À l’ombre des retraites…

[Temps critiques]

paru dans lundimatin#369, le 6 février 2023

Les manifestations de janvier 2023 contre le projet de réforme des retraites, apparaissent comme un « succès » d’un strict point de vue comptable. Il y a du monde dans la rue, à Paris comme en province, avec des villes moyennes et petites qui enregistrent un nombre de manifestants très supérieur à ce qui est habituel ou attendu, rappelant au passage un caractère déjà aperçu au début du mouvement des Gilets jaunes. Mais pour le moment on n’y sent pas d’élan.

Mais de ces manifestations semblent émaner plus d’incertitude et de pesanteur que d’enthousiasme et de détermination [1]. Nous ne parlons pas ici d’un niveau de violence qui manquerait au mouvement en comparaison, par exemple, du mouvement des Gilets jaunes, sachant que, le plus souvent, ce niveau de violence c’est le pouvoir en place et ses forces de répression qui le déterminent, mais d’une intensité intrinsèque à la manifestation qui la rendrait ainsi active. Peut-être est-ce alors la gravité qui l’emporte, une gravité des manifestants rendant compte de la gravité de la situation. En effet, alors que se profile la fin des boucliers fiscaux et que les raisons qui ont amenés les Gilets jaunes dans la rue n’ont pas disparues, bien au contraire, l’événement qui pourrait bousculer la routine ne figure à aucun « agenda », fût-il révolutionnaire. Il est en effet peu aisé de déterminer la place d’un conflit sur les retraites dans un contexte dominé depuis quelques années par l’articulation entre ce qui est de l’ordre de l’urgence de court terme (les exigences de « fin du mois »), qui relève du niveau de la gestion/reproduction à court terme des rapports sociaux par l’État ; et ce qui est de l’ordre de l’urgence de moyen ou long terme (les exigences pour éviter une « fin du monde »), qui relève de l’hyper-capitalisme du sommet au sein duquel les États ont un rôle et une place proportionnelle à leur puissance et sont engagés par des pratiques d’alliance et de coordinations... ou de conflit comme on les voit resurgir aujourd’hui (guerre en Ukraine, tension entre des blocs de puissance).

Si la réforme des retraites est loin de figurer au rang des urgences de court terme des salariés, elle se situe quand même dans un champ sur lequel on peut développer une intervention collective qui est encore de notre ressort. Il y a là une explication, parmi d’autres, du relatif succès des dernières manifestations sur la retraite.

Ces masses en mouvement donnent-elles au conflit sur les retraites un caractère de mouvement de masse ? Pour le moment, les médias parlent de « colère » plus que de révolte (une « colère sourde » disent-ils) ; les syndicats de ras-le-bol (CGT) ou de mécontentement (UNSA) ; les individus dans la foule manifestante clament leur ressentiment plus que la haine de classe avec une fixation contre Macron.

Si le pouvoir juge ces positions infra-politiques et plus de l’ordre du ressenti que d’une prise de conscience de classe qui pourrait faire craindre une maturation de la contestation dans le sens d’un niveau élevé d’antagonisme, elles ne sont pas faites pour le rassurer. En effet, elles s’avèrent peu lisibles pour lui et peu contrôlables par les syndicats, et tous les cercles de pouvoir, qu’ils soient liés au pôle capital ou au pôle travail, se voient contraints de « prendre la température » d’une mobilisation où chacun risque gros. En effet, une défaite des grévistes et manifestants, qui ne serait qu’une victoire par défaut du projet de réforme, consacrerait LFI ou plutôt le RN comme seule alternative avec, en profilage, une diversion politique vers le référendum.

La conscience de ce risque est déjà patente pour un pouvoir politique qui cherche à prévenir tout débordement. Ce qui est certain, c’est que l’État a changé de stratégie de maintien de l’ordre, une stratégie adoptée contre les Gilets jaunes et maintenue en partie contre le mouvement contre le projet de retraite universelle par points, mais stoppée par le confinement et la crise sanitaire. La méthode Lallemant de gestion sur le fil du rasoir, qui seyait peut-être à une majorité sûre d’elle-même pendant la première mandature, ferait prendre un risque trop grand à une « majorité » présidentielle qui n’en est plus une. Certes, et à la marge, le ministre de l’Intérieur Darmanin n’hésite pas à criminaliser les luttes environnementales de désobéissance civile ou de sabotage à partir du moment où elles apparaissent comme des coups de force de petits groupes ou d’individus sans consistance sociale ou politique. Mais avec les retraites, on a affaire à la gestion de masses en mouvement auxquelles le pouvoir semble vouloir laisser une chance de se mouvoir sans débordement. Laurent Nuñez, le remplaçant de Lallement, a donc appliqué une méthode de mobilisation importante des forces de l’ordre, mais à la présence discrète et à la capacité d’intervention rapide au cas où [2].

En tout cas, pour l’instant du moins, en fixant la réforme des retraites comme le projet du second quinquennat, Macron et le gouvernement ont pris l’initiative alors que rien ne les y obligeait. Ce sont eux qui cherchent à « faire bouger les lignes » comme on dit dans le jargon politique. Ils ont d’ailleurs fixé le cadre du conflit : vous avez la liberté d’opposition et d’expression dans la rue, nous avons la légitimité de l’élection pour prendre les décisions [3]. Nous sommes en démocratie libérale, sous-entendu, loin des dangers et dérives des démocraties « illibérales » et de toutes les variétés de populisme qui cachent la vérité des choses et donc que la réforme est nécessaire sans être plaisante.

Ils ont la main, disons-nous :

a) parce que malgré l’opposition d’un front unique syndical (c’est mieux qu’en 1995 ou 2003), celui-ci encadre de fait la contestation du projet de réforme, alors que ces mêmes syndicats ont montré qu’ils n’étaient pas capables d’encadrer un mouvement parti de la base chez les contrôleurs de la SNCF quelques semaines plus tôt [4]. Dans la mesure où cet encadrement se fait sur la base des positions de la CFDT et de l’UNSA, le gouvernement enregistre que la conflictualité est installée, d’entrée de jeu, à un faible niveau d’intensité. Par ailleurs, le sujet de la réforme tient en lisière les jeunes dont il redoute la capacité d’initiative incontrôlée. Au pire, leurs organisations constituées et peu représentatives ne seront que des forces d’appoint au contrôle syndical plus général exercé par les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier.

De ce fait, le pouvoir et les médias auront plutôt tendance à attaquer la Nupes et surtout LFI, forcément coupables d’attiser la lutte (« bordéliser le pays », vient de dire Darmanin). La contre-offensive est déjà en route. Elle vise un Mélenchon dont le discours prête le flanc à des accusations d’intention prétorienne avec ses références au pouvoir de la rue qui sont comparées, par certains médias, aux actions bien réelles du Capitole et de Brasilia en faveur de Trump et Bolsonaro [5]. Les « On va aller le chercher » des Gilets jaunes marquent encore les esprits, dans la mesure où depuis 1789, le « pouvoir de la rue » est une constante de l’expression des antagonismes au sein des rapports sociaux du moins en France, par delà même la question de la grève. Or là, le pouvoir pense fixer lui-même le niveau de confrontation en abandonnant la rue (peu de policiers visibles) tout en prêtant l’oreille à d’éventuelles grèves dans le privé que le MEDEF a annoncé négligeables, en l’état. Quant aux chiffres dans le secteur public, ils ont été plus faibles le 31 janvier que le 19 malgré des manifestants plus nombreux, ce qui tend à montrer, dès maintenant, une gestion à l’économie des jours de grève de la part des manifestants.

b) parce que le pouvoir politique remet indirectement le travail au centre même si c’est sous la forme paradoxale de la cessation d’activité (la retraite). En effet, côté gouvernement, il n’est pas fait référence ici à un revenu universel durant toute la vie, ni au RSA conditionné, ni aux allocations chômage qui sont censés être clivants entre le travail comme valeur et le droit à la paresse. Les gouvernements des pays occidentaux pensent en effet avoir vaincu le chômage structurel pour en faire une question résiduelle de « privés d’emplois [6] ». Il s’agit donc de parler en termes de travailler plus plutôt qu’en termes de partage du travail ; et côté salariés, il n’y a pas de critique directe contre le travail salarié capitaliste même si la crise sanitaire a passé au révélateur un certain nombre d’activités dont le sens et l’utilité sont apparus dégradés, méprisés par le pouvoir ou peu évidents pour ceux qui les exercent. Cette « révélation » est d’ailleurs toute relative si on regarde la mobilisation assez faible des salariés hospitaliers. C’est comme si dans des secteurs pourtant directement concernés par des dysfonctionnements majeurs, plus ou moins directement organisés par le pouvoir, il s’avérait impossible aux salariés de dire que cela ne peut plus continuer comme cela (au niveau des conditions de travail et des salaires) pour seulement dire : cela va être impossible que nous continuions comme cela aussi longtemps que le prévoit la réforme. Cette absence d’une passerelle qui ferait passer de la seconde à la première proposition/position constitue une limite actuelle à la critique des rapports sociaux capitalistes.

On semble en rester à la défense des « acquis ». Mais il ne s’agit pas vraiment d’une défense des acquis (la retraite serait « l’acquis consensuel » par excellence) dans la mesure où chaque conflit sur les retraites défend non pas ces acquis, mais la base définissant le dernier recul subi dans un contexte de rapport de forces défavorable dans lequel la rue supplante la grève de blocage et ne joue donc plus son rôle historique plus ou moins insurrectionnel dans la grève générale réduite, au mieux, à la grève reconductible. Dans cette mesure, il n’est plus question de faire étalage du fait que se battre vraiment pour les acquis serait, pour le mouvement, imposer au minimum un retour à la retraite à 60 ans et 37,5 années de cotisation de 1981, puisque cela ferait immédiatement exploser l’unité syndicale et la Nupes.

On comprend mieux dès lors le manque d’enthousiasme et, disons-le, de combativité parmi les manifestants. Pourtant, les raisons qui ont amené les Gilets jaunes dans la rue restent bien présentes matériellement et se sont même étendues à une population plus large (hausse de l’énergie et du coût des transports + vie renchérie par l’inflation), or il ne se produit, pour l’instant, aucun déclic sans lequel, aujourd’hui que le fil rouge des luttes de classes semble rompu, plus rien n’émerge d’antagonique à la société du capital.

L’événement qui bouscule la routine ne figure à aucun « agenda », qu’il soit de type insurrectionnel, politicard ou médiatique. Il ne s’agit pas d’en appeler à l’insurrection sur une base — la défense des retraites — qui en est comme le négatif puisque ce n’est que réclamer le paiement à retardement du service rendu (le « salaire différé ») ; mais de constater le manque de tension qui règne au sein des manifestations. Tension au sens de ce qui nous tend vers quelque chose ou plutôt vers autre chose. Sans cette tension on n’« accouche » de rien. Même dans la sorte de cortège de tête qui se forme tant bien que mal, soit dès le début soit en cours de manifestation, on ne repère pas d’autre mobile apparent que celui de ne pas être encadré. On peut estimer que c’est un progrès par rapport à ce que nous critiquions parfois comme rituel du cortège de tête depuis la lutte contre le projet de loi-travail, mais un progrès tout relatif ou par défaut.

Cette absence de tension apparaît d’autant plus fortement que les manifestations n’ont aucun objectif de trajet. On n’« attaque » rien. Dans les grandes villes du moins, les trajets déposés évitent les sièges patronaux, les préfectures, tous les lieux de pouvoir et les lieux de la richesse. Certes c’était souvent des objectifs « bidons », comme la CGT nous conduisant au siège du MEDEF pour dire qu’elle envoyait une délégation, tout en appelant à se disperser, mais cela n’apparaissait qu’à l’arrivée, alors que là, c’est dès le départ qu’on se voit convier au « parcours de santé ».

Quand les Gilets jaunes scandaient : « On est là, on est là », ils étaient là où le pouvoir ne les attendait pas et là où ils ne devaient pas être. Quand les manifestants contre les retraites scandent « On est là », c’est bien sûr vrai, mais ils sont là où le pouvoir les attend. Chacun est dans son rôle et dans cette mesure, ce qui s’affiche d’un côté comme de l’autre relève de la posture.

c) parce que sous l’apparence de l’unité, la réforme en l’état divise :

– secteur public et secteur privé. En effet, il n’y a que dans le public que l’État peut vraiment imposer de travailler plus longtemps puisque le MEDEF et les autres organisations patronales sont a priori libres de leurs embauches, si ce n’est de leurs licenciements et plans sociaux.

– régime général et régimes spéciaux, ces derniers échappant en grande partie aux nouvelles mesures si on regarde l’âge effectif moyen de départ en retraite. Parmi eux, seuls seraient vraiment impactés les nouveaux entrants (application de la règle du grand-père à la SNCF et à la RATP).

– au sein du secteur public lui-même. Par exemple, à la SNCF, les cheminots constatent le développement d’une mosaïque statutaire (fonctionnaires, contractuels, nouveaux embauchés en CDI) qui engendre des réactions très contrastées des uns et des autres quant au niveau d’engagement à adopter face à cette réforme. D’ailleurs, le préavis de grève du 31 déposé par la CGT et SUD-Rail ratissait large en reprenant l’une des revendications phares du collectif de contrôleurs : l’intégration de la prime d’ancienneté dans le salaire de base.

d) parce que la situation est différente de celle de 2019. En effet, on sortait d’une phase de luttes qui — même si elles ne concernaient ni forcément les mêmes individus ni les mêmes motivations, revendications et « colères » —, créait un climat d’agitation, malgré la défaite du mouvement des Gilets jaunes. En effet, la lutte contre le projet de réforme par points et la remise en cause des régimes spéciaux semblaient établir un continuum depuis la lutte contre la loi-travail. Une agitation qui s’éprouvait dans les manifestations contre un projet de réforme « à chaud », mais qui a été mise à mal par le confinement et la crise sanitaire. En effet, le mouvement antivax et anti-passe sanitaire peut être considéré comme d’un autre ordre, même si des Gilets jaunes y participèrent. Plus idéologique et d’une moins grande ampleur, il a eu aussi moins d’impact.

Or, aujourd’hui, le gouvernement engage le fer « à froid » pour un projet que beaucoup d’experts jugent indiscernable, à un moment où les difficultés apparaissent multiples. Il n’est donc pas sans risque pour le pouvoir dans la mesure où l’État se présente ici comme capital collectif qui doit et peut régler tous les problèmes liés à la reproduction des rapports sociaux… sans pour autant s’attaquer, évidemment, à la structure fondamentale du capitalisme. Cette volonté d’omnipotence se retrouve dans la prétention à assurer la « transition énergétique » et s’attaquer aux questions touchant au changement climatique.

Cette stratégie (ou absence de stratégie, parfois on peut se le demander) laisse aux grandes entreprises l’opportunité de se faire oublier, malgré des résultats et profits records pour certaines d’entre elles, alors qu’elles auraient très bien pu être sollicitées sur le financement des retraites, de la Sécurité sociale et de la sauvegarde de l’écorce terrestre. Néanmoins, ces entreprises, et le MEDEF, ne souhaitent aucunement participer activement à une réforme qui les obligerait à embaucher des « seniors » ou à subir des contraventions dans le cas contraire, l’utilité, la productivité de ces seniors ne leur sautant pas aux yeux.

Le gouvernement se défausse ici sur ces entreprises à partir d’un argumentaire économique qui ne repose sur aucune prise en compte des pratiques d’entreprises [7] et de la situation réelle du marché du travail [8]. Ainsi, les salariés du privé semblent aujourd’hui beaucoup plus présents dans la rue qu’en 2019 car, d’une part, le rapport de forces s’est quelque peu inversé entre offre et demande de travail avec, de ce fait, une augmentation des embauches en CDI dans de nombreux secteurs et une moindre crainte de licenciements économiques ; et d’autre part, le fait que s’ils ne sont pas aussi assujettis statutairement et mécaniquement à l’allongement de la durée du travail que les salariés du public, la plupart d’entre eux savent qu’il y aura peu de travail pour eux en fin de carrière et que cela pèsera donc directement sur leur niveau de pension. Bref, le « travailler plus pour gagner plus », transformé en travailler plus pour gagner moins, et leurs parachutes plombés pour beaucoup à confronter aux parachutes dorés de quelques-uns, telles sont leurs « perspectives ».

Par ailleurs, le facteur démographique n’est envisagé, par le pouvoir, que dans la dimension comptable et gestionnaire du projet de réforme. Il s’agit juste de boucher des trous financiers (12 milliards de recettes supplémentaires à l’horizon 2030, dit Attal) et non d’une stratégie. C’est pour cela que beaucoup « d’experts » ne parlent même pas de ce projet comme d’une « réforme ». Elle ne résout rien des apories du capitalisme.

Perspectives

Nous avons signalé les divisions qui peuvent entraver l’unité autour de revendications unitaires comme le retour aux 60 ans et aux 37,5 années de cotisation ou l’extension à tous de la clause du grand-père sur la base du respect du contrat signé au moment où il est signé selon la règle du Code du travail, comme quoi une loi ne peut être rétroactive que si les personnes sur lesquelles elle est appliquée en sont bénéficiaires.

Mais à partir du moment où la tendance dominante via les médias et la CFDT semble être non pas de s’attaquer à la réforme sur les bases que nous venons de mentionner, mais en la qualifiant de nécessaire mais injuste, alors toutes les divisions peuvent éclater au nom de l’équité plutôt que de l’égalité. Une longue liste de fonctions et situations particulières peut alors être égrenée (les carrières longues ou courtes, la plus ou moins grande pénibilité en fonction des maladies professionnelles reconnues et de l’espérance de vie, les régimes spéciaux et le régime général, les « garantis » ou les « précaires », les « seniors » et les « jeunes », et maintenant les femmes) qui donne la possibilité, à l’État-gouvernement d’un côté, aux syndicats de l’autre, d’effectuer un tri aboutissant consciemment ou de fait à une séparation entre « victimes » et « privilégiés ». Mais, paradoxalement, le chiffre de 64 ans (et cela aurait été pire si le projet en était resté à l’initial prévoyant 65 ans) agit comme un chiffon rouge pouvant porter un consensus de refus, alors même que certaines catégories sont peu concernées par cette mesure (les études longues par exemple), mais bien plutôt par le moment effectif de la prise de retraite à taux plein qui est retardée, ce dont on parle peu. Dans cette mesure, la sorte de mythification de ce que serait la retraite comprend bien une critique, si ce n’est de l’activité en elle-même, du moins d’une activité du travail subordonné et du trop-plein de travail.

Les perspectives sont donc difficiles à dégager pour l’instant. Le seul indicateur clair en ce début de février 2023 est le souci affirmé par l’UNSA-SNCF de ne pas nuire… aux départs en vacances scolaires. Or, la question se pose déjà pour l’appel du samedi 11 février. Quand on sait que ces vacances dites d’hiver, qui commencent mi-février, s’étendent sur trois zones et laissent peu de temps avant les vacances de printemps qui durent jusqu’à fin avril, on a quand même ici un drôle d’« agenda ». C’est comme si tout était envisagé sous l’angle d’un temps global (que ce soit celui de la vie, de la retraite ou des vacances… ou de la lutte) et non plus principalement du temps de travail, et cela à l’intérieur d’une conception générale du temps qui s’est transformée depuis ce que nous avons appelé la révolution du capital. Avec tout ce qui en découle du point de vue de l’antagonisme de classe et de l’évolution des formes de lutte dans ce nouveau cadre [9].

Le Monde, avec sa une du 2 février, résume la situation actuelle à sa façon : « Le rapport de forces s’installe ». Chaque camp doit faire la démonstration de sa force et si le pouvoir pense cela suffisant, cela ne peut pas l’être pour une lutte qui mettrait à bas tout ce bon et bel ordonnancement.

Temps critiques, le 5 février 2023

Photo : Bernard Chevalier

[1 – Néanmoins, les « Nous ne battrons pas en retraite » ; « Macron, fumier, on va te composter » (Paris) ; « Si tu nous mets 64, on te re-mai 68 » (Clermont-Ferrand et Lyon) et « On ne peut pas à la fois se serrer la ceinture et baisser son froc » (Lyon) sont réconfortants. Quant au slogan : « Non à la retraite pour les morts » (vu partout), il rompt avec un droit, certes illusoire, accordé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale où la France se dote de régimes de retraites par répartition, alors même qu’il ne profitait pratiquement pas aux catégories populaires (65 ans était au-dessus de l’âge de durée de vie moyenne de ces catégories et, par ailleurs, paysans et artisans en étaient exclus). Ce que revendiquent aujourd’hui les salariés, c’est une retraite vécue, de par l’accroissement de l’espérance de vie, et non pas imaginée.

[2 – Un manifestant en partie émasculé quand même boulevard Beaumarchais à Paris.

[3 – Le RN prend une position peu différente en découplant « les manifestations qui ne sont pas son ADN » et des actions menées à l’assemblée : « L’ensemble des électeurs du RN peuvent parfaitement aller manifester dans la rue leur incompréhension voire leur colère contre cette réforme », expliquait Marine Le Pen. « Mais nous, en tant que responsables politiques et élus, notre responsabilité est de mener le combat à l’Assemblée nationale et celui du débat. » Selon un sondage le Point des 13 et 14 janvier, 78 % des sympathisants RN soutenaient la mobilisation du 19 janvier (in le Monde, le 25 janvier).

[4 – D’autres collectifs existent même s’ils restent moins visibles parce qu’ils ne regroupent pas essentiellement des salariés, tel le « Collectif des entrepreneurs et des salariés en difficulté », qui devait marcher lundi 23 janvier sous l’impulsion du « Collectif pour la survie des boulangeries et de l’artisanat ».

[5 – Mélenchon et LFI ne sont pas dans l’insurrectionnisme, mais le leader maximo a du mal à se dégager d’une ligne qui oppose pays légal et pays réel et sur laquelle il n’est pas le premier installé, le FN historique de Jean-Marie Le Pen l’ayant largement précédé.

[6 – L’appellation non contrôlée de « privés d’emplois » est en train de prendre ses lettres de noblesse. À l’origine, dans la langue courante, on pouvait lire que les salariés de telle ou telle entreprise se retrouvaient privés d’emplois suite à la fermeture de…, mais il n’avait jusque-là jamais été question de créer une catégorie « privés d’emplois ». C’est chose faite aussi bien dans le répertoire gouvernemental (on trouve le terme dans le projet de réforme) qu’au sein de la CGT, qui a créé le « Comité national des travailleurs privés d’emplois et précaires ».

[7 – Les plus grandes mettent en place des stratégies de contournement pour faire partir les plus âgés, recréant par des accords privés des mécanismes de préretraite censés avoir disparu, souvent avec l’assentiment des salariés et des organisations syndicales. Le gouvernement et les députés macroniens utilisent pourtant d’autres pistes, tel un dispositif de retraite progressive, qui permet de réduire son activité tout en touchant une partie de sa pension. Peu utilisé, ce mécanisme doit être assoupli et élargi à la fonction publique. Dans Les Échos, le député macroniste Sacha Houlié plaide pour une « décroissance du travail » en fin de carrière, afin que celui-ci ne s’interrompe plus « du jour au lendemain » (Le Monde, le 3 février 2023).

[8 – Compte tenu de l’ampleur du phénomène de « halo de l’inactivité » pour certaines classes d’âge, la mesure du taux de chômage ne rend pas compte de la réalité du fonctionnement du marché du travail.

[9 – L’UL-CGT du 18e arrondissement de Paris a ainsi organisé, à partir d’une assemblée Éduc-18, une marche aux flambeaux qui semble reprendre des actions du mouvement « École en danger » de 2009-2010 (flash mob, etc.). Pas de risque, ici, de prendre d’autres salariés ou familles « en otage ».

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :