Alors que ceux d’en haut célébraient l’entrée du Mexique dans le « Premier Monde » par l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le soulèvement armé de l’EZLN dans l’État du Chiapas perça l’obscurité. Le 1er janvier 1994, les zapatistes font irruption sur la scène internationale pour sortir de cette longue nuit de l’oppression des peuples originaires du Mexique, qui vivaient et mouraient dans l’oubli. Le cri de la dignité rebelle, ¡Ya Basta ! (Ça suffit !), résonna dans les cœurs qui peuplent la terre. Il était lancé par des hommes et des femmes issues des peuples tzeltal, tsotsil, cho’ol, mames, quiche et zoque de racines mayas et de quelques métis.
Depuis son apparition, la lutte zapatiste, territoriale et planétaire, n’a cessé de cheminer et de s’exprimer au travers d’une littérature conséquente partageant contes, analyses politiques et monologues à de nombreuses voix...
En août 2019, dans un communiqué intitulé « Et nous avons brisé l’encerclement » [1], le Sous-commandant insurgé Moises, porte-parole zapatiste et chef militaire de l’EZLN, écrivait au nom « des hommes, des femmes, des enfants et des anciens des bases d’appui zapatistes et du Comité clandestin révolutionnaire indigène-Commandement général de l’EZLN » :
« Compañer@s et frœurs, nous sommes là, nous sommes zapatistes. Pour qu’on nous regarde, nous nous sommes couvert le visage ; pour qu’on nous nomme, nous avons nié notre nom ; nous avons parié le présent pour avoir un futur, et, pour vivre, nous sommes morts. Nous sommes zapatistes, majoritairement indigènes de racines mayas, nous ne nous vendons pas, nous ne nous rendons pas et nous n’abandonnons pas. Nous sommes rébellion et résistance. Nous sommes une de ces nombreuses masses qui abattront les murs, un de ces nombreux vents qui balayeront la terre, et une de ces nombreuses graines desquelles naîtront d’autres mondes. Nous sommes l’Armée zapatiste de libération nationale. »
Par ces mots, le mouvement zapatiste répondait pacifiquement à la situation désastreuse du Chiapas, par l’amplification de son autonomie politique sur les terres récupérées par le soulèvement armé de 1994.
Le 1er janvier 2024, l’insurrection zapatiste célébrait ses 3o ans.
Cette année, les zapatistes organisent les Rencontres internationales de résistances et de rebellions 2024-2025 dans leurs territoires autonomes du Chiapas, sur le thème : « La Tempête et le Jour d’Après ». Trois sessions thématiques ont eu lieu : un séminaire au CIDECI - Unitierra à San Cristóbal de Las Casas sur « le diagnostic de la tempête et la généalogie du commun pour affronter le jour d’après » (décembre 2024), et des festivités culturelles au Caracol d’Oventik avec les premières présentations théâtrales des jeunes zapatistes (janvier 2025) ; une rencontre « d’art, de rébellion et de résistance en vue du jour d’après », intitulée « Rebel et Revel », au Caracol Jacinto Canek, au Caracol d’Oventik et au CIDECI (avril 2025) ; une rencontre semencière pour partager les « chemins, rythmes, compagnies et destinations » pour le jour d’après, présentée comme centrale et intitulée « Quelques parties du tout » (août 2025).
Face à la tempête qui menace et détruit « chaque partie du tout », les guerres dites de « basse intensité » et les stratégies gouvernementales de contre-insurrection, les conflits armés et les disparitions forcées, la brutalité du crime organisé et la violence illégitime des « mauvais gouvernements », les féminicides, l’extractivisme, l’exploitation, la spoliation des terres et des cultures, la destruction des territoires et les déplacements contraints, la violation des droits et de la dignité humaine et terrestre, et tant d’horreurs qui nous affectent et nous terrifient, l’organisation zapatiste continue de porter l’espérance utopique d’un autre monde. Pas d’un îlot merveilleux, lointain et abstrait, flottant dans un univers paisible. Un monde terrestre bien réel, certainement « pas parfait », mais assurément « meilleur ».
Aujourd’hui, le 17 novembre 2025, l’EZLN célèbre ses 42 ans de formation politico-militaire.
A cette occasion, nous souhaitions partager un extrait des récents communiqués zapatistes publiés sur http://enlacezapatista.ezln.org.mx/ et traduits en français par Flor de la palabra - Collectif de traduction de la Sexta francophone [2].
Ces dernières années, le mouvement zapatiste a fréquemment partagé son analyse-critique de la configuration actuelle du système-monde, responsable de la « tempête », et des « luttes pour la vie » qui s’y opposent, redéfinissant son chemin au travers d’une « nouvelle étape » (2023) : une nouvelle perspective ontologico-politique portée par la jeune Dení [3], une restructuration de l’autonomie zapatiste et une réorganisation de l’EZLN [4], ainsi que l’ambitieuse initiative du « commun et de la non-propriété » [5].
Comme nous le disions, la parole zapatiste est abondante, il n’est pas évident de la synthétiser, ni d’en proposer un seul extrait. Nous avons choisi le communiqué intitulé « 3 post-scriptum 3. 1-PS Globalisé. Une planète, beaucoup de guerres » (juin 2025) [6] pour sa vigueur et sa clarté, pour sa concision et son actualité.
Peut-être y trouvera-t-on une petite lumière qui ne cesse de scintiller… Pour qu’enfin nos mondes fleurissent sur la terre blessée.
« 3 Postscriptums 3. I.-PS Globalisé. Une planète, beaucoup de guerres.
Note : Cette année, ce sont les 20 ans de la Sixième Déclaration de la Forêt Lacandone et les 5 ans de la Déclaration pour la Vie. Avec la VI, nous avons exprimé clairement notre position anticapitaliste et notre distance critique avec la politique institutionnelle. Avec l’effort de la Déclaration pour la Vie, nous avons essayé d’élargir l’invitation à un partage de résistances et rébellions. Pour nos compañeras, compañeros, compañeroas de la Sixième Déclaration et de la Déclaration pour la Vie, ces années ont été difficiles, cependant, nous nous sommes maintenus sans nous rendre, sans nous vendre et sans capituler. La tempête n’est plus un mauvais présage, c’est une réalité présente. Voici donc les postscriptums suivants pour réaffirmer notre engagement, et notre tendresse et respect pour celles et ceux qui, bien que différentes et diverses, partagent vocation et destin selon les modes, calendriers et géographie de chacune.
-*- Toutes les guerres nous sont étrangères tant qu’elles ne frappent pas à notre porte. Mais la Tempête ne prévient pas avant d’arriver. Quand tu la perçois, tu n’as déjà plus de porte, ni de murs, ni de toit, ni de fenêtres. Il n’y a plus de maison. Plus de vie. Quand elle s’en va, il ne reste que l’odeur du cauchemar mortel.
Puis arrivera la puanteur du diesel et de l’essence des machines, le bruit avec lequel on construit sur ce qui a été détruit. « Écoutez », dit la bête d’or, « ce son annonce l’arrivée du progrès ».
Et ainsi, jusqu’à la prochaine guerre.
-*- La guerre est la patrie du chaos, du désordre, de l’arbitraire et de la déshumanisation. La guerre est la patrie de l’argent.
L’utilisation de missiles, de drones et d’avions contrôlés par IA n’est pas une « humanisation » de la guerre. C’est plutôt un calcul économique. Une machine est plus rentable qu’un être humain. Elles sont plus chères, c’est vrai. Mais, bon, c’est un investissement à moyen terme. Leur capacité destructrice est plus grande. Et il n’y a pas de problèmes ultérieurs avec des remords de conscience, des vétérans estropiés physiquement et mentalement, des poursuites, des protestations, des « body bags » et des procès inutiles dans des tribunaux internationaux.
Et il en sera ainsi jusqu’à ce que le bain de sang imposé par l’agresseur redevienne rentable.
-*- Il est courant de calculer combien de personnes pourraient être nourries avec ce qu’il se dépense en guerres prédatrices. Mais, outre le fait qu’il est inutile de faire appel à la sensibilité et à l’empathie du Capital, ce n’est pas le bon calcul.
Ce qu’il faut quantifier, ce sont les bénéfices que rapporteront le centre commercial et la zone touristique quand ils seront érigés sur un tas de cadavres cachés sous les décombres (cachés, à leur tour, sous les hôtels et les centres de loisirs). C’est seulement ainsi qu’on peut comprendre le caractère véritable d’une guerre.
Les fondations de la civilisation moderne ne se construisent pas avec du béton, mais avec de la chair, des os et du sang, beaucoup de sang.
Le système détruit, pour ensuite vendre le remplacement. Aux villes détruites, succédera un paysage de bâtiments, d’appartements, de gratte-ciel brillants, de centres commerciaux et de terrains de golfs si intelligents que même Trump gagne, pendant que Netanyahu donne des conférences sur les droits humains, que Poutine organise des courses d’ours sibériens et que Xi Jinping vend les billets d’entrée. Un signe monétaire brille au-dessus de la pyramide qui rassemble autour du culte de l’argent.
-*- Au cours des dernières guerres, l’arrogante Europe d’en haut a fait office de tête de pont. Quelque chose en accord avec sa fonction de zone de loisirs et de divertissement pour le Capital. Ledit « eurocentrisme » fait désormais partie d’un passé nostalgique et rance. Le cap de cette Europe est décidé dans les conseils d’actionnaires et les « lobbies » des grandes entreprises. Le patron d’Amazon célèbre son mariage dans la piscine de sa maison de campagne (Venise), et l’OTAN est la succursale de distribution et le client des marchandises les plus rentables : les armes.
Les gouvernements des États Nations de ce continent se voilent timidement la face devant le « Padre Padrone », dont ils rêvent de devenir indépendants en s’enrôlant dans l’armée du Capital. Non plus dans le futur, mais maintenant (comme en Ukraine), le Capital fournit les armes ; l’Europe, les morts présents et futurs ; Poutine, les hologrammes d’un mélange de tsarisme et d’URSS et Xi Jinping affine sa proposition alternative de pyramide sociale.
Près de là, non pas les rejetons de Trump, mais les héritiers des grandes entreprises rêvent de vacances dans une Palestine libre… de Palestiniens. Netanyahou, ou son équivalent, en sera l’aimable hôte et, au dessert, il amusera les visiteurs avec des anecdotes d’enfants, de femmes, d’hommes, d’anciens, d’hôpitaux et d’écoles morts de bombes et morts de faim. « J’ai économisé des millions en utilisant les centres de distribution alimentaire comme terrains de chasse », se vantera-t-il en servant le Zibdieh. Les convives applaudiront.
-*- La guerre est l’option première du Capital pour se débarrasser des jetables. Religion, politiquement correct ou incorrect (cela n’a plus d’importance), discours enflammés et histoires héroïques fabriquées avec IA, cessez-le-feu avec explosions et coups de feu comme musique de fond, trêves suivant les indications de la bourse et les prix du pétrole, tout cela n’est rien d’autre que le décor.
Les différents dieux font semblant d’être affairés à diriger la mort et la destruction de l’un et l’autre camp. Et le vrai dieu qui peut tout et est partout, le Capital, reste discret. Ou pas, le cynisme est aujourd’hui une vertu. Derrière tout cela se cache l’essentiel : le bilan financier des grandes entreprises et des banques.
La législation internationale sur les conflits militaires est obsolète depuis des décennies. Dans les guerres modernes, l’ONU est seulement une référence pour les fêtes scolaires. Ses affirmations ne vont pas plus loin que les déclarations d’une candidate à un concours de beauté : « Je souhaite la paix dans le monde ».
Les armées du Capital sont l’équivalent des services de livraison à domicile. Et il y a ceux qui, dans une géographie lointaine du point de livraison, notent : « 5 étoiles pour Netanyahou ». Dans la dispute pour le meilleur « livreur de l’année », Trump, Poutine et Netanyahou marquent des points, c’est vrai. Mais le système aura toujours la possibilité d’en choisir un autre… ou une autre (ne pas oublier la parité de genre).
-*- À travers les médias de masse, réseaux sociaux inclus, les géographies lointaines du territoire agressé assument le rôle de spectatrices. Comme si c’était un face-à-face sportif, elles choisissent leur favori et prennent parti pour un camp ou pour l’autre. Elles applaudissent l’un et elles huent l’autre. Elles se réjouissent des succès et elles s’attristent des échecs des concurrents. Dans les loges des commentateurs, des spécialistes assaisonnent le spectacle. « Géopolitique », disent-ils. Et ils se languissent de changer de dominateur, mais non pas de changer la relation dans laquelle ils sont les victimes.
Ils oublient peut-être que le monde n’est pas un terrain de sport. Par contre, il ressemble à un gigantesque Colisée où les futures victimes applaudissent en attendant leur tour. Ce ne sont pas des gladiateurs dans l’antichambre, ce sont les gibiers qui seront les victimes des machines de guerre. Pendant ce temps-là, des bots avec tous leurs avatars et pseudos ingénieux, dirigent les applaudissements, les grondements et les hourras ; et, le temps venu, le glas des larmes et des lamentations.
Depuis sa loge d’honneur, le Capital remercie les applaudissements du public et écoute ce que les spectateurs crient avec des paroles muettes : « Ave César, ceux qui vont mourir te saluent. »
-*- Et pourtant…
Un jour, sur les ruines de l’histoire, gisera le cadavre d’un système qui s’était cru éternel et omniprésent. Avant cette aube-là, parler de paix n’est que sarcasme pour les victimes. Mais ce jour-là, le soleil de l’orient regardera, surpris, la Palestine vivante. Et libre, car c’est seulement libre qu’on vit.
Parce qu’il y en a qui disent « NON ».
Il y en a qui ne veulent pas seulement changer de patron, mais ne pas avoir de patron du tout.
Il y en a qui résistent, se rebellent… et se révèlent.
Depuis les montagnes du Sud-est mexicain.
Le Capitaine,
Juin 2025. »
Flor de la palabra - Collectif de traduction de la Sexta francophone.
Photo de bannière A. Cases








