Mordre l’histoire à la nuque !

Quelques considérations sur le mouvement contre la réforme des retraites

paru dans lundimatin#372, le 27 février 2023

Comment s’orienter dans l’actuel mouvement contre la réforme des retraites ? S’agit-il d’ailleurs d’un mouvement, d’une répétition sans entrain ou du prélude à quelque chose de plus audacieux ? Dans la continuité d’autres analyses et généalogies publiées ces dernières semaines [1], quelques astronautes nous ont transmis leur feuille de vol.

Beaucoup de choses ont déjà été dites sur le mouvement contre la réforme des retraites. À une semaine de la date-clé du 7 mars à Paris, ce texte prend le parti de parler de la situation, et uniquement de la situation, depuis ses impensés et ses angles-morts politiques, avant d’en tirer un certain nombre de lignes stratégiques. La tristesse, l’ennemi, notre époque, le travail, la révolution. Prendre du recul, juste pour prendre l’élan suffisant. Et si l’écart entre ce qu’est le mouvement et ce qu’il devrait être tenait à la difficulté collective à y projeter ce qu’il y a de plus urgent politiquement aujourd’hui ? Peut-on attendre plus longtemps avant de poser les questions qui sont les nôtres ?

La seule idée raisonnable, c’est la révolution. La priorité absolue aujourd’hui est de pouvoir reparler de révolution, de la rendre entendable, parlable et praticable. Pourquoi on n’y arrive pas ?

Les limites du fado

Le mouvement des retraites tourne autour du pot parce que toute une génération politique tourne autour du pot, passe à côté d’elle-même. On tourne en rond, on piétine dans l’infra-politique, et accessoirement on passe à côté de nos destins. On connaît encore de la joie, de l’ivresse, mais qu’elles soient à mettre au crédit du monde passé les dissout illico dans la mélancolie. Au contraire, la joie dans ce qu’elle a de plus vivace est comme un acompte versé par le futur. OR CONTRE TOUTE ATTENTE ON A UN FUTUR : POUR PEU QU’ON REFUSE CE MONDE QUI N’EN A PAS. Dans l’insondable mélancolie occidentale, dans la bande-son contemporaine, vibre ce que Fernando Pessoa entendait dans le fado : « C’est la fatigue de l’âme forte, le regard de mépris vers le Dieu en qui on a cru et qui nous a aussi abandonné. » Ce Dieu, dans le Portugal déçu d’autrefois comme dans la France déçue d’aujourd’hui, c’est la civilisation. Et notre grande fatigue, même fatiguée d’elle-même, n’est jamais que la forme de dévotion la plus tardive qu’on lui témoigne. Il est grand temps de couper court à la religion des conquistadors.

L’idée de révolution a changé

Ce n’est plus la révolution du travail et des travailleurs, celle qui renversa en son temps la révolution bourgeoise. L’ennemi est toujours là, mais ce n’est plus le même : pourfendre le capitalisme sonne creux, manque l’essentiel. « Le capitalisme et son monde » ? C’est encore flou, vague, nébuleux. Le monde du capitalisme, de toutes les dominations, de la destruction de la nature, le très contemporain, le très ancestral monde du travail, de l’identification, du fonctionnement, de la valorisation et du contrôle, c’est la CIVILISATION. Contrairement à la success story qu’on raconte à chaque petit civilisé pour l’endormir, la civilisation n’est ni une culture particulière ni une période historique supérieures aux autres, c’est juste la logique politique qui l’a emporté. Dès lors, la révolution ne désigne pas la production d’une société meilleure, mais ce que libère le mouvement obstiné de se soustraire à la production de société. Il ne s’agit plus d’abattre une institution en particulier. Il s’agit de combattre la logique même de l’institution, la transformation de n’importe quelle question en secteur de la société, et le pilotage qui va avec : le gouvernement, dans un sens à la fois plus fort et plus élargi que l’ordinaire.

Le gouvernement ne renvoie ni à la mandature d’untel, ni au numérotage de la République, ni à un conseil d’administration. Sorte de bloc stratégique à géométrie variable, il est ni plus ni moins la gestion du parc institutionnel, en temps réel. Le centre n’est ni unique, ni fixe (il n’y pas d’« État profond »), et les ramifications sont infinies, au nombre desquelles on compte aussi la délation ordinaire, la vigilance citoyenne. Gouverner a comme base et objectif les secteurs aliénés, et consiste à en arbitrer l’ordonnancement, la distribution des charges, la répartition du personnel, la logistique. S’il y a bien de la décision – la politique de confinement de masse en donne la plus belle illustration – cela n’implique nullement un appareil de gouvernement unifié, ordonné et cohérent, mais plutôt un rapport de force permanent entre les acteurs (États, grandes groupes, dispositifs techniques...), entre lutte pour la suprématie et entente intéressée.

Non, la révolution n’a pas pour ambition de gouverner les vies, mais de détruire tout gouvernement. C’est précisément dans cet esprit-là, avec les moyens qu’il se découvre (et pas n’importe lesquels), qu’on doit s’attaquer partout au monopole démocratique, qui n’est rien d’autre que la politique moderne de gouvernement. Pour être tout à fait clair, il faut renoncer à chercher le point de renversement dans une relecture de l’idée démocratique, comme il a fallu un jour renoncer à le tirer des Saintes Écritures. Prétexte à toutes le hybridations (vaches sacrées et villes connectées en Inde, néolibéralisme et Islam en Turquie, culte de sa petite personne et policiarisation en France), la démocratie n’est pas pour autant un modèle inconsistant. C’est plutôt qu’elle tire sa seule cohérence de sa vocation contre-révolutionnaire – qui est l’intersection même, si massive aujourd’hui, entre libéralisme et autoritarisme. Les régimes iraniens et français veulent tous deux l’échec de la révolution iranienne, ils diffèrent seulement sur les moyens de l’obtenir. L’hégémonie démocratique, sa confiscation de la politique, résume à elle seule l’impasse révolutionnaire de notre temps. Car elle ne se contente pas d’attaquer de l’extérieur toute opposition radicale un peu conséquente (répression), elle l’attaque aussi de l’intérieur, en imposant ses choix symétriques. Elle la condamne soit à surenchérir sur la logique démocratique, à être plus royaliste que le roi (opposant la « vraie » à la « fausse » démocratie), soit à se livrer à une logique autoritaire (du djihadisme à l’écologie punitive, en passant par les mille et une variantes de l’organisation « stal »). Un soulèvement doit ignorer le chantage permanent, la guerre psychologique, que lui fait l’ennemi. Mais comment ne pas partir en roue libre ? Sa victoire politique tient à la manière dont son antidémocratisme s’ancre coûte que coûte dans la négation de tout gouvernement.

Notre époque

Quelle est la situation générale ? Quelles sont les conditions nouvelles pour l’action politique ? Où en sommes-nous ?

1. Si l’option révolutionnaire semble au point mort, c’est que nous nous trouvons à l’intersection de deux arcs narratifs, tous deux dans un moment de basse intensité, l’un par déclin l’autre par immaturité. Le plus ancien correspond grosso modo à l’âge marxiste, le nouveau-né à la possibilité destituante. Que ce dernier articule un premier mot et de mauvaises fées lui trouveront des airs « d’avant-garde ».

2. En elle-même l’époque ne conduit pas à la révolution. Mais si sa possibilité n’a rien d’automatique, aucune fatalité ne l’interdit, ni dans « la séquence politique » (laquelle exactement ?) ni chez « les gens ». Il est toujours bon de se le rappeler. C’est fou comment tous ceux qui capitulent ne manquent pas d’invoquer le fait que « les gens ne bougent pas, sont mous, amorphes, dociles, dans le confort. » Il n’est pas question d’espérer, mais d’admettre une possibilité et de ne pas la lâcher. Comment la reconnaître, repérer, penser, traduire, la mettre en mouvement, comment la vivre : telle est la question.

3. Un peu partout sur le globe, la possibilité de l’insurrection est démontrée dans les faits. Et en définitive, qu’est-ce que la révolution, sinon l’insurrection que l’on veut ? Pourtant le seuil à franchir est de taille : aucune démonstration factuelle ne suffit, il faut armer une politisation nouvelle. C’est ce qui fait défaut d’une manière générale (Gilets Jaunes, BLM, Hong Kong, Iran…).

4. S’il est vrai que, comme la grenouille de la fable, le monde ennemi déploie des efforts constants pour se dilater à l’extrême, il n’est pas le monde. Il est toujours bon de se le rappeler. Il est peut-être plus massif qu’on pouvait se l’imaginer, mais il n’est pas un amas de brumes sans contours. Dans chaque situation le gouvernement se manifeste (en acte, en parole, en évidence, en violence), et à chaque fois on peut contrer sa marche, sentir, vouloir, faire autre chose – ou choisir de capituler.

5. Le gouvernement s’affirme comme une force d’occupation, d’asservissement et de colonisation. Analogue aux exemples que l’Histoire nous en donne, il ne leur est pas identique et ne se combat pas de la même manière. Il s’agit de réapprendre à discerner dans la situation des leviers politiques. Mais ce n’est pas parce que l’ennemi est partout qu’on ne doit commencer nulle part. Cela libère plutôt la possibilité de commencer n’importe où, tout en rendant vaine la tentation de l’autosuffisance, du repli sur un territoire, une hypothèse ou un commun séparés.

6. L’ennemi est anonyme, parce que c’est le propre de toute position politique, et non parce qu’il serait intouchable. D’un côté la position ennemie excède tous ses agents humains et matériels, de l’autre elle se réduirait à une pure hypothèse sans des décisions et des partis pris qui l’activent, la soutiennent et la réactivent. Nous devons faire basculer des positionnements, plus encore que des modes de vie. Relevant du cycle finissant, le mouvement des retraites témoigne d’une faiblesse patente qui est déjà un encouragement à renverser la table.

7. Le déclin de l’hypothèse marxiste est aussi celle de tout sujet révolutionnaire, de ce malheureux mélange de messianisme et de sociologie. Commençons donc par dire : il n’y a aucun nous disponible qui fasse l’affaire. C’est seulement depuis cette réouverture que quelque chose peut apparaître à nouveau.

8. Tous les soulèvements s’en prennent aux institutions centrales qui leur font face. Un pas de plus et on se découvre un point de rupture commun : la haine de l’institution. Partout refoulé par les mécanismes de l’adaptation sociale, cet affect est une bombe. Il faut déchaîner la haine de l’institution. Mais comment ? Difficile, pour commencer, de laisser en paix ce qui est au cœur du mouvement et qui le destine à n’être qu’un instrument de reproduction sociale.

Porter la contradiction

Le mouvement des retraites a une contradiction centrale – et même décisive – que certains ont déjà pointée à juste titre : il est travailliste. Le travaillisme est l’impossibilité sociale de sortir du cadre du travail, la domination de son approche apolitique. Par un paradoxe dont on est coutumier, ce que le travail a de véritablement politique est dissimulé dans son caractère évident, omniprésent, bref, hégémonique. La défense du travail la plus « émancipatrice » est pourrie d’avance par le fait qu’on est tous les employés plus ou moins corrompus de ce modèle ! Le conflit d’intérêt est planétaire, anthropologique ! Les définitions sociales (trouver sa place) et économiques (participer à l’Effort Commun moyennant un dédommagement), font diversion de l’opération de base : garantir l’asservissement. Nul besoin d’aller chercher plus loin le sens politique du travail et de la production. Exagération partisane ?

S’il est vrai que le travail moderne n’est pas l’esclavage, le paradigme reste inchangé dans un cas comme dans l’autre. Notre éducation moderne nous incite simplement à accorder plus d’importance à leur différence qu’à leur identité (tendance qui s’inverse à la première lueur de révolte). Tout semble dépendre d’une capacité présente à politiser ou dépolitiser sa condition. Si je me trouve du jour au lendemain réduit en esclavage, je ne vais pas me borner à dire : telle est ma place dans la société (« Celle-là ou une autre… »), telle est ma contribution à l’effort collectif (« Il faut bien faire sa part de petit colibri »). Là où dans l’esclavage (envisagé rétrospectivement) le rapport de pouvoir apparaît aussitôt, le travail moderne s’inscrit en lettres d’or dans le grand récit de l’humanité en marche. Il relève d’une nécessité universelle. On ne s’aventure pas à le penser, à imaginer le monde sans lui, et les contraintes qu’il charrie sont contrebalancées par un dédommagement matériel, symbolique, psychologique, par un gain de socialisation. Néanmoins, dans la société la plus libre-et-démocratique, il figure bien comme un étrange bastion d’autorité (avisez-vous de discuter la ligne managériale). Au-delà même du rapport de classe, le travail est un rapport d’obligation, ni plus ni moins. On ne choisit pas de travailler, puisqu’on ne dispose pas socialement du choix de ne pas travailler.

Garantir l’asservissement, gouverner les vies, capturer (jusqu’à notre attention) pour prélever de la valeur... Dès qu’on élargit le cadre de pensée, le travail n’apparaît pas comme une simple survivance, une anomalie, mais comme la preuve que rien n’a fondamentalement changé depuis que l’Histoire est l’Histoire. Il n’est pas anachronisme mais continuité. Il n’est pas un îlot inexplicable, mais une explication de la société, présente passée ou future. Le travail, c’est la production de société, l’ingénierie sociale. Si l’Intelligence Artificielle y trouve une part de plus en plus grande, c’est que d’une certaine manière elle est en place depuis le commencement. Nul besoin de voir officier un robot pour nous rendre compte que tout cela nous échappe profondément. Quand Lewis Mumford date l’invention de la machine à la construction des pyramides, c’est pour constater que les premiers rouages étaient humains. Le dira-t-on jamais assez : ce qui est en cause est un rapport politique, et c’est en l’attaquant qu’on saura défaire les configurations matérielles qu’il se donne. Il n’a d’ailleurs rien de bien mystérieux.

Le mantra de la nécessité du travail – « Il faut bien travailler / il faut bien vivre » – la symbiose gluante entre vie et travail, recouvre d’un voile sacré le rapport instrumental avec la nature. Tout le système productif tient sur l’autonomisation de la sphère humaine, qui traite tout le reste comme bon lui semble. On vit aujourd’hui au milieu des conséquences de cette réduction du non humain à « tout le reste ». En définitive, l’humain se retrouve enchaîné à une double mission historique. D’un côté, perpétuer le rapport instrumental comme base politique, vivre en producteur, participer d’une forme de subjectivité aberrante, celle du rouage, du sujet-objet. De l’autre, assurer la suprématie humaine : produire « l’homme ». James Baldwin : « Je rencontrais [mes amis], (...) perdus et incapables de dire ce qui les oppressait, si ce n’est qu’ils savaient que c’était « l’homme », l’homme blanc. Et il n’y avait apparemment aucun moyen au monde de chasser ce nuage, placé entre eux et le soleil, entre eux et l’amour et la vie et la force, entre eux et ce qu’ils voulaient, quoi que cela fût » [2]. Pour produire l’homme, ce signifiant d’abord vide à faire peur, pour en faire l’axe du monde, on doit en passer par tout un jeu bien connu d’oppositions : on produit/sépare ses figures contraires, ses faire-valoir, ses subordonnés, ses repoussoirs – Noir, femme, pauvre, enfant, barbare, homosexuel, trans, handicapé – enfin, tous ceux qu’on s’apprête à soumettre pour sa seule élévation. Produire l’homme, on l’aura compris, revient à inventer la domination. Ci-gît la religion des Lumières, avec sa promesse d’émancipation. La révolution n’est plus celle de l’humanisme.

Contrairement à la notion désuète de « société de consommation », l’équation société = production donne un aperçu enfin complet de ce qu’il faut détruire. On ne veut plus se rendre ni complice ni victime de l’œuvre de civilisation. Le producteur est à la fois l’accapareur universel, le vecteur des dominations, le broyeur de sens, et l’homme-objet (l’extractivisme mine d’abord l’humain). Dans l’infinité des sphères d’activité sociale, le lieu de travail est chaque fois le même : l’institution, autrement dit, partout où le cadre de la pratique est imposé, le sens de ce que l’on fait est confisqué. La logique d’institution pollue la moindre question qui peut survenir dans l’existence, singulière et collective. Son refus nous projette d’un coup dans une idée explosive de la politique. Il est un peu tard pour parler abolition du patronat quand chacun devient le N+1 de tout le monde. On ne veut pas qu’une classe en renverse une autre, mais détruire la domination de classe et avec elle toutes les autres. On ne veut pas que le monde change de base, on veut détruire la pyramide. On ne veut pas seulement sortir du petit rôle ingrat qui nous revient aujourd’hui, on veut déserter tous les postes d’un coup, et on appelle stratégie le bon tempo de leur destruction !

Aide-mémoire stratégique 

« Non mais vous avez vu le prix du cocktail molotov ? » Aussi loin du compte que soit le mouvement des retraites, l’insurrection reste à l’ordre du jour. Qu’est-ce qui la sépare d’un mouvement social ? La volonté de devenir dangereux. La capacité à prendre plutôt qu’à mendier. Savoir ce que l’on veut plutôt qu’attendre qu’on nous l’apprenne. Quand on s’accommode du mouvement en l’état, de l’ordre du jour le plus arrangeant, on est déjà disposé à demander la permission. Au fond, le sujet d’aujourd’hui, c’est encore et encore les Gilets Jaunes, les raisons de l’échec, la mémoire de la force, les leçons qu’on a méditées et mises à macérer. Voici la plus générale : il ne faut pas partir de ce qui est là, mais de ce qui manque. Autant avoir sous les yeux la liste des ingrédients de base du soulèvement, des différentes façons de réintroduire le loup dans la bergerie.

1. « Mettre la France à l’arrêt ». Tout est affaire de définition. Si la grève est un moyen de compter les têtes de bétail, non [3]. Si le projet est d’arrêter de produire la France, alors c’est différent. C’est le commencement et le but ultime ! Au centre, non plus les travailleurs, mais la volonté de cesser de jouer le jeu. Question énorme, dont personne n’est propriétaire, dynamique infinie : comment et à quel rythme tout arrêter. Comment s’organiser sur la base de l’abolition de l’ordre social.

2. Usage de la violence politique. La génération au pouvoir, se sachant la dernière d’une longue lignée de pétro-démocrates, escompte bien en profiter jusqu’au bout. Même de grands réformistes en conviennent : ce n’est pas par des moyens pacifistes que les choses bougeront (on se souviendra avec émotion, au moment du prochain tsunami, du « surtout, pas de vagues » de certains). Quel rapport de force dans la rue. Comment conserver l’initiative. Comment défaire les techniques syndicales-policières de contention de la rage pratique. Ces questions se posent depuis 2016, depuis 2006, et ainsi de suite. Le camp de l’émeute a la mémoire courte ? C’est qu’une pratique ne suffit pas à constituer un camp. Ensuite, la jeunesse ne fait rien à l’affaire : la mémoire revient à ceux qui se disposent à agir. Ils développent des réflexes sortis d’une histoire qu’ils n’ont pas connue. Quand on prend au sérieux la possibilité d’une nouvelle génération révolutionnaire, le combat de rue trouve le sens qui est le sien : jamais suffisant, toujours nécessaire. On sait que tel bon coup a été possible à un moment, qu’il tenait même de l’habitude, les discours révisionnistes glissent sur nous. D’une manière générale, continuons à nous raconter les faits passés, car ils viennent renforcer ce qui nous intéresse et nous stimule le plus : l’occasion présente. On y trouvera peut-être l’énergie de reprendre ce dont on nous dépossède chaque jour : notre expérience, la capacité à avoir une histoire. Ce qui compte le plus, dans le cortège de tête et son irruption en 2016, c’est la continuité entre l’élan de base et la pratique répétée. L’envie nous a pris d’aller devant, par un mélange d’ennui, d’orgueil, de détestation du mode général syndical, de fourmis dans les jambes – l’envie d’attaquer les flics, naturellement. Il s’est passé pas mal de choses depuis, dont des reculades incontestables, mais on ne croit pas à une quelconque linéarité irrésistible. On veut juste dire que, quand l’élan refait surface, que les déterminations de quelques-uns et de quelques-autres sont au rendez-vous, tout se simplifie à nouveau. Pour revenir à la situation présente : politiquement, comment faire grossir un cortège contre le travail. Comment sanctionner enfin la répression qui s’abat sur toutes les tentatives d’occupation.

3. Des QG pour le mouvement. S’il fallait encore en démontrer l’impératif stratégique, leur répression systématique y suffirait (Condorcet et Tolbiac à Paris, Maison du peuple à Rennes...). La politique est affaire de présence. C’est la leçon des ronds-points, et aussi celle du confinement. Si le cœur du mouvement devient l’une ou l’autre plateforme de messagerie, il se change en télé-mouvement. À l’inverse, laissez quelque part trois jours d’occupation et des liens décisifs peuvent se nouer, des dynamiques inarrêtables s’amorcer, des idées dangereuses se répandre. S’annonce donc une première grande bataille, autour d’un lieu central. Il faut à tout prix casser la division, notamment entre « travailleurs et étudiants ». Cela ne passe pas par la convergence-des-luttes, mais par la désaffiliation des uns et des autres : goût de la surprise, parti pris de l’événement, refus de se laisser intimider à l’entrée (un avantage des places occupées : personne à l’entrée). Ce n’est pas céder à l’auto-dénigrement que de rire de son identité sociale, puisqu’on se moque bien de toutes. Au contraire, le militant qui joue au militant se laisse vite gagner par la haine de soi et déplore publiquement de voir tous les jours les mêmes têtes.

4. Art de la décision. Faire face ensemble à la situation. Rien n’est plus galvanisant collectivement que la pratique de la décision. Rien n’est plus affaiblissant que d’en être empêché, détourné. Une devise : le sens avant toute chose. Pendant les GJ, l’Assemblée des assemblées a joué un rôle contre-insurrectionnel. On ne pouvait mieux trahir l’esprit initial, sa détermination sans phrases. Il faut dire que la haine de la politique est à la fois la plus grande force et la plus grande faiblesse des GJ. Sur la base des dépassements survenus les premières semaines, une autre idée de la politique pouvait se frayer une place. Au lieu de quoi on a eu droit au retour des protocoles gauchistes. Aujourd’hui, les pratiquants de la vieille politique officient un peu partout, donnant à tout des airs de Restauration. Le syndicalisme étudiant, celui des tours de paroles, des tribunes, de la manipulation désinvolte, du « seule l’assemblée est souveraine ». À chaque office, la mémoire des dépassements en prend un coup (oui, on peut parler sans tours de parole : ce n’est ni le bordel, ni la foire aux grandes gueules, et on ne s’en écoute que mieux). Dorénavant la conciliation n’est plus possible : il faut rompre avec tout gouvernement des conduites, autoritaire ou antiautoritaire, toute institutionnalisation de la parole, fût-elle tendance. La mainmise sur la forme même des discussions affecte trop manifestement le contenu. Si l’ennui gagne l’assemblée, cela ne pose pas un problème d’abord existentiel (en vertu d’une vague morale situ), mais c’est un symptôme politique : l’enjeu s’absente, et avec lui toute excitation, parce que certains font profession de l’escamoter. Par exemple, en repoussant le point décisif à la fin des débats. Ou en ensevelissant toute puissance de parole sous la question du qui parle et des moyens de l’identifier.

5. Le nous insurgé ne tombe pas du ciel. Pas question de le fantasmer : il se construit en faisant l’épreuve commune de la contradiction. S’il y a parfois quelque chose à décider, c’est qu’un virage est peut-être à prendre, maintenant. « Alors, c’est bien, on débat, on s’engueule, mais il faut se rappeler que l’ennemi, il n’est pas ici », entendait-on dans une AG de Paris 8. Dans un mouvement calé sur la ligne de la CFDT, il est permis d’en douter. La phrase se voulait un encouragement mais venait bien décourager quelque chose. Aucun nous insurgé n’émerge tant qu’on ne sait pas rompre avec les partisans de la négociation, de l’attentisme, de l’unionisme, ou de la bête séparation. Dernières figures en date : l’autonome cogestionnaire, l’ultra-gauchiste d’accompagnement, le radical réformiste.

6. Un mot d’ordre. Les mots aussi sont des puissances politiques. « Par un mot tout est perdu. Par un mot tout est sauvé », disait André Breton. « Prise en compte des années d’études dans le calcul des retraites », c’est refusé. « La retraite à soixante ans » est un naufrage. Vous comprenez, cela suppose qu’il faut consentir à tout le reste. Tout mot-calcul, tout mot-demande, s’écrase sur nous de tout le poids de l’institution. Tout ce qui a vocation à redoubler le déjà-là, non seulement fatigue tout le monde, mais quand on y songe c’est même beaucoup plus violent que cela. En s’évanouissant dans le bruit de fond de l’époque, le slogan moisi participe avec lui à taire quelque chose : ce qu’on pourrait dire, ce qu’on devrait dire maintenant : COMMENT ARRÊTER LE TRAVAIL. Les mots d’ordre doivent ouvrir quelque chose, se placer au-devant de nous, c’est le jeu. Ils sont en forme de refus. Libre à nous de le trahir en le ritualisant, ou au contraire de le prendre aux mots. L’affirmation est la patience du refus, non son dépassement.

7. Destitution partout. Partout où le mouvement avance, il doit détruire la logique institutionnelle, devenir inarrêtable. Mais comment continuer à gagner du terrain si l’on n’a aucune idée de l’antidote de base, de ce qui grandit à mesure que recule le monde du travail ? Sans cela, comment résister aux ingénieurs de la politique, à tous les spécialistes et leurs projets de prison clé en main ? Énigme insoluble ? Le contraire du travail n’est pas la paresse, mais une autre manière de poser la question de tout ce que l’on fait dans la vie. Pouvoir dans chaque pratique faire l’épreuve de ce qui nous anime, du sens irréductible qu’on y poursuit, voilà ce que l’on veut. Aucune assurance ni garantie, seulement la puissance d’affronter des problèmes qui soient les nôtres, et le refus d’y voir un luxe. L’institution consiste à nous détourner de cela, en ramenant tout à des considérations de fonctionnement, de valorisation, de contrôle, d’identification. Cette ligne de fracture traverse chaque être. « Si tu oublies la source, les raisons pour lesquelles tu essaies de faire des choses, tu vas te perdre en chemin dans le labyrinthe », confiait Nikos Aliagas aux journalistes de France Info, le 21 février dernier. La minute d’après, il régurgitait les éléments du catéchisme ordinaire : « Le culte du travail, oui. »

Une semblable ligne de fracture traverse déjà, pourrait-on dire, la manifestation du 7 mars à Paris.

Astronaute at riseup.net

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