Hey, hey, aujourd’hui, j’ai sauvé le monde ! - Par Marcello Tarì

Eurythmics et le communisme

paru dans lundimatin#89, le 16 janvier 2017

Il y a une chanson d’Eurythmics, un vieux hit des années 90, qui a pour titre « I saved the world today », thème qui se répète dans le refrain : « Hey, hey, aujourd’hui, j’ai sauvé le monde/Chacun est content maintenant/Les mauvais trucs sont partis/Les bons restent ici/S’il vous plaît, laissez les rester. »

Pour D.

Essayons maintenant de raconter une courte fable, qui commence comme un conte cruel. Le monde dans lequel nous vivons mériterait chaque jour d’être anéanti, et pourtant chaque matin, nous nous réveillons, quelquefois en poussant un soupir de soulagement, d’autres fois en nous demandant pourquoi, comment est-il possible que cette horrible civilisation soit encore là ? En réalité, ce monde a hors de lui, à côté et en lui, de nombreux autres mondes et quand l’un d’eux est sauvé, presque toujours sans qu’on en ait l’intention, à cause d’un simple geste, il arrive que par contact tous les autres aussi le soient, et le monde qui mérite d’être détruit survit lui aussi. Soit parce que les autres mondes sont trop faibles pour le destituer définitivement, soit parce que ce monde, qui est évidemment celui du capital, possède une aptitude particulière à se nourrir comme un parasite de l’énergie libérée par les autres mondes. Parce que la vérité est que le monde du capital n’est qu’un parmi les mondes, hégémonique mais pris dans une configuration anarchique d’un monde de mondes. Chaque jour, le monde est sauvé par un ou plusieurs gestes, de beauté, de partage, de destruction, d’amour, de gratuité ou de compassion : la seule différence qui peut subsister entre ces gestes - la différence est mince, mais décisive - réside dans la conscience, ou pas, de l’effet que ce geste déterminé a ou aura sur le monde et sur l’ampleur de la diffusion de cette conscience, partagée voire même organisée. C’est cet éclair de conscience qui nous conforte dans l’idée que nous vivons dans ce monde, mais que nous ne sommes pas de ce monde.

Le communisme, c’est beaucoup de choses, mais parmi celles-ci, il y en a au moins une qui a trait à cette fable. Le communisme consiste en fait aussi dans la discipline de l’attention aux modifications du monde, dans le fait de développer une conscience des gestes qui le sauvent, dans la sensibilité aux œuvres et aux jours accomplis par et pour la justice, dans l’art de leur partage, dans la magie de leur composition. Plus est profonde la conscience, plus ample est le partage, et plus en est affaibli ce monde horrible.

...

Quand j’entends quelqu’un dire : « Vivons le communisme, ici et maintenant », voilà, je l’imagine sur les notes et les paroles de cette chanson. Il arrive que, dans un vers pop, se trouve tout ce qui compte : le bonheur partagé, le mal qui s’éloigne, la présence de la justice ici et maintenant et qui voudrait tant y rester, le monde qui, en cet instant précis, est sauvé, mais aussi cet appel – hey, heyyyy ! – , cette invitation adressée à tous de voir de qui est là, d’être sensible à ce qui se passe, qui est en train de se passer, justement maintenant. La négligence, disait notre vieil ami Franz, est un des péchés capitaux. Un péché dont il semble que nous ne finissons jamais de purger la peine, par la lasse continuation de ce monde, de ce présent que nous haïssons au moins autant qu’il nous hait. Peut-être est-ce seulement pour cela que nous avons tant besoin de ceux qui nous rappellent à la réalité véritable - les poètes, les musiciens, les philosophes, les peintres, les dramaturges, les esprits sensibles, les témoins experts du geste.

Bien sûr, en déployant cette attention, il y a une tonalité musicale mélancolique qui traverse la douce joie de ce moment, parce qu’on est parfaitement conscient qu’il ne durera pas et que pour qu’il dure, ou qu’il nous revienne, les choses bonnes et justes devront de nouveau, encore et encore, combattre. Une pensée peut alors nous troubler, celle que, pour un autre jour comme celui-là, qui sait ?, il faudra que des années passent, ou que peut-être une génération entière devra traverser encore le marais nauséabond de l’Histoire, et ce à la seule fin de le détruire. Et pourtant, pour ce jour, le monde est sauf. Moi et le monde, le monde et nous.

Chaque fragment de communisme qui fait brèche dans le monde rompt la continuité du présent, provoque un écroulement de la ridicule mise en scène de ce monde, et alors, la vie historique brille en une une nouvelle constellation. Et une seule question, ingénue peut-être et pourtant inévitable, nous reste à la fin du jour : est-il possible de faire durer ce qui s’est passé aujourd’hui ?

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Le communisme est la totalité de la justice, toujours immanente à cette autre totalité, la totalité dominante, celle de l’injustice. Deleuze et Guattari ont dit un jour que l’Etat a toujours existé, comme virtualité, même quand il n’était pas encore là, mais voilà, ils ont oublié d’ajouter qu’il en est de même pour le communisme : il est toujours là, même quand il n’est pas en vigueur, il est là comme puissance inépuisable de l’ange de la justice. Mais il devient réel comme réalisation du quotidien, et non dans un temps abstrait comme peut l’être celui de l’Histoire – cet élément dans lequel depuis toujours l’Etat domine et se reproduit.

Le communisme « réellement existant » se résout intégralement dans ce jour qui a été sauvé. Quant à savoir comment sera le suivant, cela tient seulement à la force que moi, toi, elle, lui ou nous – avec l’aide de l’ange – serons capables d’exprimer. Souvent, c’est la force du désespoir qui l’appelle à la présence. Et il vient.

...

Le monde contre lequel nous vivons se fracture chaque jour un peu plus, à l’anéantissement chaque jour plus profond de ses raisons d’être correspond dialectiquement une fragmentation toujours plus ample de ses territoires – territoires politiques, naturels, imaginaires, linguistiques, existentiels. L’image glorieuse d’un Empire-monde qui les unirait tous – imaginée par Hardt et Negri dans un livre à succès d’il y a quelques années - n’a duré que le temps d’une discussion de circonstance ; ils ne s’étaient pas aperçu que cette image n’était que l’ultime tentative, désespérée, de s’opposer à la fragmentation en cours de la part des progressistes du capital. Cependant, au lieu de laisser cette phénoménologie de la fragmentation devenir l’instrument pervers des types de réaction les plus variés, il faudrait consciemment l’assumer - parce que procéder par fragments nous a toujours aidé, parce qu’il s’agit d’échapper continuellement à la fragmentation unificatrice de la Loi. Chaque fragment, comme chaque territoire, peut devenir un monde, et plus il s’en crée, plus ils deviennent conscients d’eux-mêmes, et donc plus forts, plus le monde dominant s’affaiblit, pâlit et disparaît.

En fait, c’est toujours ainsi que le communisme se manifeste dans notre vie : par fragments, qui, pour ce seul jour, ou dans une étincelle de temps, peuvent se réunir en une unique configuration, un monde précisément, lequel demeure toutefois une mosaïque de fragments, pas seulement de par la faiblesse intrinsèque aux constructions humaines, mais précisément parce que veiller à ce que les fragments restent des fragments est la seule manière de résister à la (re)constitution de la Loi, fût-elle Loi tout à fait nouvelle. La justice du communisme ne s’identifiera jamais à un état de droit. Et ainsi cet état du monde, ou cet instant qui sauve, ou ce geste qui aime, en chacune de leurs apparitions - que les créatures singulières les oublient ou pas - restent avec nous pour toujours : c’est l’accumulation de ces fragments qui fait la grandiose pauvreté de la tradition du communisme. Chaque fragment est parfait en soi. L’habileté qu’il nous demande réside en ceci : comment dessiner le parcours qui mène de l’un à l’autre, comment trouver celui qui manque et retrouver celui qui a été perdu, comment faire en sorte que ce parcours devienne notre élément et, bien que nous soyons conscients de ce que seule la Révolution permet à cet élément de s’étendre librement dans le temps, nous devons comprendre comment le parcourir même quand - surtout quand - ce temps n’est pas encore arrivé ; en sachant qu’il n’arrivera dans sa plénitude que lorsque nous disposerons d’assez de force pour sauver tous les mondes d’un seul geste, rendu commun à tous. Mais attention ! : chaque fois qu’on a cru qu’on pouvait et même devait unifier de manière permanente le tout du communisme, nous avons eu le retour de l’institution-Etat à la place de son dépérissement, le commandement au lieu de l’autonomie, l’économie de la vie au lieu de son libre usage, les droits au lieu de la justice, la perte du monde au lieu de son sauvetage. Une fois détruites les tables de la Loi, le péché mortel est toujours celui de s’empresser d’en refaire un calque. Sauver les mondes veut dire les laisser être dans leur multiplicité et ne pas leur imposer la vieille nouveauté d’un principe hégémonique, unificateur.

L’important, pour en revenir à notre maintenant, est que chacun de nous, quand il active sa sensibilité, reconnaisse son fragment, et soit capable de se rappeler tous ceux qui ont interrompu heureusement sa vie - qu’ils soient un, quelques-uns ou beaucoup. Parce qu’il revient à chacun de pouvoir dire : ce jour où j’ai sauvé le monde.

...

Hey, hey, tu te rappelles ce jour où nous avons saccagé la Bastille ? Hey, hey, tu te rappelles les paroles de ce jour-là, ces sons inouïs ? Hey, hey, tu te rappelles, ce jour où tout le pouvoir était aux soviets et où il n’y avait donc plus de pouvoir ? Hey, hey, tu te rappelles ce jour où nous avons fait un repas sur la colline et nous étions huit cents ? Hey, hey, tu te rappelles ce jour où l’usine a cessé de tourner ? Hey, hey, tu te rappelles le jour de ce baiser si intense que le ciel s’est penché sur nous ? Hey, hey, tu te rappelles ce jour où j’ai sauvé le monde ?

L’histoire du communisme est l’histoire de tous ces jours, et seulement des jours d’une histoire éternelle composée de tant de fragments anonymes et scintillants. Et de tous ceux qui ne cessent jamais de venir, toujours, toujours, toujours contre l’Histoire. Mais l’intensité d’un souvenir peut, parfois, faire revenir ce jour, et lui donner une autre chance.

Et si jamais il venait, s’il vous plaît, laissez-le rester.

Insanity laughs, under pressure/ we’re cracking/ Can’t we give ourselves one more chanche ?/ Why can’t give love that one more chance ?

Queen+Bowie, Under pressure

Par Marcello Tari, auteur de Autonomie !, Italie les années 70 aux éditions La Fabrique.
[Traduction : Serge Quadruppani]

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