Vers le 7 mars et au-delà

Tous Dehors

paru dans lundimatin#373, le 6 mars 2023

Que donnera la journée du 7 mars ? L’enlisement dans les formes épuisées du « mouvement social » ou bien le « saut qualitatif » que tout le monde espère sans pour autant savoir où trouver l’élan ?
Dans la continuité d’autres analyses et généalogies publiées ces dernières semaines [1], une contribution de Tous Dehors à prendre la rue et l’au-delà.

Un mois et demi de manifestations massives, des millions de personnes dans la rue, une mobilisation jamais vue depuis trente ans, un pouvoir qui joue le tout pour le tout dans une orgie de vociférations managériales, de mépris et de mensonges digne d’un arracheur de dents. Quelque chose se passe en ce début d’année, mais personne ne sait trop comment s’arrimer à une situation un peu trop gigantesque pour qu’on sache sous quel bon angle la saisir.

Un mois et demi de manifestations massives donc, mais aussi un mois et demi de cette théâtralité sans surprise propre au « mouvement social » où chacun joue une partition éculée. Comme en 2010, lors du mouvement contre la réforme Sarkozy des retraites, les centrales syndicales tiennent entièrement le mouvement, alors que la base espère un tour de force dont elle a le plus grand mal à saisir les contours et que la gauche de tous les futurs compromis espère récolter quelques fruits de la situation en singeant une parodie de rébellion parlementaire.

Mais ce n’est pas que ça. Cette « unité historique » dont se gargarise l’intersyndicale tient par la stratégie d’un nivellement par le bas au niveau de l’engagement, comme des ambitions - condition presque sine qua non du soutien de la CFDT au mouvement. De plus, alors que pour notre génération, le travail tient plus d’un véritable cauchemar qui ne rapporte quasiment rien, les vieux syndicalistes se gargarisent d’une mobilisation exemplaire de bons citoyens-travailleurs qui ne demanderaient, au final, qu’à être respectés pour les nobles services qu’ils rendent au bien-être général de la société. Mais qui peut encore croire à ce genre de fable ?

Ces réflexes de vieux dinosaures de la pacification resteraient sans conséquence si cela ne se doublait pas d’une collaboration ouverte avec les autorités policières. Une rapide revue de presse trouvé sur un blog anarchiste nous le rappelle aisément. « On a été en contact avec la préfecture tout au long de la manifestation. On nous a tenus au courant d’éventuelles populations à risque, avec un nombre approximatif, ce qui nous permet nous aussi de positionner notre service d’ordre avec un nombre suffisant pour encadrer les manifestants » se réjouit, par exemple, Patricia Drevon, secrétaire confédérale de FO (France Info, 30/1). « Le but du SO est de maintenir de l’ordre au sein du cortège, il n’est pas là pour rigoler. Il doit avoir ce côté militaire voire autoritaire », précisait la même chéfaillonne de FO à la veille de la première manifestation parisienne (Libération, 18/1) ; « L’autre objectif des SO, c’est évidemment de repérer les casseurs. On veille à ce que tout se passe bien, qu’on ne soit pas infiltré dans nos cortèges », indique Ophélie, 46 ans, secrétaire nationale de l’union syndicale Solidaires. « À l’avant du cortège syndical, Alain, le chef de la sécurité, donne ses instructions et invite les manifestants à se mettre en ligne. De leur côté, les membres du service d’ordre serrent les rangs… Sébastien, l’un d’entre eux, explique que le but, « c’est d’empêcher les individus extérieurs de la manifestation officielle de pouvoir intégrer le cortège officiel pour casser et nuire aux forces de l’ordre ». Une fois localisée, la présence de Black Bloc est signalée directement, afin que les forces de l’ordre interviennent immédiatement » (RTL, 8/2).

De notre côté, il n’y a pourtant pas matière nouvelle à se morfondre sur le rôle pacificateur des syndicats. Actuellement, ce qui est en jeu dans ce bras de fer tragi-comique qu’ils ont engagé avec le gouvernement, ce n’est d’ailleurs pas une quelconque subversion de l’ordre économique, mais la condition du maintien de leur rôle de partenaires sociaux reconnus par un gouvernement qui les ignore. Torse bombé, colère feinte, dégaine d’amants éconduits - ils ne font que tenter de sauver leur rôle d’interlocuteurs légitimes du gouvernement. Si la CFDT est temporairement sortie du salon doré de la négociation, chacun s’attend à ce qu’elle y retourne rapidement. Quelques concessions attendues sur les questions de la « pénibilité » ou des « plus petites pensions » - deux euphémismes qui cachent l’exploitation la plus crasse et la misère la plus crue - permettront que sa direction se gargarise de sa capacité de négociation démocratique avec le gouvernement.

Ces derniers temps, tout observateur un peu attentif aura distingué une sorte de mollesse, mélangée à une bonne dose d’attentisme, d’incertitude et d’hésitation dans les cortèges. Les grands vecteurs du mouvement social à la française sont à bout de souffle. Alors que la dictature de l’économie personnifiée dans la figure de Macron et de ses ministres-courtisans assoit méticuleusement, en toute sauvagerie et en toute inhumanité, son règne sur nos existences, nous sommes nombreuses et nombreux à ressentir l’inadéquation des moyens actuellement employés pour reprendre l’offensive.

Entre la masse qui surgit chaque jour de mobilisation et l’absence presque totale de bouleversements que la structure de ce surgissement empêche, il y a un paradoxe que beaucoup cherchent à expliquer. Sans horizon révolutionnaire, la masse est lourde, empotée, maladroite et l’initiative ne s’y meut que difficilement. Sans stratégie un peu pensée, la coagulation des colères, la cohésion face à l’ennemi et le partage des expériences y est proche du degré zéro. Sans organisation collective, l’isolement y triomphe et toute possibilité de débordement y est rendue caduque par effet d’atomisation.

Le mouvement en cours signale une régression inquiétante, non pas tant en raison de son manque de succès, mais plutôt de son manque de développement théorique. Alors qu’encore une fois, les réseaux sociaux semblent être les principaux canaux d’agrégation de la colère, aucun groupe, aucune localité, aucune rencontre ne s’essaie à articuler une vision systématique de la rébellion. Au lieu de cela, il n’y a qu’un flux continu de mises à jour de statuts, d’images sans consistance, de tweets et de livestreams. Pour une raison qui semble échapper à ses participants, ce non-mouvement ne charrie aucune nouvelle forme d’inventivité offensive. Pourtant, ce regain de sociabilité politique virtuelle propre à presque toutes les éruptions antagoniques du XXIe siècle dissimule un véritable besoin de ce que les Grecs appelaient la philia, soit un désir affirmé d’amitié, de camaraderie, d’hospitalité, de liens et de communauté.

Sans vouloir jouer les nostalgiques, on oublie trop rapidement que la vigueur ravageuse des Gilets Jaunes tenait non seulement à la force fracassante de leur irruption dans les centres-villes, mais aussi du fait qu’ils avaient réussi à convertir des formes numériques d’agrégation en les reterritorialisant sur les ronds-points pour se lier, pour échanger, pour se renforcer, pour composer des stratégies de partage, d’entraide, mais aussi pour conspirer. C’est en grande partie de cette capacité à trouver un autre lieu que celui de la manifestation que le mouvement actuel souffre. Alors comment faire ?

D’abord, en proposant une ébauche de programme pour la journée du 7 mars et les jours cruciaux qui vont suivre :

  • Il faut que se retrouvent celles et ceux qui refusent l’apathie et qui sont convaincus qu’il est inévitable de redoubler d’ardeur. Ce n’est que dans la puissance de la rencontre, dans la libération de la parole, dans le refus systématique de la dictature de l’économie et des formes de gouvernementalité qu’elle charrie, que nous pourrons renouer avec un plan stratégique consistant. Ceci non pas depuis la focale syndicale de la centralité du travail, mais de ses lignes de fuite, dans l’arrêt, dans la désertion, dans la réorientation et dans les volontés communes d’une grande bifurcation. Nous ne voulons ni améliorer, ni réformer les cadres capitalistes du travail. Nous voulons d’abord les détruire, puis en inventer de nouveaux et cette discussion devra nécessairement être ouverte. Nous voulons sortir du régime de la survie pour envisager collectivement les contours d’une vie bonne.
  • Il faut aussi sortir de la vision quantitativiste de la mobilisation, mais il faut surtout ne pas la reconduire dans la deuxième phase du mouvement qui va sûrement se focaliser sur la question du blocage de l’économie. La technique du blocage combinée à la grève a moins vocation à « coûter cher » qu’à fragiliser le pouvoir économique, à le rendre au moins temporairement inopérant, à faire sauter les chaînes de la discipline du travail et des salaires. C’est cette fragilisation seule qui est capable de faire céder des élites radicalisées, parce que la possibilité même d’une perte de contrôle de l’économie rendrait caducs leurs vicieux projets de réformes.
  • Nous devons en finir avec le folklore des mobilisations sociales antérieures. Dans la rue, l’hypothèse du « cortège de tête » de 2016 a été rendue caduque par les stratégies sauvages du 1er décembre 2018, lorsque, pour les Gilets Jaunes, la question était moins de manifester sur l’artère des Champs Élysées que de se répandre dans tout l’Ouest parisien.
  • En petit comité ou en assemblée générale, nous devrons aussi en finir avec le micro-management de la parole, pour renouer avec l’invention stratégique et l’effort théorique de composition, pour inventer de nouveaux gestes de sécession, réaffirmer la force du politique, de la parole juste et de l’intelligence des conflits qui traversent tout regroupement.

À toutes les vieilles préoccupations idéologiques, à toute fascination pour la pureté, nous substituons l’élaboration collective d’une stratégie d’intervention qui vise à faire voler en éclats la vieille séparation entre économie et politique. Il n’y a pas d’un côté, la production, la valorisation, le commerce, l’échange, le profit et de l’autre une société agrégeant une multitude d’individus à gouverner dans des institutions comme l’entreprise, le service public, l’école, l’université, l’hôpital, etc. Au contraire, il y a plutôt un monde gangrené de toute part par la dictature de l’économie. Un monde en passe d’être unifié par le règne de la valeur, de son autorité et de son devenir gestionnaire de l’humanité.

En somme, chaque année, s’actualise un peu plus la possibilité d’un monde désastreux à tout point de vue, autant pour les hommes et les femmes qui peuplent cette terre, qu’au niveau du ravage des différents milieux naturels dans lesquels ils pourraient pourtant s’épanouir. Au travail, à la ville ou à la campagne, en France comme aux quatre coins du globe, à la maison, dans nos relations, dans les liens que des individus et des groupes tissent entre eux, partout où règne la séparation du politique et de l’économie, règne une même impuissance face aux désastres en cours.

Le règne de l’égalité, du partage et de l’entraide est à tout moment possible. Ce que pêle-mêle syndicalistes, gouvernement, patronat et journalistes appellent « négociation démocratique » ne constitue à ce jour que l’ensemble des détours inventés par les délégués de l’ordre économique pour conjurer cette possibilité. Que l’histoire du « mouvement social » se ramène depuis presque un demi-siècle à une accumulation variée de défaites, c’est-à-dire à une diminution continue des conditions minimales d’une vie qui vaut la peine d’être vécue, dit bien que la question du commun ne peut plus être suspendue plus longtemps. Partout où nous choisirons d’intervenir, c’est cette suspension qu’il nous faut maintenant, à son tour, suspendre.

OMNIA SUNT COMMUNIA
[Tout est commun]

Photo : Bernard Chevalier

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