Lire Matzneff

« La platitude du style semble rendre la structure de son désir encore plus transparente »

paru dans lundimatin#238, le 13 avril 2020

Lire Gabriel Matzneff, à vrai dire, cela ne nous avait jamais traversé l’esprit. Des contributeurs de lundimatin ont cependant jugé utile, la médiatisation de l’« affaire » passée, de se pencher sur son oeuvre. Passés les extraits les plus sordides souvent relayés par la presse, on découvre une structure littéraire, une manière de se penser comme auteur, qui permettent de mieux appréhender les enjeux politiques du scandale.

« J’entends à la radio Pierre Mauroy évoquer le futur procès du tortionnaire nazi Klaus Barbie. ’’Un homme demeure tout au long de sa vie responsable de ses choix et des actes’’, dit-il. C’est exactement ce que je pense. »
Gabriel Matzneff, 8 février 1982, Mes amours décomposés, Journal (1982-1983).

« Matzneff, Léon Bloy de poche, dilettante et polémiste de droite, armé de latin et d’autosatisfaction, c’est un modèle qu’on ne suit plus en littérature. Soldé, il va passer du fond de tiroir chez l’antiquaire. Sa seule chance de survie : c’est le rossignol qui se mue le mieux en objet d’art. »
Mathieu Galley, 8 novembre 1977, Journal (1974-1986), Tome 2.

Depuis janvier 2020, ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’affaire Matzneff a occupé les unes des journaux ; l’écrivain devait faire face, des décennies trop tard, à une condamnation unanime de ses pratiques pédophiles et de ses rapports avec de jeunes adolescentes. Suite à ces relations, pendant des décennies, et depuis longtemps sans nouvelles de « Vanessa », « Francesca » et tant d’autres, l’écrivain avait assumé sa volonté de possession.

Puisque l’écrivain dominait par l’écriture, c’est sur le terrain de la littérature que Vanessa Springora ripostait. Dans La prunelle de mes yeux, volume du journal concernant les années 1986-1987, dans lequel Matzneff racontait leur relation, « Vanessa » n’était qu’un prénom et un objet de plaisir. Dans Le Consentement Vanessa Springora, par ailleurs éditrice, récupère un nom et le pouvoir du récit sur celui qu’elle nomme « G. » ou « G.M », le pouvoir de « prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre.  »

Vanessa Springora y décrit les mécanismes de prédation de Matzneff, les mêmes que ceux que dénoncent Francesca Gee, une autre victime de son emprise et qui travaille elle aussi sur un manuscrit [1] à propos de ce que lui a fait vivre Gabriel Matzneff.

Depuis la publication du Consentement, la figure du prédateur pédophile et misogyne paraît désormais l’emporter sur celle de l’écrivain. Pourtant, les deux sont indissociables. Matzneff a toujours usé du prestige conféré à l’écrivain pour assurer sa domination. Maintenant que Gabriel Matzneff est unanimement décrié, déchu de la vague respectabilité littéraire qui entourait son œuvre, pourquoi lire aujourd’hui ses livres ?

Si nous les lisons ce n’est certainement pas car la vision de l’existence proclamée dans son œuvre aurait à nous inspirer, ni même parce que Gabriel Matzneff serait un grand écrivain. Au contraire, lire Matzneff est éclairant car la platitude de son style et ses idées fixes, la répétition circulaire d’un désir inchangé, la fascination pour l’extrême jeunesse et le refus de l’écoulement du temps rendent ce désir inchangé absolument transparent et permettent de le cerner en partie. Surtout, lire Matzneff autorise à mieux comprendre l’ « affaire Matzneff ».

Une partie des livres de Matzneff a été retirée de la vente par ceux-là mêmes qui les commercialisaient et les défendaient. S’il est difficile d’identifier ce qui a poussé à dépublier ces œuvres, les effets de la tempête médiatique sur l’image des éditeurs, les risques légaux, et, peut-être, la volonté de se protéger de la part du responsable d’édition qui partageait les voyages de Matzneff aux Philippines et ses pratiques ont pu jouer. Dans certaines bibliothèques, les livres de Gabriel Matzneff ont été retirés des catalogues. Enfin, des ouvrages ainsi que des manuscrits inédits furent saisis par la justice comme pièces à conviction, dans le cadre d’une enquête en cours. Tous ces éléments soulignent des débats importants actuellement à l’œuvre autour du statut de la littérature et des frontières du lisible et de l’illisible. Plus largement, la controverse qui a suivi la publication du Consentement de Vanessa Springora a été l’objet de bon nombre d’appropriations politiques diverses et parfois contradictoires, de la fustigation conservatrice de l’héritage de mai 68 aux débats autour du mouvement #metoo.

Matzneff n’étant que très peu lu ces dernières années, et le temps de l’information différant de celui de l’analyse des œuvres, peu de choses furent dites dans les médias du système littéraire et psychologique de Matzneff, pourtant d’une importante transparence. Plutôt que d’aligner les citations des journaux de Matzneff comme les pièces d’un dossier d’accusation, il eût été possible de prolonger le geste de Springora en questionnant les rapports de pouvoir à l’œuvre chez l’auteur, en analysant les différents régimes de discours et d’écriture, et leurs effets dans le réel.

Pourtant, comme l’écrivait Jean-Claude Leroy dans Lundimatin, «  qu’un diariste qui prétend à la vérité ne nous laisse pas songeurs quant à la véracité même de ce qu’il écrit (…) peut aussi bien paraître étrange  ». Tout récit possède une dimension fictionnelle. Alors que le journal et l’autobiographie sont théoriquement des genres littéraires où tout est vrai, ils sont souvent, et paradoxalement, les types de récits face auxquels les lecteurs sont les plus méfiants, la suspicion s’accroissant au fur et à mesure que le narrateur ordonne de lui faire confiance. Dans tous les cas, le récit d’un événement n’est pas équivalent aux faits, et, qu’elle soit basée sur un pacte ou non, la vérité dont relève la littérature est d’un autre ordre que l’adéquation entre les actes et leur description. C’est ce qui a notamment poussé Christine Angot, commentant l’affaire, à appeler à ce qu’on ne considère pas les livres comme des pièces à conviction [2].

En outre, plutôt que d’étudier les modes opératoires de Matzneff, d’analyser une œuvre littéraire basée sur l’aristocratisme et la misogynie, certains commentateurs ont préféré, s’adonnant à des amalgames et des anachronismes grossiers, s’indigner en redécouvrant la liste de ceux qui, dans les années 70, avaient signé des pétitions contre la répression des délits relatifs à l’ « attentat à la pudeur » ou au « détournement de mineur ». Alors que Gabriel Matzneff s’était toujours efforcé d’opposer son pouvoir sur la jeunesse à toute forme de critique des normes, et qu’il spécifiait que son enjeu n’était pas la liberté sexuelle des jeunes, il fut présenté comme le symbole des dérives de mai 68. Deleuze, Foucault, Dolto et bien d’autres, furent, au gré d’une relecture anachronique et décontextualisée de leurs prises de position, rendus complices des abus sexuels à l’encontre des mineurs. Pour comprendre Matzneff, son relatif succès dans les années 70-80 et la bienveillance à son égard, ce n’est pas à l’époque mais à son œuvre qu’il faut se confronter.

Ainsi, plutôt que de traiter de l’affaire en tant que telle, il nous semble plus important de commencer par comprendre le cas Matzneff. D’abord en analysant les enjeux relatifs au pouvoir, et notamment ceux de la littérature et de l’écrivain, soulevés par son œuvre ainsi que par l’ouvrage de Springora. Ensuite, en tentant de dresser un portrait littéraire et psychologique de Matzneff, qui, dans une œuvre faite de dizaines d’ouvrages, a donné, et souvent malgré lui, à comprendre les ressorts intimes de son désir. Enfin, nous tenterons de traiter les problèmes littéraires et politiques découlant de la censure d’une partie de l’œuvre de Matzneff.

Une question de style

Au cours des années, pour justifier de leur mansuétude ou de leur intérêt pour l’œuvre de Matzneff, nombreux furent ceux qui invoquèrent son « style ». En 1993, Jean d’Ormesson, son protecteur au sein des éditions Gallimard, pouvait écrire dans Le Point  : « il y a un style Matzneff. Il tourne autour de Sénèque, d’Epicure, de l’Eglise orthodoxe, de la diététique et des moins de 16 ans.  ».

Pourtant, cette liste ne décrit pas un style, elle n’est, au mieux, qu’une succession de thèmes, ceux qui formaient la singularité de Matzneff et lui ont conféré une place dans un milieu littéraire toujours prêt à s’octroyer ce que le sociologue Pierre Verdrager nomme une prime à l’originalité. Les livres de Matzneff sont bien plus rédigés que véritablement écrits. La spécificité de cette écriture réside essentiellement dans la présence de tournures désuètes (« un livre sien »), de termes issus du vieil argot (« harpigner », « ravigotant », « se taper la cloche »), ainsi que dans l’omniprésence de mots d’ordinaire peu usités (« désheuré », « rapicolant », « irénique », « dirimante », « transmuer », « se décharmer », « se revancher »), voire inventés (« un émile » et, bien sûr, « philopède »).

Mais à la condition de supporter – et de ne pas s’arrêter – au verbiage ampoulé de Matzneff, le style de Matzneff apparaît moins comme la somme de considérations sur l’alimentation et la pensée antique que comme un rapport – littéraire – de pouvoir. Par un pacte de vérité instable, entretenu par le pillage de la correspondance personnelle entretenue avec ses victimes, Matzneff maintenait son emprise.

Des décennies durant, Matzneff s’est appliqué à bâtir autour de quelques thèmes et de certaines idées fixes une œuvre composée d’essais, de journaux, de poèmes et de romans, s’inspirant de plus en plus de sa vie, notamment de ses relations avec des adolescentes en France, de ses rapports tarifés avec des enfants aux Philippines et en Thaïlande. Certes, dans ses écrits les plus autobiographiques, journaux et carnets noirs, Matzneff se jouait des lecteurs, avouait avoir menti dans tel essai, changé le sexe ou l’âge d’un(e) adolescent(e) ou d’un(e) enfant qu’il avait connu(e) et dont il avait fait un personnage, se vantait de s’être vengé dans un roman d’une ancienne partenaire, en la figeant dans un caractère acariâtre et ridicule. Pour justifier ses relations avec de très jeunes filles, il insérait dans ses livres leurs lettres enamourées et pleines de gratitude, sans qu’on sache si celles-ci étaient spontanées, obtenues par la manipulation, dictées, ou peut-être, parfois, inventées par l’écrivain. Pourtant, sur les plateaux de télévision, il affirmait à la fois que tout était vrai, et que cela changerait peu de choses si les personnages avaient été inventés. Par cette intertextualité entre journaux et romans, et en insistant sur la véracité de ses dires, Matzneff poussait paradoxalement à la méfiance.

Le pacte de vérité était instable. Mais pour parfaire le lien entre l’homme et l’œuvre, l’auteur se vantait dans son journal de « rabattre » des adolescentes grâce à sa notoriété, des adolescentes qui lui serviraient de matière pour les ouvrages suivants. On pouvait alors espérer que tout ne soit pas réel. D’un volume à l’autre, Gabriel Matzneff publiait leurs lettres d’amour ou de rupture, et s’indignait des discours tenus après coup par ses ex-partenaires, qui divergeaient de la seule parole valable, la sienne. C’était une question de pouvoir, celui du récit. Matzneff a d’ailleurs proclamé qu’il refusait de se confronter à l’ouvrage de Vanessa Springora, préférant relire ses lettres adolescentes présentes dans son propre essai, De la rupture (où elle était nommée Salomée).

De la même manière, contre l’avis de celle qui les avait rédigées, Matzneff avait continué à publier dans plusieurs ouvrages les lettres de « [sa] Francesca  ».Dans Ivre du vin perdu, roman écrit suite à leur séparation, « Francesca » était « Angiolina », adulte réapparaissant éternellement aux yeux du personnage principal telle qu’elle était à l’adolescence. En 2004, sans qu’on n’en sût rien, Francesca Gee, désormais adulte, s’était vu refuser par de nombreux éditeurs un manuscrit qui mettait en cause la version de Gabriel Matzneff quant à ce qu’ils avaient vécu. En 2020, Francesca Gee décrira ces lettres comme « extorquées et employées comme armes à [son] encontre  ». Leur usage par Matzneff semblait avoir pour seul but de confirmer l’image qu’il souhaitait donner de lui-même. Il l’expliquait dans un texte, présent dans le recueil intitulé Vous avez dit métèque ?  :

« Pour ce qui me regarde, je suis très attentif à la sauvegarde de mon courrier : les lettres de mes amis, quelques lettres spécialement intéressantes de lectrices et de lecteurs, enfin et surtout les lettres d’amour.

Quand j’écris « surtout », c’est parce que ces lettres vérifient, authentifient chaque page, chaque paragraphe, chaque mot de mon journal intime. Certains critiques émettent des doutes sur l’existence des jeunes personnes qui peuplent mes carnets noirs ; ils prétendent que j’exagère. Les lettres que les dites créatures de rêve m’ont écrites et qui forment un assez extraordinaire journal bis du vilain monsieur prouvent que mon journal est la sacro-sainte vérité  ».

Plusieurs décennies auparavant, et plus de dix ans avant sa relation avec Francesca Gee, dans L’archange aux pieds fourchus, journal des années 1963-1964, à propos des lettres d’une certaine Thérèse, Gabriel Matzneff racontait :

« Une autre m’écrirait des lettres pleines d’amour et de passion. Mais elle m’avait prévenu, de sa petite voix plaintive.

—Gabriel, je n’ai pas le génie épistolier
Au reste, je me fous de ses lettres. C’est elle que je veux, son parfum, sa présence. La littérature, je m’en charge. »

Puisqu’il était l’écrivain, Gabriel Matzneff détenait le monopole du récit et insistait sur ce point. Pendant des décennies, d’un volume de son journal à l’autre, ses « conquêtes », au premier chef « Vanessa », « Francesca » et tant d’autres, furent nommées renégates. Dans Mes amours décomposés, journal des années 83-84 Matzneff fustigeait déjà «  la vulgarité délibérée, satisfaite, avec laquelle les femmes effacent et nient le passé  ». «  C’est vraiment un sexe infâme  », concluait-il. En 2008, il informait sur son site internet que le nouveau volume de son journal était autorisé à paraître, en dépit de la plainte de celle qui s’y était trouvée décrite. Dans L’Amante de l’Arsenal, dernier volume paru, traitant des années 2016-2018, il ciblait « la dureté inouïe des personnes du sexe », « les bonnes femmes, ces monstres ». On pouvait notamment lire :

«  Je ne hais personne ; en revanche, il y a des êtres que je méprise de toutes mes forces, que je tiens pour de répugnantes raclures d’humanité : ce sont les oublieuses, les amnésiques, celles qui s’efforcent misérablement d’effacer, de gratter, de nier ce que, dans leur adolescence, leur jeunesse, elles vécurent avec moi. Ce sont les renégates.  »

« Les femmes sont un sexe capable du meilleur ; capable aussi du pire. Ni Francesca, ni Marie-Elisabeth, ni Vanessa, ni Aouatife n’assisteront à mes obsèques ; elles n’en auront strictement rien à foutre.  »

Ou encore :

«  Les femmes, sexe implacable, négationniste.

Un des thèmes cardinaux de mes romans, de mes essais, de mon journal intime, voire de mes poèmes ; l’aptitude des femmes à renier leur premier grand amour, l’homme dont la rencontre bouleversa leur adolescence ; l’aspect nazi, Nacht und Nebel, de leur désir d’effacer les traces ; leur horreur de ce qui fut. »

La principale idée fixe de Matzneff, développée à tout sujet et présente dans chacun de ses romans, est le refus du mouvement et de toute force contraire. C’est d’abord la volonté de contrôler le récit, et par là même l’existence de l’autre. Il cite Corneille : «  Vous ne passerez pour belle qu’autant que je l’aurai dit.  ». Il affirme que la publication de son journal est une lutte contre l’oubli, qu’elle conjure la mort. Dans L’archange aux pieds fourchus, deuxième volume de son journal, parsemé de réflexions théologiques, le «  faites ceci en mémoire de moi  » de la Cène est mis en parallèle avec la vénération pour son amant, et pour l’écrivain, que devrait entretenir une jeune fille.

Comme il l’explique dans son essai De la rupture, le but du roman est de capturer une jeune fille, d’« immortaliser une traîtresse ». Dans les romans de Matzneff, les femmes ne peuvent être que dominées. À la sortie de Femmes de Philippe Sollers en 1983, il s’étonne sur le plateau d’Apostrophes que le narrateur ait pu rencontrer des conflits avec les femmes, alors même que l’auteur aurait pu les faire « plus jeunes, plus gentilles ».

À propos du suicide d’un autre écrivain, Otto Weininger, à l’âge de vingt-trois ans, que Freud interprète comme une fuite du philosophe face à ses propres envies de meurtre, voici ce que nous lisons dans Maîtres et complices :

« Freud fait-il allusion à telle ou telle jeune femme qui aurait fait souffrir Weininger et que celui-ci voulait assassiner ? Si oui, Weininger a eu tort : nous autres, écrivains, nous n’avons pas besoin de tuer les femmes que nous avons aimées, ni de nous suicider à cause d’elles. Pour en triompher définitivement, pour avoir le victorieux dernier mot, il nous suffit d’en faire des personnages de roman. Et puis, se tuer, c’est laisser, avant l’heure, le champ libre à trop de misérables canailles.  »

Pendant des décennies, après chaque rupture, Matzneff écrit un roman pour se venger et faire de ses ex-amantes des personnages, désirables, disponibles, et figées dans l’éternité. D’un roman à l’autre, on retrouve les mêmes personnages, le même univers, et on a l’impression de relire la même histoire ou le même livre. Pendant des années, après chaque rupture, Gabriel Matzneff se rend en Thaïlande et aux Philippines, et il écrit par exemple dans Mes amours décomposés : « Les petits garçons de onze ou douze ans que je mets ici dans mon lit sont un piment rare. »

En parallèle de l’écriture de ses propres journaux, essais et romans, Gabriel Matzneff encourage les jeunes filles à tenir leur propre journal, pour mieux le piller par la suite et choisir ce qui confirmera sa version. Dans plusieurs de ses ouvrages, et notamment son essai Les moins de seize ans, sorte de défense et illustration de la pédophilie, il publie les lettres les plus passionnées des jeunes filles afin de, comme il l’explique dans son journal, garder à jamais ces personnes telles qu’elles furent pour lui. Quand, au cours de sa relation avec Francesca Gee, une lettre d’elle ne lui plaît pas, il la jette et rouvre Les moins de seize ans pour, écrit-il, «  retrouver [sa] Francesca  ». Et comme l’ont remarqué des lecteurs, les lettres publiées par Matzneff, écrites par différentes adolescentes, se ressemblent toutes. Vanessa Springora l’explique :

« Avec le recul, je m’en rends bien compte, il s’agit d’un jeu de dupes : reproduire de livre en livre, avec un même fétichisme, cette littérature de jeunes filles en fleurs permet à G. d’asseoir son image de séducteur. Ces lettres sont aussi, de façon plus pernicieuse, le gage qu’il n’est pas le monstre qu’on décrit. Toutes ces déclarations d’amour sont la preuve tangible qu’il est aimé, et mieux encore, qu’il sait, lui aussi, aimer. C’est un procédé hypocrite qui ne trompe pas seulement ses jeunes maîtresses, mais aussi ses lecteurs. J’ai fini par percer à jour la fonction de ces dizaines de lettres qu’il m’écrivait de façon frénétique dès notre toute première rencontre. Parce que chez G. l’amoureux des adolescents se double de l’écrivain, l’autorité, l’emprise psychologique dont il jouit suffisent à conduire sa nymphette du moment à affirmer par écrit qu’elle est comblée. Une lettre laisse des traces, on se doit d’y répondre, et quand celle-ci est d’un lyrisme enflammé, il faut se montrer à la hauteur. Par cette injonction muette, l’adolescente se donne alors pour mission de rassurer G. sur tout le plaisir qu’il lui donne, de sorte qu’en cas de descente de police, son consentement ne fasse aucun doute. Bien sûr, qu’il est un artiste passé maître dans l’exécution de la moindre caresse. Les sommets inégalés qu’il nous fait atteindre dans l’orgasme en sont la preuve !

De la part de jeunes filles arrivées vierges dans le lit de G., sans le moindre point de comparaison, de telles déclarations sont, en vérité, assez cocasses.

Tant pis pour les fervents lecteurs de son journal qui s’y seraient laissé prendre .  »

Le Consentement : un pas de côté.

Dans son ouvrage, intitulé Le Consentement, Vanessa Springora formule les questions qui l’ont habitée, toutes semblant résulter d’une difficulté, à savoir, « comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant  ». Ainsi, au fur et à mesure de son développement, Vanessa Springora donne à comprendre le caractère parfois inopérant de la notion de consentement, qui, entendu dans sa définition la plus prosaïquement libérale, ne permet pas de penser une situation d’abus et de domination. S’intéresser au consentement sans s’attarder sur les rapports de séduction asymétriques à l’œuvre, sur la misogynie, sur la relation de domination entre un écrivain manipulateur et une adolescente fascinée, penser le consentement sans penser la norme et le contexte dans lesquels il s’inscrit, est au mieux incomplet, au pire une dangereuse illusion.

Longtemps, dans ses journaux comme sur les plateaux de télévision, Matzneff a adopté une présentation de lui-même apparemment respectueuse de ses très jeunes amantes. En 1990, dans une scène désormais fameuse de l’émission Apostrophes, face à Denise Bombardier qui se scandalisait de ses relations avec de multiples adolescentes, il affirmait être «  tout le contraire d’un macho  ». À longueur des pages de son journal, la description de ses rencontres est une suite de dénégations du caractère abusif de ses relations, de mises en scènes de son attention à respecter le consentement. Cette fixation sur le consentement rend d’ailleurs son œuvre difficilement compréhensible à l’aune de ce seul critère d’appréciation moral, car plus qu’une absence de consentement, c’est tout un système de pouvoir et de prédation que Matzneff met en place. C’est d’ailleurs dans la description des mécanismes de système que se situe tout l’intérêt de l’ouvrage – et du titre - de Vanessa Springora. Comme elle l’écrit :

«  Le rôle de bienfaiteur qu’aime se donner G. dans ses livres consiste en une initiation des jeunes personnes aux joies du sexe par un professionnel, un spécialiste émérite, bref, osons le mot, par un expert. En réalité, cet exceptionnel talent se borne à ne pas faire souffrir sa partenaire. Et lorsqu’il n’y a ni souffrance ni contrainte, c’est bien connu, il n’y a pas de viol. Toute la difficulté de l’entreprise consiste à respecter cette règle d’or, sans jamais y déroger. Une violence physique laisse un souvenir contre lequel se révolter. C’est atroce, mais solide.

L’abus sexuel, au contraire, se présente de façon insidieuse et détournée, sans qu’on en ait clairement conscience. (…) Très souvent, dans les cas d’abus sexuel ou d’abus de faiblesse, on retrouve un même déni de réalité : le refus de se considérer comme une victime. Et, en effet, comment admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ? Quand, en l’occurrence, on a ressenti du désir pour cet adulte qui s’est empressé d’en profiter ? »

Alors que la couverture médiatique s’est souvent focalisée sur la notion de consentement, les ouvrages de Matzneff et celui de Springora sont, selon des points de vue diamétralement opposés, les récits de manipulations. Manipulation de la jeune fille d’abord, flattée et devant se sentir libérée par le désir de l’adulte. Manipulation du lecteur de Matzneff ensuite, qui fixe son regard sur la supposée douceur de l’adulte et sur le consentement de l’adolescente. Connivence avec les lecteurs et les amis de l’auteur enfin, qui, lorsque l’adolescente tente d’affirmer une personnalité et un désir propres, s’en remettent à la description faite par le narrateur. Ainsi, dans La prunelle de mes yeux, après plusieurs dizaines de pages présentant l’instabilité des jeunes filles, cette sentence :

« J’ai été aussi gentil que possible, mais cette gentillesse est dérisoire, car ce qu’elles veulent, ce n’est pas ma gentillesse, c’est que je les baise, et si je ne les baise plus, elles deviennent folles. Un homme peut bien raconter des salades à une femme qui l’aime : s’il ne lui met pas la bite au cul, il perd son temps ».

Idem dans La passion Francesca, où après avoir suivi le narrateur aux prises avec une adolescente qui tient à affirmer sa propre existence, le lecteur est enfin situé face à ce qui est présenté comme une conclusion logique, l’affirmation souveraine des besoins du narrateur, que le lecteur est sommé de légitimer :

«  Si je me risquais à généraliser, je dirais que l’ennui avec les femmes, c’est qu’elles ne se contentent jamais de ce que l’homme qu’elles aiment est disposé à leur donner.  »

«  Ce qu’il me faudrait dans les mois à venir, ce n’est pas la chasteté prônée par Pierre Boutang, mais une petite amie gaie, rieuse, qui fasse bien l’amour, gentille, simplette, sans « problèmes ». »

Le pouvoir étant l’enjeu central, Matzneff confond souvent son désir avec ce qu’il serait en droit d’exiger. Aimable et attentionné, honorant ses conquêtes et les immortalisant par l’écriture, il considère que le monde lui est dû. Dans La passion Francesca, les reproches de l’adolescente à Gabriel Matzneff de l’empêcher d’exister et de manquer d’empathie sont, selon lui, une preuve de l’instabilité de la jeune fille et de ses raisonnements «  style MLF  ». Dans les exemplaires précédents de son journal, il se plaignait que sa première épouse ne soit plus une « femme-enfant  », mais soit devenue « féministe  ».

Dans son ouvrage, Vanessa Springora explique avoir été choquée, comme de multiples jeunes filles, lorsqu’il fallut découvrir que l’écart d’âge entre eux n’était pas qu’une donnée parmi d’autres, que leur rencontre n’était pas une exception à défendre, mais le résultat d’une recherche, celle de l’abus de pouvoir :

«  La situation aurait été bien différente si, au même âge, j’étais tombée follement amoureuse d’un homme de cinquante ans qui, en dépit de toute morale, avait succombé à ma jeunesse, après avoir eu des relations avec nombre de femmes de son âge auparavant, et qui, sous l’effet d’un coup de foudre irrésistible, aurait cédé, une fois, mais la seule, à cet amour pour une adolescente. Oui, alors là, d’accord, notre passion extraordinaire aurait été sublime, c’est vrai, si j’avais été celle qui l’avait poussé à enfreindre la loi par amour, si au lieu de cela G. n’avait pas rejoué cette histoire cent fois tout au long de sa vie ; peut-être aurait-elle été unique et infiniment romanesque, si j’avais eu la certitude d’être la première et la dernière, si j’avais été, en somme, dans sa vie sentimentale, une exception . Comment ne pas lui pardonner, alors, sa transgression ? L’amour n’a pas d’âge, ce n’est pas la question.  »

Tout en trouvant légitime que la loi fixe des limites, Vanessa Springora écrit que « L’amour n’a pas d’âge » et est prête à considérer comme pardonnable une relation exceptionnelle, unique, entre un adulte et une adolescente. Elle démontre a contrario que ce qui caractérise l’abus de pouvoir de Matzneff se trouve essentiellement dans la récurrence et la prédation. Dans Les moins de seize ans, Gabriel Matzneff lui-même parle de «  chasse aux gosses  ». Quand le livre de Vanessa Springora posait les questions du pouvoir, de l’emprise, de l’abus, c’est souvent sur la seule question de l’âge limite que s’est attardée la presse. C’est pourtant sur la base, centrale, de l’existence d’un système de prédation et de contrainte, et de son déni par le principal intéressé, qu’on peut comprendre l’œuvre de Matzneff, et l’analyse de Springora.

Derrière l’attirance pour les adolescentes, une misogynie bien ancrée.

Alors que Matzneff a été décrit dans certains médias comme un produit de la libération sexuelle, c’est surtout sa profonde misogynie qui transcende son œuvre et ce qu’il donne à voir de ses relations. Invité par Bernard Pivot en 1984 pour son ouvrage sur Lord Byron, face à Olivier Todd, alors présent pour présenter sa biographie de Jacques Brel, Matzneff affirme que la misogynie est synonyme de lucidité. Dans chaque volume de son journal, le cliché d’une jeune fille instable et difficilement supportable, les réflexions et insultes misogynes favorisent, ou légitiment le fait d’être imperméable à toute remise en cause. Chez le lecteur, elles pourront éloigner toute empathie envers les « jeunes personnes du sexe  », dont il saura seulement qu’elles sont la cause des difficultés d’exister du narrateur.

Pour justifier son attirance pour les adolescentes et les enfants, et défendre ses pratiques, Gabriel Matzneff fait souvent référence, dans ses essais comme ses journaux, à des auteurs anciens. Ceux-ci sont principalement issus des antiquités grecques et romaines ainsi que de l’Ancien Régime. Dans Maîtres et complices, essai dans lequel il dresse de nombreux parallèles entre ses écrivains favoris et lui-même, référence est faite au « régime amoureux du XVIIIe siècle » :

« Dans les Poésies érotiques de Parny comme dans Histoire de ma vie de Casanova, dans les romans de Sade comme dans ceux de Mirabeau, les très jeunes personnes de l’un et l’autre sexe occupent la première place.  »

Ces références aux classes dominantes de l’Antiquité ou de l’Ancien Régime semblent avoir un double but. D’une part, induire une forme de relativisme, en faisant observer que les normes qui régissent à notre époque les rapports entre adultes et enfants sont une invention récente. D’autre part, dresser un portrait moral et social de sa personne qui le ferait sortir du camp des réprouvés. En somme, selon le mot de Lacan, «  unir le désir à la Loi  ».

Nous pouvons bien sûr remarquer le caractère totalement acritique du regard que porte Matzneff sur les relations de pouvoir qui avaient cours sous l’Antiquité (notamment le pouvoir des maîtres sur leurs élèves), ainsi que sur les normes sociales qui s’imposaient sous l’Ancien Régime, regard sur lequel nous reviendrons. Mais nous devons aussi saisir l’anachronisme induit par le fait de justifier par les mœurs d’époques révolues les relations qu’on entretient au XXe siècle. En effet, si Matzneff insiste sur le fait que la notion d’adolescence est une invention récente, et rappelle que des jeunes filles de 13 ans pouvaient être mariées au XVIIe et XVIIIe siècle, il ne parvient pas à masquer que la production historique de l’adolescence n’est pas sans effet, dont une évolution du regard porté sur la sexualité.

Nous pouvons d’ailleurs affirmer que c’est précisément ce statut d’adolescente, la recherche de « pureté », d’exclusivité, et son propre rôle de pédagogue, qui le poussent vers cette forme de désir. Citons pour illustrer cela, deux extraits de Mes amours décomposés, situés à cinq pages d’intervalle, à propos de deux jeunes-filles différentes :

«  F. n’a pas, comme je le croyais, quinze ans. Elle n’en a que quatorze ! Et elle ne prend pas la pilule. Nous nous sommes embrassés, caressés, etc. Elle m’a sucé, mais sans conviction. Quelle différence avec mes petites amoureuses ! Ce n’était excitant que parce qu’elle a quatorze ans, et un corps de quatorze ans. Après « l’amour », nous sommes allés manger des macarons chez Pons, puis nous avons traversé le Luxembourg. Là, je l’ai quittée : elle retournait déjeuner au lycée.  »

«  Son ignorance est extrême, j’ai tout à lui apprendre, et elle a dix-neuf ans ! Mais en amour, c’est cela qui me captive, et initier une jeune fille de dix-neuf ans me donne plus de plaisir que de baiser une michetonneuse de quatorze ans (le lycée de Montaigne, F., il y a quinze jours) sur laquelle un régiment a déjà bivouaqué.  »

Paradoxalement, alors qu’il aime se défendre en insistant sur le fait que les adolescentes ne sont pas des enfants et qu’elles peuvent affirmer un désir sexuel, Matzneff aime les infantiliser. C’est ainsi qu’une lycéenne ou une collégienne deviendra sous sa plume « une écolière », une adolescente une « petite fille », et qu’il fantasmera ses « dents de lait ». Son sac sera un « cartable », ses amies des « petites copines ». Globalement, ses amantes sont « [ses] petites amoureuses », sans qu’on ne comprenne ce que la référence à Rimbaud apporte ici. Matzneff aime les adolescentes en tant qu’enfants et lorsqu’il rencontre des personnes encore plus jeunes, il les réduit à leur enfance. Un enfant de douze ans deviendra sous sa plume « un douze ans », et la description se limitera au fait qu’il possède les attributs physiques correspondant à son jeune âge.

Dans le système Matzneff, la recherche de la différence d’âge est le prolongement de sa misogynie et de son égocentrisme, avec pour objectif la recherche d’une relation de pouvoir par construction asymétrique. Il affirme fréquemment que les jeunes-filles sont les seules à pouvoir être gentilles avec les hommes, bien qu’elles deviennent rapidement hystériques. Il déteste les femmes adultes, les « bonnes femmes », et, s’il peut entretenir une complicité avec les pères, qu’il tient respectueusement à distance (à moins qu’il ne préfère cibler les jeunes filles dont le père est absent), il nous apprend dans différents livres que « mère hystérique » est un pléonasme.

Dans une critique de la famille parmi des centaines d’autres qui parsèment son œuvre, il écrit dans un article recueilli dans Le sabre de Didi que « les cages où les parents français s’emploient à enfermer leurs enfants sont des prisons aussi révoltantes, et moins lointaines, que les cachots soviétiques ou chiliens. » Si la famille est, en effet, parfois oppressive, Gabriel Matzneff s’y oppose surtout parce qu’il entend exercer un pouvoir concurrent à celui des parents. C’est donc logiquement qu’il finit par asséner dans La passion Francesca : « c’est à ses parents, à ses professeurs qu’une jeune- fille doit mentir, et non à son amant. »

Les reproches faits aux femmes et aux jeunes filles sont multiples. Parmi ceux-ci, ce qu’il nomme hystérie et jalousie. Matzneff a, dans Mes amours décomposés, laissé entendre qu’il réservait son empathie aux hommes trompés. Ainsi, à propos de l’un de ses amis découvrant sur des bandes audio des ébats de son épouse : « Quelles incroyables salopes, ces bonnes femmes ! Je mettrais une telle histoire dans un roman, on m’accuserait d’extravagance misogyne. »

Pourtant, lorsqu’il note dans La passion Francesca avoir le souhait de se rendre au salon de l’enfance, la réaction de la dite Francesca, « Vous êtes un être vicieux, un porc libidineux, je vous méprise, je vous déteste... » est rapportée en tant que crise d’hystérie … Pourtant, cette réaction a peut-être moins de rapport avec la folie ou la jalousie qu’avec la découverte d’un système de prédation.

À l’inverse, lorsque la littérature de ces jeunes-filles ne suffit pas, quand le cahier des charges n’est pas rempli, dès qu’une personnalité naissante tente de s’affirmer, à chaque dispute, Matzneff rouvre Schopenhauer et Casanova pour se délecter de leur misogynie. Il cite Le livre des Proverbes, où « La méchanceté d’un homme est préférable à la bonté d’une femme. ». Il contacte ses amis qu’il sait encore plus misogynes que lui pour consigner leurs réflexions dans son journal. Matzneff se satisfait de sa misogynie, et de ses obsessions.

En plus de s’indigner de la capacité des femmes à oublier, Gabriel Matzneff bricole même une théorie médicale, celle d’une amnésie typiquement féminine, liée au cycle menstruel et à la capacité d’enfanter. A contrario, loin de tout renouvellement, Matzneff se vante de ses idées fixes. Le monde n’existe pas en dehors de lui, l’écrivain, mais qu’importe, Dostoievski et Byron ne parlaient que d’eux-mêmes, et se cherchaient eux-aussi dans les autres. Écrivain, il gardera le dernier mot. Érudit, il considère que la stigmatisation de la pédophilie est la preuve de la stupidité de notre époque. Aristote, Sardanapale, Tibère, Gille de Rais, La Rochefoucauld, Louis XV, Parny, Casanova, Lord Byron, Edar Allan Poe, Dostoievski et Lewis Caroll n’étaient-ils pas eux aussi pédophiles, ou, comme il préfère l’écrire, « philopèdes » ?

Le système Matzneff, névrose aristocratique

En faisant référence aux auteurs antiques et à ceux des XVIIe et XVIIIe siècles, en se rapportant aux aristocraties grecque, romaine et française, Matzneff, lui-même descendant d’aristocrates russes, s’appuie en fait sur un privilège de classe. Aristocrate, il est au-dessus des hommes ordinaires, et donc au-dessus des règles morales qui s’appliquent aux hommes ordinaires. Le journal est le genre idoine pour dresser son portrait social et moral, puisqu’il donne à voir le quotidien d’un auteur dans ses habitudes, ses fréquentations, ses modes de consommation et ses bonnes adresses.

Dans un souci de distinction, les fréquentations et convictions de Gabriel Matzneff sont souvent oxymoriques. Matzneff est simultanément libertin et chrétien orthodoxe, compte à la fois Frédéric Beigbeder, Bernard-Henri Lévy, Alain de Benoist, Christophe Girard et René Schérer parmi ses amis. Il déjeune chez Jean-Marie Le Pen, vote pour Jean-Luc Mélenchon et se rend au meeting de Lutte Ouvrière, tout en en répondant aux invitations de Philippe de Saint Robert sur Radio courtoisie. Il fait preuve en la matière d’un omnivorisme, souvent associé aux nouvelles formes de distinction culturelle des classes supérieures. Pour affirmer un certain aristocratisme, Matzneff proclame également son détachement, une forme de cynisme chic parfois associé aux rapports à la politique des élites. Dans un texte recueilli dans Le sabre de Didi, il écrit :

«  Sade manifeste son dédain du pouvoir en étant simultanément citoyen d’une section révolutionnaire et membre d’un club monarchiste que dirige son parent Stanislas de Clermont-Tonnerre. Rozanov, pour marquer le peu de cas qu’il fait de la politique, collabore indifféremment à des journaux de droite et de gauche ; ce fut au bain de vapeur qu’il passa le jour où le tzar dota la Russie d’une constitution. « La vie privée est supérieure à tout », proclamait-il. Tout ce que nous demandons au pouvoir, c’est de ne pas troubler notre vie privée.  »

Dans Le carnet arabe, récit publié en 1971, celui d’un périple en compagnie d’autres écrivains en Jordanie, en Syrie et en Palestine, et de leur réception par des dignitaires de l’armée syrienne ou par le roi de Jordanie, on peut lire qu’ « un écrivain, un acteur, un chef religieux et militaire, ne doivent ni se mêler à la foule ni se laisser approcher par trop de gens ; ils y perdraient leur mystère.  »

Plus largement, le mépris social parsème son œuvre. Comme son ami Renaud Camus, ancien grand écrivain et désormais théoricien du « Grand remplacement », Matzneff est en croisade contre les personnes dont l’inculture les pousse à dire « sur Paris » ou « au niveau de ». Chez les deux auteurs, le mépris de classe se mélange à un refus de toute mutation. Plus largement, Matzneff se tient à distance d’une part importante de la population. Ainsi, dans Mes amours décomposés  :

«  En sortant de ce Forum pouilleux et sinistre [le Forum des Halles], j’ai cru que nous allions être attaqués par une bande de jeunes Noirs. J’ai eu, je l’avoue, très peur pour Marie-Elisabeth. Quelle racaille ! Je pense qu’à Rome, au IIIe siècle de notre ère, on rencontrait dans les rues des types de ce genre. La lie de l’Empire.  »

Gabriel Matzneff exècre les classes populaires et semble se méfier particulièrement des « bandes de jeunes Noirs  ». En 2005, au moment des émeutes dans les banlieues françaises, Gabriel Matzneff écrit sur son site internet que le sort des Noirs et des Arabes en France ne lui semble pas plus à plaindre que celui des immigrants russes, dont ses parents firent partie. Rappelons que Gabriel Matzneff est issu d’une famille d’aristocrates russes, qui ont fui la Russie suite à la révolution de 1917…

Aussi, avant que sa chronique dans le Point ne lui soit retirée, en plus de faire part de sa honte vis-à-vis de François Hollande - qui avait osé s’asseoir avant le pape François lors de leur entrevue -, Matzneff exprimait sa nostalgie pour Kadhafi qui empêchait les Africains d’atteindre l’Europe, et son soutien pour l’action de Vladimir Poutine en Syrie (où l’insurrection ne serait qu’un complot américain), ainsi que pour la reconnaissance par Trump de l’annexion israélienne de Jérusalem.

Dans ses journaux, les réflexions conservatrices sont souvent en lien avec la prétention à un mode de vie aristocratique. Souvent, ces remarques sont situées entre deux disputes avec une adolescente, quand elles ne font pas suite à une longue tirade à propos des « renégates ». Dans La passion Francesca  : « J’en ai marre de ce désordre, de cette exiguïté, de ce sixième étage sans ascenseur, et comme j’aimerais avoir à nouveau de l’argent, un grand appartement, des domestiques, une vie normale.  »

Dans L’Amante de l’Arsenal, dernier volume paru de son journal :

«  Sur les TGV français, même en première classe, pour qu’un serveur en uniforme s’approche de mon siège, me demande ce que je désire et m’apporte sur un plateau le cappuccino que j’ai commandé non dans un ignoble verre en plastique mais dans une tasse de porcelaine, je pourrais me brosser. 

Matzneff, qui ne jure en ce qui le concerne que par la lecture, le savoir et la légitimation institutionnelle, affirme dans Comme le feu mêlé d’aromates que «  les filles à diplôme [lui] font peur  ». Quant au livre de poche, nous comprenons dans Le sabre de Didi que sa démocratisation, et l’accès des adolescentes ou des jeunes femmes à la culture, est pour lui un danger. Tout en reconnaissant que le livre de poche «  est une belle invention  », Matzneff n’a pas de mots assez durs pour « ces petites filles qui feignent de lire le Traité du désespoir à la piscine ». Considérant qu’elles le font pour «  décourager les éventuels dragueurs  », il en vient à la conclusion selon laquelle « leur sottise prétentieuse ne mérite qu’une chose : que nous les emballions séance tenante et que nous leur fassions un gosse dans une cabine ; au moins, après cela, auront-elles des raisons sérieuses de se désespérer. ».

Cet aristocratisme et ce complexe de supériorité en lien avec la légitimation des violences sexuelles sont aussi au cœur de la condamnation théorique du tourisme sexuel par Gabriel Matzneff, et de sa pratique concomitante. Dans ses Carnets noirs de 2007-2008, ses rapports sexuels avec des enfants en Asie sont légitimés, et ceux des autres condamnés :

« Ce que l’on appelle aujourd’hui (en fronçant les sourcils) le “tourisme sexuel” est toujours un tourisme de ratés, de pauvres types. (…) Avec, cela va de soi, de notables exceptions : ni Byron, ni Gide, ni Montherlant n’était des pauvres types. 811 [c’est ainsi, en référence au numéro de sa chambre d’hôtel, qu’il nomme Christian Giudicelli, son éditeur à Gallimard] et moi nous ne le sommes pas davantage lorsque nous faisons des galipettes en Orient avec le jeune Nelson ou le jeune Lito. En réalité, c’est le grand nombre qui pourrit tout. Le libertinage, dès qu’il cesse d’être aristocratique, réservé à un petit nombre d’hommes, dès qu’il se démocratise, c’est la fin des haricots. Le mal, c’est la promiscuité.  »

À la lecture des ouvrages de Gabriel Matzneff, la légitimation de sa conduite sexuelle et de son pouvoir sur la jeunesse apparaît en lien avec un conservatisme affirmé, et une domination sociale. Elle ne relève pas, contrairement à ce qui a été affirmé dans les médias, d’un quelconque gauchisme post-soixante-huitard. Dans ses journaux comme dans ses romans, le statut de l’écrivain, la distinction affirmée, légitiment tous les actes, et toutes les façons d’en parler. De ce privilège de classe, le narrateur du roman Harrisson Plaza tire d’ailleurs une audacieuse définition du génie :

« Si ce jour-là, au Vip’s du Harrisson Plaza (Manille, Philippines, océan Pacifique), les deux Français avaient parlé d’Heidegger, j’aurais rapporté ces propos distingués, qui m’eussent valu l’estime des honnêtes gens. Hélas ! Ils n’ont pas causé Heidegger, ils ont causé trou du cul. Pourquoi maquillerais-je des choses qui ne sont pas ? Le génie, c’est la réalité. »

Toujours à des fins de légitimation sociale, sur la seule base de leur biographie et sans référence à leur style ou leur écriture, Matzneff aime se comparer aux plus grands écrivains. Il ne s’agit pas d’une inspiration, ni même d’une identification, mais de sa propre biographie. À propos du Taureau de Phalaris, son dictionnaire philosophique, il dit lui-même à la télévision qu’il est «  d’abord un livre sur Matzneff, évidemment ». À propos de son ouvrage sur Lord Byron, il écrit dans son journal«  je ne me suis jamais « identifié » à Byron ; j’ai, au contraire « matznévisé » Byron à outrance, ne retenant dans ses livres et dans sa vie que ce qui me ressemble, ce dans quoi je me reconnais. », et dans Maître et complices : « Il s’agit en effet d’une confession, d’un autoportrait où je me dévoile aussi crûment que dans mon journal intime.  » Ou encore, dans De la rupture, «  chaque fois que je trace le nom de lady Byron dans La Diététique, c’est « Tatiana » [prénom de l’ex épouse de Gabriel Matzneff] qu’il faut lire ».

Retenons donc que Byron « matznévisé » est décrit comme un « jouisseur misogyne », qui s’indigne que son ex-femme (« c’est « Tatiana » qu’il faut lire ») témoigne des violences qu’il lui a fait subir. En outre, Byron est obsédé par la diététique, mal à l’aise avec son corps, et pour cet «  esprit libre et routinier  », ce « maniaque égocentrique », les relations avec des adolescents sont le seul palliatif qu’il a trouvé contre l’idée du suicide.

On l’aura compris, Matzneff aime les ensembles cohérents et immuables. Ses humeurs sont changeantes, il passe rapidement du plaisir au désespoir, mais ses idées sont fixes. Bien qu’il oscille entre l’Amor fati des stoïciens et une certaine défense de la mort volontaire comme acte de liberté, l’idée du suicide ne l’a pas quitté depuis une tentative à 28 ans, à laquelle succédera son premier essai, Le Défi, à propos de la place de la mort volontaire chez les auteurs romains. Depuis, il considère que chaque personne qui le contredit ou le critique souhaite le pousser à se donner la mort.

Plus qu’un orgueil, rester soi-même semble une obsession. Matzneff cherche bien sûr la persistance des sentiments, des opinions, mais aussi celle du corps. Un corps souvent désincarné. Obsédé par sa volonté de garder un ventre plat et une pureté du corps, Matzneff recopie le menu de ses repas et donne à voir sa culpabilité, il relate ses passages sur le pèse-personne, et ses cures auprès de son diététicien.

Considérant qu’ils sont les seuls à «  rester propres et beaux  » comme il le dira sur le Plateau d’Apostrophes, lorsqu’il sera invité pour présenter Les moins de seize ans, les enfants et adolescents sont le principal objet du désir de l’écrivain, qui se vante fréquemment de rester proche de l’adolescent qu’il fut. Sur son site internet, et au détour des pages des premiers volumes de son journal, on a pu apprendre qu’il fut ballotté entre ses parents divorcés, séparé de sa sœur et de ses frères. On lit aussi qu’il fut sexuellement initié à l’âge de treize par un homme beaucoup plus âgé. Si Matzneff insiste sur la persistance de son être depuis l’adolescence, il ne dit rien ni de l’influence de cette expérience, ni du lien entre la pédophilie et l’incapacité à être adulte. Voici pourtant ce qu’il écrit à propos de Dorian Gray dans Maîtres et complices, sorte d’autobiographie intellectuelle prenant prétexte des grandes œuvres de la littérature :

«  Si le visage de Dorian Gray ne se ride pas, si son ventre reste plat, sa taille élancée, ses joues roses et son œil vif, c’est moins au portrait magique qu’il le doit, qu’aux peaux adolescentes à la chaleur desquelles il régénère la sienne et aux bouches vierges dont les frais baisers sont pour lui une source balsamique.  »

En 1975 déjà, il disait sur le plateau d’Apostrophes souhaiter aux enfants de ne pas devenir adultes. Mais quelques minutes plus tard, acculé face à un psychologue lui demandant comment il pouvait être si sûr de l’absence de traumatisme chez les enfants avec lesquels il couchait, puisqu’il était à la fois le sujet et l’objet, il affirmait, en guise de preuve, et sans peur de se contredire, qu’une partie de ces enfants, n’avaient connu aucune difficulté à devenir des adultes, à se marier et à être eux-mêmes parents… Des décennies plus tard, Vanessa Springora et Francesca Gee raconteront leur expérience de l’abus, et la lutte pour se reconstruire. Ces prises de parole et cette reconquête de sa propre voix sont le fruit d’un long combat, et de nombreux questionnements.

Anachronismes, contresens et procès d’intention

Dans Le Consentement, Vanessa Springora donne à voir une reconstruction, faite d’amitiés, et de rencontres. Le Consentement est, cela nous est précisé, et on le sent, écrit à la suite, ou au cours d’une psychanalyse. En introduction du récit de sa relation avec Gabriel Matzneff, Vanessa Springora en donne les conditions préalables :

« Un père aux abonnés absents qui a laissé dans mon existence un vide insondable. Un goût prononcé pour la lecture. Une certaine précocité sexuelle. Et, surtout, un immense besoin d’être regardée. Toutes les conditions sont maintenant réunies.  »

Une fois la relation installée, Vanessa Springora insiste sur l’origine probablement somatique des rhumatismes qui lui seront diagnostiqués, et du refus de son corps d’être pénétré sexuellement. Usant d’un vocabulaire psychanalytique, elle relève les « actes manqués », et ses propres «  appels à l’aide  ».

Vanessa Springora est honnête quant à ses propres désirs, désirs qui diffèrent de ce qui pouvait être réellement souhaité. Elle fait preuve de responsabilité, au sens où ce terme est parfois entendu en psychanalyse, à savoir le rattachement du sujet à ses désirs et ses actes. Pourtant, la polémique médiatique suivant la publication de son livre prit notamment pour cible cette discipline. Dans la mesure où le discours antipsychanalyse constitue à la fois l’un des poncifs des discours relatifs à la pédophilie et l’un des tropismes de notre époque, rassemblant pour l’occasion criminologues de droite et féministes de gauche, il convient de s’y attarder.

Dans le cadre de « l’affaire Matzneff », nous avons pu de nouveau entendre des arguments éculés, issus du livre noir de la psychanalyse, des écrits de Michel Onfray ou des pétitions de Sophie Robert visant à bannir les psychiatres influencés par la psychanalyse des tribunaux et des universités. Par leurs études de la sexualité infantile, leur rapport amoral au désir, leur référence au complexe d’Œdipe et leur insistance sur la responsabilité des victimes, les psychanalystes seraient, comme cela a été affirmé dans la presse dans le contexte de l’affaire Matzneff, du côté des « pédocriminels ». Parmi eux, la principale accusée au sein du tourbillon médiatique fut Françoise Dolto, psychanalyste pour enfants, dans deux articles du Canard enchaîné (les 8 et 15 janvier), en une du Monde (le 17 janvier 2020), et même au sein d’une pétition demandant de débaptiser les écoles portant son nom.

En ce qui concerne les accusations portées contre Françoise Dolto, le procédé était simple, il fallait s’appuyer sur des extraits tronqués, eux-mêmes issus d’une retranscription à propos de laquelle Dolto écrivait « Je n’ai jamais vu cet article fait après interview sans nuances qui trahit ma pensée ». Le passage où Dolto insistait et spécifiait «  Je vais vous parler au niveau de l’inconscient  » avait disparu des citations. Disparue aussi l’affirmation que, même s’il est présent dans l’inconscient, le désir œdipien ne doit pas être satisfait. Dans un autre texte, Françoise Dolto expliquait d’ailleurs que l’initiation sexuelle « des adolescents et des enfants par un adulte (donc par garçon ou fille de seize ans déjà), en admettant même que ce partenaire ne soit pas incestueux, encore plus si cet adulte est confirmé en âge et en prestance, est toujours un traumatisme psychologique profond  ».

Comme l’écrira l’analyste Rudy Goubet Bodart :

«  Françoise Dolto disait des enfants qu’ils étaient ses véritables maîtres, que c’était eux qui lui apprenaient son métier. Elle ne confondait pas le sujet avec l’enfant. Et c’est bien de cela dont il s’agit chez celui qu’on appelle le « pédocriminel » : de l’identification ou de la confusion du sujet avec l’enfant.  » [3]

Pour le reste, nous pourrions bien sûr faire remarquer que c’est Gabriel Matzneff qui méprise la psychanalyse et Vanessa Springora qui y a eu recours. Mais nous souhaitons surtout faire comprendre à quel point ces arguments sont basés sur des contresens. L’étude par Freud de la sexualité infantile, qui est aujourd’hui l’une des bases théoriques de la psychologie clinique et de la pédopsychiatrie, est bâtie sur l’observation d’une différence radicale entre la sexualité (au sens du désir) des enfants et celle des adultes, qui peut notamment expliquer en quoi des actes sexuels commis par des adultes sur des enfants peuvent être traumatisants. Quant au complexe d’Oedipe et au désir inconscient, rappelons que désirer une chose ne signifie pas la souhaiter, ni que la chose désirée inconsciemment ne serait pas destructrice, notamment si elle est réalisée sur l’enfant ou l’adolescent par un adulte prédateur.

Enfin, la responsabilité telle qu’entendue par les psychanalystes n’impute pas une attitude aux victimes, pas plus qu’elle ne les accuserait de « l’avoir bien cherché », mais elle renvoie à la capacité à donner sens à ce qui advient. Nombre de psychanalystes parlent d’ailleurs de responsabilité sur l’inconscient, et comme l’écrit l’un d’entre eux, Christian Pisani, «  être responsable de l’inconscient, c’est s’approprier la responsabilité de l’inconscient, c’est ne pas abdiquer sur une part de la vie psychique, mais au contraire la revendiquer comme cruciale.  » [4] Revendiquer comme cruciale cette part de la vie psychique qu’est l’inconscient est notamment ce que fait Vanessa Springora lorsqu’elle écrit :

« Ce soir-là, le livre que j’avais apporté et que je lisais dans le petit salon, c’était Eugénie Grandet, de Balzac, qui devient, à la faveur d’un jeu de mots resté longtemps inconscient, le titre inaugural de la comédie humaine à laquelle je m’apprête à participer : « L’ingénue grandit ».  »

Dans les années 1970, l’extrême-droite était relativement seule à accuser Françoise Dolto de soutenir les pédophiles. Mais en janvier 2020, au gré des cibles choisies par les uns et les autres, elle fut parmi le grand nombre d’intellectuels des années 70-80 ciblés et accusés de « complicité ». Pour son premier numéro de l’année, Marianne pouvait titrer « ​Matzneff, fantôme d’un passé soudain gênant  », au sein d’un dossier sobrement intitulé «  Quand la gauche virait dingo  », et, pendant des semaines, nombre d’éditorialistes ont pu s’indigner à propos de la permissivité d’une époque dont ils attribuaient tous les maux à mai 68 et aux luttes des années 70. Matzneff lui-même a d’ailleurs pu s’engouffrer dans la brèche, en désignant auprès de BFMTV ses actes comme des « galipettes coupables post-soixante-huitardes » et en ajoutant  : « oui sans doute étions-nous inconscients, nous avons été nombreux à nous laisser enivrer par l’air de liberté, le parfum libertaire de cette époque insouciante.  »

Pourtant, lors des différentes rééditions des moins de seize ans, Gabriel Matzneff se vantait en préface d’avoir été précurseur et d’avoir défendu publiquement sa pédophilie bien avant 1968. Il reprochait par ailleurs aux homosexuels et à leurs mouvements de chercher à se dissocier des pédophiles et de leurs revendications. S’il est évident que certains discours à propos de la libération sexuelle ont flirté avec le libéralisme et, faute d’être associés à une critique du patriarcat et du pouvoir des adultes sur les enfants, ont sous-estimé les notions de pouvoir, de contrainte et d’emprise, force est de rappeler qu’avant d’adopter cette ligne de défense, celle de l’inconséquence des comportements sexuels de l’après mai 68, le discours de Matzneff était loin d’une quelconque défense de la libération sexuelle. Ainsi, dans les Passions schismatiques, publiées en 1977 :

«  On a, depuis Reich, beaucoup écrit de la libération sexuelle ; mais ceux/celles qui utilisent cette formule tel un sésame ne donnent pas toujours l’impression de savoir avec justesse ce qu’elle signifie. L’actuel discours sur la sexualité n’est souvent qu’un bafouillage léger, putassier, et les glapissements pseudo-nietzschéens (le plaisir ! La fête ! L’orgasme !) de nos résidus de fausse couche soixante-huitarde (ah ! Ils ne sont pas jolis, ces vieux rejetons faisandés de Priape et de l’alma mater  !), une foutaise. »

A propos de la libération sexuelle, il écrit notamment dans Les moins de seize ans, qu’«  une femme qui sait demeurer fidèle à l’homme qu’elle aime, est assurément plus libre, plus libérée que les salopes qui ne peuvent aller aux sports d’hiver sans coucher avec le premier type connu dans une boîte de nuit.  »

De plus, si Matzneff a mis en scène dans ses œuvres ses relations avec Guy Hocquenghem et René Schérer, militants homosexuels engagés à l’extrême-gauche et par ailleurs critiques de la notion de majorité sexuelle, son inscription dans le champ littéraire parisien et dans les réseaux de pouvoir est bien plus éclectique et semble davantage être l’illustration de sa propre importance sociale. Dans La prunelle de mes yeux, Matzneff revient d’ailleurs à plusieurs reprises sur ses échanges avec Alain de Benoist, comme sur la possibilité de contacter directement François Mitterrand dans le but d’obtenir l’autorisation de se marier avec Vanessa Springora.

Si Matzneff a défendu dès les années 60 les dissidents soviétiques, la reconnaissance du génocide arménien, les droits des Palestiniens, dans des textes pour certains tout à fait lisibles et encore défendables aujourd’hui, il se vante souvent de le faire individuellement, en tant qu’écrivain, en dehors des milieux militants, et de ne pas y accorder trop de temps ni d’importance. Plus largement, dans l’ensemble de son œuvre, Matzneff semble davantage travaillé par sa diététique, son poids et sa reconnaissance littéraire que par sa participation aux luttes sociales de son temps. Le troisième tome du journal de Matzneff, couvrant les années 1965-1969, le montre notamment, après mai 68, revenir à Paris d’un voyage au Maghreb, et apprendre à ce moment là, avec distance, qu’un mouvement de révolte vient de secouer la France.

Pourtant, récemment, Matzneff fut amalgamé à ceux, dont beaucoup situés à gauche ou à l’extrême-gauche, qui signèrent avec lui plusieurs tribunes critiquant les lois relatives au détournement de mineur et à l’attentat à la pudeur. Deux pétitions furent citées, publiées en 1977 dans le cadre de « l’Affaire de Versailles », pour laquelle trois hommes comparaissaient devant la cour d’assises pour des attentats à la pudeur sans violence sur des mineurs de moins 15 ans, ce qui à l’époque était qualifié comme un crime, et pour avoir pris en photo les adolescents, garçons et filles, de treize et quatorze ans, dans un camping naturiste.

Le premier texte publié dans Libération et Le Monde, et dont Gabriel Matzneff revendiquera plus tard la rédaction, était notamment signé par Louis Aragon, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Gilles Deleuze, Jean-Pierre Faye, André Glucksmann, Félix Guattari, Pierre Guyotat, Guy Hocquenghem, Catherine Millet, Francis Ponge, Jean-Paul Sartre, René Schérer, ou encore Philippe Sollers, aujourd’hui tous accusés d’être complices des violeurs d’enfants. Dans cette pétition, insistance était faite sur la parole des mineurs, qui déclaraient n’avoir subi aucune violence, et à propos des hommes accusés et en détention provisoire depuis trois années, il y était affirmé que «  trois ans pour des baisers et des caresses, ça suffit  ». Si les signataires demandaient à la cour d’assises de libérer les inculpés, ils ne précisaient pas la nature des changements qu’ils souhaitaient voir advenir. Ils considéraient par contre comme excessif que ces faits soient considérés comme des « crimes » et jugés aux assises. Les inculpés seront finalement condamnés à cinq années de prison avec sursis, et libérés.

La seconde pétition, publiée dans la foulée dans le Monde, était une Lettre ouverte à la Commission de révision du code pénal pour la révision de certains textes régissant les rapports entre adultes et mineurs. À la liste des signataires précédemment cités, s’ajoutaient les noms d’Hélène Cixous, de Françoise Dolto et Michel Foucault.

A l’époque où notamment la majorité sexuelle concernant les rapports entre hommes était fixée à dix-huit ans, l’appel expliquait que «  l’affaire de Versailles  », « a posé le problème de savoir à quel âge des enfants ou des adolescents peuvent être considérés comme capables de donner librement leur consentement à une relation sexuelle. C’est là un problème de société. Il appartient à la commission de révision du code pénal d’y apporter la réponse de notre temps  ».

Cette seconde pétition était une intervention dans un débat juridique, et non une défense de la pédophilie ou de la domination sexuelle. Parmi ses signataires, figuraient notamment les féministes Hélène Cixous, Françoise d’Eaubonne, Christiane Rochefort et Simone de Beauvoir, qui, dans Le Deuxième Sexe, dénonçait la soumission précoce des jeunes filles à un système de prédation sexuel.

Le texte critiquait la définition du «  détournement de mineur — dont le délit peut être constitué par le seul hébergement d’un mineur pour une nuit  », et demandait en outre à ce que la loi relative à l’attentat à la pudeur évolue, en le considérant comme un délit et non plus comme un crime, et en limitant à cinq ans de prison la peine maximum encourue, le viol restant passible de Cour d’assises. Enfin, la majorité sexuelle étant fixée à 18 ans pour les rapports homosexuels, et à 15 ans pour les rapports hétérosexuels, les signataires appelaient le législateur à mettre fin à cette discrimination.

Avec le recul, il convient d’observer que Gabriel Matzneff et des militants pro-pédophilie semblent avoir tenté d’instrumentaliser des intellectuels et des militants homosexuels dans des pétitions signées par des personnes aux objectifs très différents. Peu après, informé par un proche des inculpés de l’affaire de Versailles, Libération annonçait la création d’un « Front de libération des pédophiles ». Ce dernier se réunira, deux ans plus tard, en 1979, et disparaîtra après sa première réunion.

Cependant, rien dans ces pétitions ne faisait en tant que tel l’apologie des relations entre des adultes et des enfants, et plusieurs des signataires des pétitions s’étaient expliqués à l’époque quant à leurs objectifs, fort différents de ceux de Matzneff. Dans un droit de réponse au journal Minute qui l’accusait de défendre la pédophilie, Françoise Dolto expliquait que la pétition signée naissait du fait que « le code pénal ne fait pas de différence entre les mineurs enfants, prépubères, adolescents, et les gens et jeunes filles sexuellement adultes. ». Elle expliquait en outre que les dispositions légales alors en vigueur donnaient possibilité aux parents de « « sadiser » leurs enfants au nom de la puissance paternelle, empêcher toute liberté à leurs enfants mineurs nubiles  » ou encore de «  porter plainte contre des partenaires de sorties, des amitiés amoureuses (sexuelles ou non) de leurs enfants, brisant ainsi des liens authentiques  ».

Quant à Michel Foucault, invité par France Culture quelques mois plus tard, au-delà de sa volonté de faire reculer la judiciarisation de la sexualité, il exprimait une inquiétude quant aux figures créées par la psychiatrie, associées à des campagnes contre les homosexuels. Les débats et les campagnes de presse étaient alors vifs, l’homosexualité venait tout juste d’être ôtée de la liste des maladies mentales, elle figurait toujours parmi les fléaux sociaux, et des homosexuels majeurs dont le partenaire avait à peine moins de dix-huit ans étaient fréquemment interpellés par la police sur demande des parents. Foucault s’inquiétait en outre de la production de formes de pouvoir et de savoir ne ciblant plus des pratiques mais des individus dangereux, avec le risque, in fine, de considérer la sexualité comme un danger :

« Autrefois, les lois interdisaient un certain nombre d’actes, actes d’ailleurs d’autant plus nombreux qu’on n’arrivait pas très bien à savoir ce qu’ils étaient, mais enfin c’était bien à des actes que la loi s’en prenait. On condamnait des formes de conduite. Maintenant, ce qu’on est en train de définir, et ce qui, par conséquent, va se trouver fondé par l’intervention et de la loi, et du juge, et du médecin, ce sont des individus dangereux. On va avoir une société de dangers, avec, d’un côté, ceux qui sont mis en danger et, d’un autre côté, ceux qui sont porteurs de danger. Et la sexualité ne sera plus une conduite avec certaines interdictions précises ; mais la sexualité, ça va devenir une espèce de danger qui rôde, une sorte de fantôme omniprésent, fantôme qui va se jouer entre hommes et femmes, entre enfants et adultes, et éventuellement entre adultes entre eux, etc. La sexualité va devenir cette menace dans toutes les relations sociales, dans tous les rapports d’âges, dans tous les rapports d’individus. »

Finalement, ceux qui réclamaient un assouplissement et une modernisation des lois obtiendront en partie gain de cause, leurs revendications débouchant en 1982 sur le remplacement dans la loi du crime d’« attentat à la pudeur sur mineurs » par le délit d’ « atteinte sexuelle sur mineurs », passible du tribunal correctionnel et non plus des assises, ainsi que sur l’alignement des majorités sexuelles, mettant fin à une discrimination entre hétérosexuels et homosexuels. Sauf à considérer que les lois actuelles encouragent la pédophilie, il semble donc erroné de considérer comme « pro-pédophile » la critique des lois en vigueur dans les années 70. À la suite de ces réformes, en novembre 1982, le magazine homosexuel Gai-Pied expliquera que « dans un rapport avec un adulte, le libre choix de l’enfant est loin d’être aussi évident que l’affirment les théoriciens pédérastes  ». Le débat sur la majorité sexuelle et la sexualité des mineurs s’éteindra progressivement et le romancier et essayiste Tony Duvert, se déclarant lui-même pédophile, déplorera que la pédophilie devienne « le Crime par excellence  ». [5]

Il convient bien sûr de reconnaître que nombre de discours tenus dans les années 1970 ont parfois réduit le viol à la violence, en mentionnant trop rarement les différentes formes de contrainte, et que ces discours sont, en cela critiquables. Pour autant, rappelons que nombre des mouvements nés après mai 68 ont tenté de penser ensemble la libération sexuelle et la critique des structures sociales qui rendaient les mineurs victimes d’abus de pouvoir.

Enfin, notons que la participation d’intellectuels aux débats juridiques sur le statut des mineurs n’a jamais été associée à une défense de Gabriel Matzneff lorsque celui-ci était mis en cause. Visé en 1975 par une plainte pour « détournement de mineurs, actes contre nature et incitation de mineurs à la débauche » suite à son passage dans l’émission de Bernard Pivot, Matzneff se dira choqué de ne pas avoir été défendu par «  les spécialistes de la pétition en tout genre  », «  si prompts à s’émouvoir de la moindre atteinte à la liberté d’expression commise en Amérique du sud  ». Quelques années plus tard, mis en cause dans l’affaire dite du Coral, où il sera accusé avant d’être mis hors de cause, Matzneff ne sera pas plus soutenu, et s’en plaindra dans un texte recueilli dans Le sabre de Didi  :

«  La police débarque chez moi à l’heure du laitier, elle perquisitionne, elle me met en garde à vue et m’emmène, comme un malfaiteur, au Quai des Orfèvres ; la presse à scandale mêle mon nom à une affaire de tripotage de gosses débiles et de photos pornos. Cependant, personne, dans le Paris littéraire, ne semble s’en émouvoir. Les chefs confrères, toujours si prompts à s’indigner, à prendre la parole, à rédiger des manifestes, à envoyer des tribunes libres aux journaux, à signer des pétitions, ont soudain leur plume séchée, leur langue paralysée. »

En guise de conclusion...

Ces amalgames et ces procès rétrospectifs souvent mal ciblés semblent démontrer que, si le livre de Springora permet de réorienter la lecture des textes de Matzneff, et ouvre de nombreux questionnements quant aux notions de consentement, de pouvoir, de contrainte et d’emprise, il semble que notre époque semble encore éprouver des difficultés à s’y confronter. Un autre révélateur semble être la réaction des éditeurs, dépubliant subitement les journaux et certains des essais (Les moins de seize ans et Les passions schismatiques) de Gabriel Matzneff. Quant à elle, la Fnac a retiré de sa base de données la totalité des livres de Gabriel Matzneff. Enfin, la question s’est aussi posée dans les bibliothèques. Si nous n’avons, en France, connu que quelques cas de retrait des livres des bibliothèques municipales, au Québec, la Bibliothèque et Archives Nationales du Québec (Banq), équivalent de la Bibliothèque Nationale de France et donc chargée du dépôt légal de toutes les œuvres existantes, a annoncé en janvier dernier le déréférencement de tous les volumes du journal de Gabriel Matzneff.

« Je ne veux pas que l’on censure les livres de Matzneff. Ils sont le marqueur d’une époque. », déclarait Vanessa Springora dans une interview à l’Obs. Rappelant que la maison d’édition qu’elle dirige avait publié une édition critique des Décombres de Rebatet, Vanessa Springora suggérait, en ce qui concerne les essais écrits en défense de la pédophilie par Matzneff, de les encadrer d’un rappel à la loi, ou, mieux, d’un appareil critique.

Si cette solution de l’appareil critique peut sembler satisfaisante pour des essais politiques, dont font probablement partie les quelques manifestes pro-pédophilie de Gabriel Matzneff, elle semble plus délicate à envisager pour ses textes narratifs. En effet, nous ne comptons pas, dans l’histoire de la littérature, les récits empreints de délits, de crimes et d’actes contrevenant à toute éthique. Toute tentative de purger la littérature ou de s’y insérer pour rappeler la loi nous semblerait inquiétante. Cela serait en outre contradictoire avec ce dont relève le plaisir de la lecture, à savoir l’accès à un autre monde.

Si l’éthique peut être un critère de jugement artistique, on ne peut exiger que les faits narrés dans une œuvre conviennent à la morale. Pour cette raison, la déclaration de Didier Decoin, nouveau président de l’académie Goncourt, déclarant «  Il n’y a pas que Matzneff, il y a d’autres auteurs… Je ne sais pas si on aurait couronné Nabokov.  » nous apparaît comme surprenante. Rappelons que Lolita est un roman, et en aucun cas une apologie de la pédophilie. Lolita est une victime qu’Humbert Humbert poussera à la mort. Et lorsque l’histoire est racontée par ce dernier, au fin fond d’un hôpital psychiatrique et dans l’attente de son procès, nous comprenons que la nymphette n’est que le produit de l’esprit pervers de l’adulte, quand la jeune fille protestait régulièrement… Cette mise en équivalence entre Matzneff et Nabokov est proprement inquiétante, à moins de considérer que nous devrions rejeter tous les livres qui traitent de ce que nous condamnons.

Quant à l’incitation, ou au désir qui pourrait surgir de la lecture d’œuvres mettant en scène des crimes, argument souvent mobilisé pour justifier une censure, nous pouvons citer le mot de Jean Paulhan, éditeur du marquis de Sade, qui n’imaginait pas « un homme à qui la lecture de Sade donnerait envie de couper en morceaux sa femme, ou sa mère, ou son enfant. ». Nous pouvons aussi rappeler que la lecture de Sade a permis la compréhension d’une forme de désir qui lui préexistait, et que l’on n’appelait pas encore le sadisme. Alors, certes, Matzneff ne dispose ni du talent de Sade ni de celui de Sacher-Masoch, et il n’est ni André Gide ni Tony Duvert, mais la platitude du style semble rendre la structure de son désir encore plus transparente. En outre, la censure ne peut dépendre du talent admis ou pas par telle ou telle autorité.

Aussi, à propos du risque que ferait encourir la lecture de Matzneff, rappelons qu’établir le rôle d’une œuvre dans le surgissement ou la cristallisation du désir est une chose aussi complexe que la psyché humaine. Lorsqu’il faut s’extasier face à la représentation des adolescents, Matzneff s’inspire quant à lui d’une lecture anachronique et fantasmée des auteurs romains, et, pour ce qui est des œuvres plus récentes, d’Harry Potter, et du premier film de Céline Sciamma. Dans un texte publié sur son site internet et repris dans Vous avez dit métèque ?, il écrivait que Naissance des pieuvres est « un film très intelligent et juste de ton sur les adolescentes », ajoutant « qu’Adèle Haenel (…) est aussi belle que la divine Esther Williams  ». Une preuve que la façon dont une œuvre est vue et les effets qu’elle produit peuvent être sans rapport avec les objectifs des artistes.

Bien que Matzneff ait tout fait pour rompre la différence entre sa personne et son œuvre, en faisant notamment entrer des lettres dans ses journaux et ses essais, et qu’il est légitime que les autrices de ces documents souhaitent en récupérer la propriété et le monopole de l’usage, il semble difficile de confondre le récit et les faits, en prétendant condamner les actes de Matzneff par une censure de ses textes. De plus, observons que confondre les événements relatés par Matzneff et le récit qu’il en fait reviendrait en fait à valider sa version.

Dans une conférence fameuse à propos de la fonction auteur, Michel Foucault remarquait à propos du «  nom auteur  », l’ « impossibilité de le traiter comme une description définie ; mais impossibilité également de le traiter comme un nom propre ordinaire. » L’auteur et son nom sont une fonction, une signature, et l’œuvre un ensemble disparate. Ainsi, le nom Matzneff, qu’il désigne le signataire d’une œuvre, le personnage de son propre livre ou l’homme civil devant assumer ses actes, ne renvoie pas à la même entité, y compris lorsque Gabriel Matzneff prétend le contraire. Un texte est toujours un collage, dont participe le regard du lecteur. Pour preuve, les interventions de Vanessa Springora et Francesca Gee complètent aujourd’hui la lecture des livres de Matzneff, et sont indispensables à qui souhaite les comprendre.

Pourtant, la difficulté croissante que nous pouvons rencontrer dans l’accès aux œuvres de Matzneff est un obstacle au retour critique sur un milieu et une époque. Bien que les œuvres de Matzneff n’aient a priori par apporté grand chose en terme de sensibilité ou d’esthétique, et qu’il n’existe pas de droit à être publié par Gallimard, Léo Scheer ou La table ronde, nous nous demandons ce que signifie, une fois que le texte existe, cette volonté de faire disparaître les preuves, et notamment celles de sa propre complaisance.

On songe aussi au soulagement de toutes les personnes citées dans le journal de Matzneff comme des amis proches, et qui aujourd’hui prennent leurs distances dans les médias. Pour le reste, rappelons que les auteurs les plus connus à une époque sont rarement ceux que la postérité retient. En attendant, nous considérions comme plus important de procéder à un examen critique, et pour cela, il fallait lire Matzneff.

[1Norimitsu Onishi, Longtemps contrainte au silence, la victime d’un écrivain pédophile témoigne enfin, dans le New York Times le 31 mars 2020, https://www.nytimes.com/fr/2020/03/31/world/europe/matzneff-francesca-gee.html

[2Christine Angot, le 6 janvier sur France inter, « Il ne faut pas considérer les livres comme des pièces à conviction du réel », https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-06-janvier-2020

[4Christian Pisani, Toujours responsable une exigence majeure de la psychanalyse, https://psychaanalyse.com/pdf/PSYCHANALYSE%20Toujours-responsable-une-exigence-majeure%208%20Pages%20111%20Ko.pdf

[5Les lecteurs souhaitant mieux connaître l’histoire de ces débats peuvent se reporter à l’article de Jean Bérard et Nicolas Sallée « Les âges du consentement. Militantisme gai et sexualité des mineurs en France et au Québec (1970-1980) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 2015, 42 (2), , https://journals.openedition.org/clio/12778, ainsi qu’à l’intervention de Jean Bérard dans l’émission « Histoire radicale » : https://www.listennotes.com/podcasts/histoire-radicale/aux-racines-de-laffaire-R_CcJFDVzwr/

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