qu’on l’obligeait à parcourir », parvient à préserver et sauver une sorte de dehors en restructurant paradoxalement les plis langagiers de son intériorité onirique, de son dedans.

Se défendre, c’est fabriquer ces « glus métaphysiques » où les pattes arsenics de l’ennemi sont prises au piège et repoussées. Métaphysique critique.
Le travail du langage opaque ne peut cependant se réduire à l’activité subjective d’un seul homme. C’est une opération collective, c’est de la littérature. Peut-être parce que l’univers de Volodine est beaucoup plus collectif que celui de Kafka ou de Beckett (chorale d’anges mineurs, expéditions de pauvres hères, colloques d’écrivains) la clôture post-exotique en devient moins asphyxiante que chez ces derniers. Il y a, de manière permanente et souterraine, une communication asubjective entre les différents espaces oniriques de chacun. Il y a, malgré les temps, les départs et les morts, des rencontres impromptues, momentanées, où l’on apprend à se saisir des « glus métaphysiques », où l’on cherche à les transmettre, à les perfectionner. C’est cela la littérature, celle Des anges mineurs.

Si sur la ligne des corps et sur la ligne des idéaux, il y a défaite et capture du dissident, ce n’est pas sur ces plans-là qu’il conviendra de s’en sortir.

L’Idéologie est là et les barreaux aussi. L’idéal et le corporel subissent l’horrible inventivité ennemie sur le plan des sévisses matériels et logiques. Pire que la Colonie pénitentiaire de Kafka. Il faut donc déplacer le territoire de la liberté.
La liberté ne sera ni absolument logique, ni résolument pratique, elle sera simplement littéraire. C’est en cela que les territoires de la liberté intérieure convergent avec ceux d’une certaine littérature : « Avec frénésie ils délimitaient les territoires de leur liberté intérieure, qui se trouvaient correspondre aux territoires de leur propre littérature. » Territoires intérieurs et territoires de la littérature s’agencent l’un l’autre, parce que le kampfplatz sur lequel ils commencèrent d’être vaincus, eux, dissidents ou révolutionnaires, fut celui du récit de la révolte – avant la question de sa pratique ou de sa logique. Savoir raconter, narrer l’événement, construire la chronologie, retrouver le sens historique ou émotionnel, joindre en amont, l’aval, et l’aval en amont : telles sont les forces qui permettent, au moins en nous-mêmes, de nous sortir de l’écrasement perpétuel du temps opéré tactiquement par l’adversaire.

Dans l’hypothèse d’une émancipation claustrale, la voie d’accès git d’abord dans l’opacité du langage.

B – L’IRRÉCUPÉRABLE

Mais ce n’est pas suffisant. L’émancipation claustrale exige autre chose : de l’irrécupérable. Les territoires de la liberté-littérature ne doivent jamais céder à l’ennemi. « Ils cherchaient à définir des supports littéraires qui ne pactiseraient pas avec vous, et qui ne reproduiraient aucune de vos traditions et aucun de vos conformismes ou anti-conformismes officiels. » Il ne faut donc pas seulement trouver une autre écriture, il faut que cette autre écriture soit imperméable à celle de la Colonie. Hétérogénéité, discontinuité ou rupture : sécession.

Cela passe par l’invention indéfinie de nouvelles formes. Car inventer des formes n’est pas une activité inoffensive - quoique non-frontale. C’est, selon Volodine, une continuelle « démarche d’aversion ». Et il précise : « D’aversion et de malveillance. » Car en rattachant leurs oeuvres dissidentes à des « catégories nouvelles » (« romånce, Shaggås, etc. »), les auteurs ne se livrent pas à un pur jeu gratuit, ils sortent du cadre, construisent des mondes. Contre les dénonciateurs attitrés, c’est « d’abord et avant tout pour affirmer qu’en dépit de [leurs] rodomontades [ils restent] les représentants et les chiens loquaces de l’ennemi, les amuseurs de l’ennemi, les paroliers d’un monde à détruire. » (Volodine, nrf, 1998, p.36)

Puisque leur hostilité repose sur l’affirmation de formes et de catégories littéraires intrinsèquement hostiles, les auteurs détenus font preuve d’une sorte d’hostilité non-réactive, une hostilité d’élargissement, d’ouverture, d’extension du kampfplatz : elles sont hostiles mais par nature, comme la matière de leur expression.

C- « ...PÉTRIE DANS LA MÊME MATIÈRE MERDIQUE ET OPAQUE ET MÊME PAS ENNEMIE »

Mais alors, comment ça tient ? Sur quoi ça repose ? Maria Samarkande, une des prisonnières du Quartier de Haute sécurité, n’est pas libre, certes, mais elle n’est pas non plus aux prises avec la question dialectique de l’aliénation. Selon son geôlier : « elle est comme vous, fondue dans le même métal merdique, pétrie dans la même matière merdique et opaque et même pas ennemie ». C’est-à-dire que, pour la Colonie, Maria Samarkande n’est pas saisissable, malléable. On a beau la mettre à mort ou lui faire avouer ce qu’elle sait, il y a en elle quelque chose d’autre, et qui résiste.
Ce quelque chose consiste à être « opaque et même pas ennemie ». C’est justement ce « même pas ennemi » qui fait enrager le geôlier. Il ne sait plus comment prendre cette forme qui se déploie, hostile, sans pourtant se prêter au jeu de la confrontation. La forme littéraire hostile puise à ce fond merdique.
Or être « même pas ennemi », c’est prêter allégeance à un au-delà qui n’appartient pas au combat, ou à l’adversité. C’est ainsi que le geôlier dit à Vlassenko :

« ...vous préservez en vous les traces d’une allégeance à une puissance étrangère qui n’est pas l’ennemi mais dont nous ne savons rien, et les Services ont été intrigués par cela depuis toujours, et nous n’avons pas réussi à percer le coeur de votre trahison malgré les milliers d’heures d’insomnie qui ont rythmé votre rééducation.. »

En-deçà de toutes les opérations de remodelage du dissident, de la torture, de la persuasion, ou de l’hypnose somnambulique du pouvoir, reste une sorte de fond de « métal merdique » contre lequel il n’y a rien d’autre à faire qu’enrager. Et ce fond, bien que très-au-fond, n’est pas le signe autistique d’une sorte d’auto-fictif à la Chevillard. C’est bien plutôt une fidélité « post-exotique » - selon l’expression de Volodine - fidélité à quelque chose d’autre qui n’est pas l’ailleurs ou l’altérité, puisqu’il n’y a plus rien d’exotique. L’émancipation claustrale de Volodine ne consiste donc pas à se situer en dehors du Quartier de Haute Sécurité, mais plutôt à y faire exister le dehors depuis la réclusion. À prendre part à cette « puissance étrangère qui n’est pas l’ennemi » et qui n’entre ni par le fenêtre ni par la porte mais surgit comme d’une trappe au sol.
Elle déplace le conflit binaire de l’autochtone et de l’exotique, du prédateur et de la proie, de l’ami et de l’ennemi. Elle rend le dissident, autant que faire se peut et quoique détenu, irrécupérable.

...

CONCLUSION

L’émancipation claustrale repose sur un mystère opaque et sur son déploiement littéraire : il y a en nous une sorte de métal merdique par lequel, bien qu’il n’y ait plus aucun dehors, une puissance étrangère permane et s’élabore.
À celui qui gémissait en début de texte sur la mort de la révolution, nous pouvons répondre :
« Racontez-moi du solide au lieu de gémir, dit-il. Au lieu de vous complaire dans des abstractions idiotes. Vous savez bien que pour nous la mort n’a aucune réalité. L’inexistence primitive, oui. La boue, oui. Mais pas la mort. » (Volodine, Le nom des singes, 1994, Ed. Minuit, p. 9)

Et en naïfs que nous sommes, nous faisons nôtres les mots caricaturaux de Varvalia Lodenko :

« nous sommes devant cela depuis des années, et nous n’avons toujours pas compris comment faire pour que l’idée de l’insurrection égalitaire visite en même temps, à la même date, les milliards de pauvres qu’elle n’a pas visité encore, et pour qu’elle s’y enracine et pour qu’enfin elle y fleurisse. Trouvons donc comment faire, et faisons-le. » (Des anges mineurs, p. 47)

Mais nous lui apportons une réponse,

celle de T.E. Lawrence dans Les Sept Piliers de la Sagesse :

« prêcher, c’est vaincre ;
combattre, se leurrer »

À México,
le 12.03.17

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