Chiapas : 30 ans après le soulèvement armé

Une rébellion têtue s’organise, se réinvente, et trace sa ligne

paru dans lundimatin#407, le 13 décembre 2023

Le zapatisme est encore là ; camina, têtu. Reconnaissons-le d’emblée : dans une époque marquée par l’expansion marchande et l’homogénéisation des formes de vies, la longévité d’une telle aventure révolutionnaire n’est pas chose commune. 40 ans après la constitution clandestine de l’EZLN, 30 après son soulèvement armé, la persistance du mouvement et la vivacité de son autonomie politique est une source d’enthousiasme et d’inspiration que l’on voudrait intarissables.

La rébellion indigène semble pourtant passée sous les radars, médiatiques d’abord - le temps court du spectacle de l’information ne nous étonne pas plus qu’il ne nous affecte - mais aussi des pensées et des forces révolutionnaires. Les surgissements d’autres territoires en guerre pour défendre leurs formes de vie – Rojava en tête - ont su capter curiosités intellectuelles et énergies internationalistes, et c’est heureux.

Sous les radars, donc, mais toujours là. Comme une anomalie, tant les cicatrices s’accumulent sur le cuir de la révolution chiapanèque. Coups de boutoirs policiers, militaires, paramilitaires, plus ou moins frontaux, plus ou moins vicieux ; science gouvernementale contre insurrectionnelle, son lot de divisions, de défections ; l’inexorable usure du temps.

Dernière grande menace pour l’intégrité zapatiste, l’offensive du crime organisé, qui vient de manière inédite contaminer et martyriser les territoires indigènes, en particulier le long de la frontière guatémaltèque. Longtemps préservé du phénomène, le Chiapas se confronte ces derniers mois à ces groupes mafieux grotesquement violents, aux moyens logistiques et financiers sans limites, qui font désormais partie de l’édifice du pouvoir au Mexique, au même titre que l’État et le capital.

Obscur et total enchevêtrement des trois sphères politiques, économiques et criminelles. Cette guerre de territoire entre groupes de narcotraficants nationaux (Cartel Jalisco Nueva Generación, Cartel de Sinaloa) et groupes locaux qui défendent leur territoire (cartel de San Juan Chamula par exemple) vient provoquer des déplacements de populations, déstabiliser les équilibres communautaires et ce qui s’y joue politiquement.

Le Sous-Commandant Insurgé Moisés, chef militaire de l’EZLN, dans un communiqué attendu, sombre, ébouriffant, dresse le tableau des dynamiques actuelles au Chiapas [1]. Les narcos se font la guerre, dirigent les principales villes et noyautent des pans entiers de l’industrie touristique. Les autorités officielles sont parties prenantes de ces offensives, la police et l’armée – sous couvert de « pacification » - se déploient comme force d’occupation et de contrôle des exilé.e.s venu.e.s d’Amérique Centrale.

Mais le répertoire de Moisés n’est pas celui de la dénonciation, ni de l’indignation. Il informe, et il prend acte. Cesser de s’offusquer dans les termes du pouvoir, mais savoir se mouvoir face à lui, et s’organiser en conséquence : voilà peut-être une des clés de la longévité.
A la description du chaos qui règne au Chiapas, s’articule l’annonce d’une profonde réorganisation politique et territoriale de l’autonomie zapatiste. Elle est le fruit d’un long processus collectif, qui témoigne d’un autre rapport au temps : 10 ans d’autocritique, 3 ans d’élaboration des nouvelles institutions d’autogouvernement, et une réflexion stratégique et militaire pour faire face aux menaces. « Parce que leur folie folie révolutionnaire n’a pas de date d’expiration », comme le dit joliment Gloria Muñoz.

Dans un second communiqué [2], l’EZLN présente et justifie la réorganisation du mouvement, sur le plan civil et militaire.Sur le plan civil, le geste d’ajustement organisationnel vient ramener le centre de décisions à la plus petite échelle. Les Juntes de bon gouvernement et les Communes autonomes sont dissoutes [3]. Les villages, communautés ou quartiers s’organisent désormais autour des GAL, Gouvernements Autonomes Locaux, dans la lignée des grands principes zapatistes de l’autogouvernement [4]. Ce nouveau maillage de milliers d’entités localisées, dirigées par les assemblées, vient recentraliser l’autonomie politique.

La nouvelle organisation déploie une série de d’entités plus grandes, à des échelles territoriales plus étendues, que les GAL peuvent convoquer pour se réunir sur la base d’une association volontaire en une structure fédérative. S’il est encore trop tôt pour faire une lecture fine et ajustée de ces évolutions, il apparaît néanmoins que les plus grandes structures, qui sont formées sur la base d’associations volontaires ou de principes fédératifs, deviennent des entités qui émergent de l’action spontanée de la base, et tout devient ainsi de plus en plus redevable aux communautés.

Ces nouvelles modalités semblent aussi relever d’une volonté de construction d’une résilience zapatiste, dans un contexte de chaos global et situé. L’EZLN veut rendre chaque village zapatiste en mesure de vivre et survivre même momentanément coupé des autres territoires rebelles. « La structure et la disposition de l’EZLN ont été réorganisées pour accroître la défense et la sécurité des villes et de la Terre mère en cas d’agressions, d’attaques, d’épidémies, d’invasion d’entreprises qui s’attaquent à la nature, d’occupations militaires partielles ou totales, catastrophes naturelles et guerres nucléaires », explique Moisés.

Le zapatisme édifie ses structures d’autonomie politique, et les fait évoluer selon les conjonctures et les impératifs stratégiques. On touche peut-être là à la puissance du mouvement, à l’hypothèse vivante qu’il constitue, et à l’essence de l’autonomie : une capacité propre à analyser une situation, à imaginer, créer et réinventer collectivement des formes politiques depuis les communautés, les villages, les quartiers, depuis les bases populaires.

Penser, attaquer, construire : telle est la ligne fabuleuse, lit-on sur un mur hexagonal.

Au Chiapas, une rébellion têtue s’organise, se réinvente, et trace sa ligne.

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[3Dans le système précédent, les Juntes de bon gouvernement, organisées dans les Caracoles, coordonnaient l’ensemble de l’autonomie au niveau régional, réglaient les conflits entre personnes ou communautés, et jouaient un rôle d’interlocuteur avec le monde extérieur. Les Communes autonomes quant à elles regroupaient des dizaines de villages pour déployer de manière pratique, technique, logistique l’autonomie dans toutes les sphères de vie : santé, éducation, agroécologie…

[4Des assemblées populaires – espace collectif pilier dans les formes de vies indigènes – prennent les décisions, et désignent des responsables chargé.e.s de les mettre en application au sein d’entités d’autogouvernement. Organisées sur le principe de mandats rotatifs (3 ans maximum), impératifs et révocatoires, ces entités sont paritaires et ont le mérite de constituer des structures déprofessionnalisées, sous contrôle réel et permanent des assemblées populaires : « El pueblo manda, el gobierno obedece ». L’autogouvernement zapatiste vient rompre la perpétuelle séparation que le pouvoir maintien entre les gens et leur propre vie. Le pouvoir se dilue dans un processus collectif, lent et patient, de construction d’une autonomie politique.

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