RAP EN FUITE/ÉCLAT D’UN AILLEURS

Patrick Condé

paru dans lundimatin#425, le 23 avril 2024

que mots glissent sur marbre froid des corps . que gravelet dérape n’accroche rien de l’acier-visages . que grain dérobé de matière crie victoire sous mains en sang qui s’échinent . que morts vénérés sourient des prières pleurées acides sur leurs tombes . que chants d’écorchés vifs ne déplacent pas montagnes, lambeaux de chair séchés aux flancs . que combat perdu perd encore sa perte . que le cru tant peine à manger le cuit .

que verbe s’écoule, s’hémorrage, s’épanche, se répand . qu’il se réfléchit, ne réfléchit, qu’il se sait de savoir nul . que logomachie bave commissures des lèvres épilepsie . que rage retournée dard de scorpion l’écume mord la mer . que sirène au loin se retire, infiniment, infinie beauté qui te quitte . que l’amour rafle la viande au tripot du sens . que les spectres rappelés dansent au Panthéon spectraculaire . que petits soldats et petits peuples encore bons pour charniers .

que gueules d’acier d’assassins repus écrasent gravats sur gueules de chiffon des pauvres . que paroles gémissent voix suraigues piquées en chambre . que piqûres de moustique sur cuir d’éléphant s’embaument . que n’écris pas tes cris, que ne chantes pas aux champs . que n’éclaires pas clairière, que ne mords pas tes morts . que nature reste muette devant tes outrages, que l’Étrangère se gausse de ton crime sacré . que ta pureté crache faux ton venin de colon . que l’Insoumise aux mille parfums se dérobe, qu’elle t’abandonne lâche odeur de cadavre . que ta rose cracheuse de feu, cultivée de plein désert, se flétrit à jamais . que te résistent les effluves de jasmin, de citronnier .

que rater constamment réel pavané, que balle n’atteint jamais l’horrible cible . que balle perdue défonce joue d’un poisson qui volait innocent au-dessus du clocher . que l’affreux spectracle convoque hystérie de corps blindés derrière vitres blindées . qu’écran total peut en cacher un autre, total . que peep show politique peine à jouir sous parades hypnotiques . que tristesse ruisselle, ruisselle et ruisseaux d’argent de boue obscure . que visage d’enfant collé à la vitre du dimanche après-midi voit ruisseler la pluie rouge .

que les mots s’échappent, lames quittent fourreaux, fleurs désertent jardins . que dandinent autour du vide du cratère flammèches essouffrées . que joie des phrases embrassent enfin Jeanine ou Aïsha la boulangère . et avec ceci ? un baiser encore .

qu’au Dehors l’oiseau rieur fiente sur mon.front.brûlé.au.fer.rouge.d’un.soleil.noir . ah qu’c’est biau ! qu’avoir 20 ans et mourir en crapule armée sur les chiottes . qu’avoir 10 ans et bouffer l’angoisse par la racine, la mort sous la rafale .

que chantez minets minettes dans la cour de l’école . que la ronde n’est plus ni les neiges d’antan . que chantez minets minettes dans la rue de révolte . que meurtriers face à nous chient bonne foi dans leurs frocs .

ni Débris ni Tesson
affreuse pureté des îles
belle impureté du ban
Noésie

***

À propos d’une île

Effet de vérité disruptive perçu, non d’abord réfléchi, mais senti comme débordement de soi, une grandeur, immense, bouleverse l’étroitesse du soi, sa prison, son mirador, sa dominante, petitesse du détenu et celle du maton, une seule et même, qui prend les murs de l’enceinte pour le panorama du monde libre, civilisé. Hélène Bessette, dans La Grande balade, rend compte d’une calme inflammation sous le choc de la découverte de la Nouvelle Calédonie.

Se taire d’abord.

« Le voyageur subjugué.
Obligé de se taire.
D’accepter
L’Éternelle Nature.
Mêmement la même.
Dans ses bruits ses clartés ses dessins.
Le voyageur anxieux.
Contraint de calmer l’angoisse. Comme un enfant.
Dominé par les tendresses vieilles des paysages infinis.
Langage non transcrit de l’eau régulière.
Enfin la Régularité.
Voix venue d’ailleurs. Clapos d’une seule note. Vague rassurante. Gamme unique des insectes. Mélopée courte des batraciens. Boléro. Jusqu’aux larmes. Jusqu’à la douleur. La douleur rouge des joies inespérées. »

L’écoute silencieuse donc, respectueuse, pas un mot, pas un mot autre que le mot-fleur de peau, là où règne la couleur, dense, suffocante parfois, rougissant la douleur au comble de la joie.

Se soumettre ensuite.

« Par le Continent-Élément. Le Continent-Paysage. Le Paysage-Force.
Supériorité non-discutée. Non détruite. Plus de discussion.
Plus de destruction.
Force reconnue.
Soumission et Paix.
Quelque chose de plus fort. Une seule ouverture à l’horizon de l’esprit. La brèche par laquelle s’aperçoit une Force.
Inébranlable.
Enfin le Repos.
Inutile d’aller plus loin. De chercher davantage.
Plus de lutte.
Faire au mieux face à la Force.
Se résigner à l’infériorité. »

Or cette soumission qui honore et compose n’a jamais connu la terreur d’un dieu. L’infériorité des kanaks (puisque nous sommes en Nouvelle Calédonie) est rapport à l’élément, non à d’autres hommes s’estimant supérieurs par la Religion, la Technique ou la Civilisation. Quand les blancs débarquent, ils doivent en rabattre devant cette Force. L’ignorer, y poursuivre la petite vie de leurs petits drames, c’est au risque d’en mourir, emportés ou suicidés. Ils ont débarqué pourtant depuis longtemps - James Cook en 1843, première mission catholique pour évangéliser l’île, puis appropriation sous Napoléon III. Mais en 1946, date de ce voyage, l’Élément explose encore en pleine figure du Blanc dont le masque se fissure sous le choc.

Le « roman » mêle d’ailleurs ces minuscules dramatiques blanches, anecdotes dérisoires et non seulement ridicules mais mortelles, au grand poème de la magnificence. La supériorité de l’Élément-Paysage-Force ne se capture pas, même sous l’œil malin de la caméra. Le personnage cinéaste, sur la ligne contrapunctique de la fiction, finit mal, pas même sous la menace d’indigènes réfractaires, non, ceux-ci restent indifférents, mais dans les piètres turbulences de son couple, gravement déboussolé.

Se soustraire enfin.

« Et l’Occident disparaît totalement des esprits. Totalement.
Dans la brousse humide et chaude.
La leur.
Elle est à eux. Les Blancs n’ont rien à faire ici.
Personne.
Ils sont chez eux.
La nuit.
Au long des pistes.
Où les étrangers ne s’aventurent pas.
Ils possèdent, encore un espace bien gardé.
Tout contre le paysage. Au cœur du paysage. Au coeur du vert du bleu du violet. »

Les Blancs n’ont rien à faire ici. Mais où donc ont-ils à faire ? Chez eux ? C’est justement de chez eux que la voyageuse, blanche, est partie, d’elle-même sans grande intention peut-être, bien qu’animée d’une pulsion sourde : ce chez soi-là est insupportable. C’est sur ce continent lointain de « l’Étrange » qu’elle a éprouvé comme jamais l’oubli salutaire, nécessaire, radical d’un chez soi maudit, de l’Occident (et d’abord lors de la traversée du bateau, comme sas et préalable presque initiatique). L’oubli de soi pour un impropre plus intense que tout propre.

Et pourtant. L’anecdote, dans la petite vie, raconte que lors de ce voyage Hélène Bessette accompagnait son mari pasteur, missionnaire protestant, celui-ci décidé à poursuivre l’évangélisation du peuple kanak. C’était entre 1946 et 1949. Sa vie d’épouse était donc loin de lui faire épouser intimement la mission de son mari. Un abîme les sépare. Le roman, La Grande balade, s’écrit entre 1950 et 1960, soit entre 10 et 15 ans plus tard.

« Sous l’empire du Souvenir.
Comme un parfum dense étouffant.
J’écris ces pages.
Bouleversement interne.
Le fond revient en surface.
Mouvement de l’âme vivante tourmentée qui se retourne.
Change de côté. Dans le sommeil douloureux. Ce qui était au fond enfoui revient réapparaît. Monte à la tête. Folie.
Hypnose.
Entraîne dans un rêve. Pour un temps. Opium. Dix ans. Quinze ans de vie supprimés. D’un trait.
Des villes d’Occident grises nauséabondes. Supprimées brusquement.
Et cet ardent parfum du souvenir.
Chaud. Vivant. Frais. Comme s’il était d’hier. D’un ardent paysage. D’une terre ardente. D’un bonheur certain.
Réapparu sur le miroir de la mémoire.
Un enchantement imaginaire.
En réponse à l’enchantement réel.
Une lumière intérieure.
En réponse à tant de lumière extérieure.
Abattue anéantie par la force la précision la douleur de la trop grande mémoire.
La mémoire-force d’un paysage-force.
Dessiné sur l’envers de la peau. Empreinte gravée. Toujours aussi brillante aussi sensible aussi éloquente.
Voyageuse maintenant égarée au royaume des ombres.
Chargée du souvenir des paysages inoubliables. Jour par jour. Nuit par nuit. Dans les songes. Douceur de Hienghène.
Des galeries de bois fraîches retrouvées.
Des plages de sable fin. Non foulées.
Contre faux. Contre calcul. Contre fabrication. Contre volonté. Contre mensonge. Contre laideur.
Visage au repos loin du lourd visage simiesque de l’Occident frauduleux âpre acharné. »

Bien que revenue donc, un jour, en Occident, en France, dans un lieu-dit Le Mans, l’écart absolu entre les deux mondes ne s’est jamais résorbé. Un écart préservé par l’impossible oubli, en même temps que le refus de tout penchant colonial, de tout désir d’appropriation, de « Lebensraum » et d’un retour à la Nature, romantique et idéalisé mais sur fond de conquête et de spoliation. Voilà, au passage, comment Jonathan Glazer fait mouche avec son film « La zone d’intérêt ». Puisque d’une part en Pologne des villages entiers furent évacués au printemps 1941, après l’ordre donné par Himmler de créer un gigantesque domaine agricole appelé Interessengebiet – au voisinage immédiat du camp d’Auschwitz, pour y installer les familles des SS. D’autre part le projet sioniste en Palestine intégra dès l’origine comme une valeur forte le retour à la terre garant d’une renaissance : « Cette renaissance est basée, entre autres, sur une association signifiante entre la terre, le paysage, la nature et la résurgence de la nation ainsi que sur la notion de pionnier conçue comme un ensemble de dispositions envers le paysage. La nature, travaillée pour qu’elle corresponde à l’idéologie sioniste, est donc un paramètre clé de la construction de l’identité » (Christine Pirinoli, https://journals.openedition.org/etudesrurales/8132). Ce à l’appui d’une expropriation que le gouvernement israélien n’a cessé de poursuivre, annonçant encore, le vendredi 22 mars 2024, la saisie de 800 hectares de terres dans la vallée du Jourdain, en Cisjordanie occupée. « Occident frauduleux âpre acharné ».

Chez Hélène Bessette, malgré la pleine attirance pour ce plein monde de l’ailleurs, « les Blancs n’ont rien à faire ici ». Peut-on faire oublier aux Occidentaux leur Occident conquérant ? Vain espoir, nulle intention en vérité, Hélène Bessette n’est pas missionnaire. Elle continuera toutefois, dans son écriture, à enfoncer le clou, à creuser l’écart, l’irréconciliable. L’autre douleur : comment vivre avec l’irréconciliable ? Car l’écriture tient en effet les deux rives en présence l’une de l’autre, et ne tient qu’à cela, au risque d’être engloutie par l’océan qui les sépare, alors que la séparation était le mouvement nécessaire au re-commencement, à ce fond plus profond peut-être que le fond du souvenir, qui revient à la surface.

A-t-on besoin de dire que cette île du lointain densément peuplée de couleurs et de sensations fortes, d’humains et de non-humains, qui fait un trou dans la Seconde nature de l’Occident, n’a absolument rien de l’exotisme, ni du mythe du bon sauvage, ni de l’imaginaire des récits de voyage fondant une insularité bétonnée, singularité purifiée de toute souillure de l’étranger appartenant à une autre île, ni même, bien que ce ne fut pas une île déserte, de cette « terre sans peuple pour un peuple sans terre ».

Hélène Bessette aura emporté avec elle un « enchantement imaginaire, en réponse à l’enchantement réel », qui fait place, au côté de la ferveur ressentie pour ce dehors absolu, à une blessure que le refus de la colonialité constitutive de « son » monde européen, de sa hiérarchie de classe (la chose Ida) et de race, de son consumérisme (La tour), empêcha de se refermer. Ce qui fait la beauté de son chant, et l’écriture au scalpel de son regard implacable, l’un et l’autre façonnant, bon gré mal gré, la forme d’un exil intérieur, y compris dans le monde littéraire de son temps qui, après un début remarqué, finit par l’ignorer. Ce qui semble l’avoir menée au bord de la folie.

Patrick Condé

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