Quand la BRI et l’antiterrorisme s’intéressent à l’écologie

Retour d’expérience après 60 heures de garde à vue

paru dans lundimatin#425, le 23 avril 2024

Le 10 décembre 2023, dans le cadre des journées d’action contre le béton une centaine de personnes menait une action sur le site de l’usine Lafarge de Val-de-Reuil. Après leur passage, des tags et quelques actes de désarmement sont constatés sur les lieux. Quelques heures plus tard, la presse locale rapporte que le procureur d’Evreux a décidé de saisir la Sous-Direction Anti-Terroriste (SDAT). Le prétexte et la justification légale sont tous trouvés : un vigile présent sur place aurait été sequestré par les activistes (il s’avèrera après enquête, que de la mousse expansive a été étalée sur la porte de sa guérite et qu’il était parfaitement libre d’en sortir).

Lundi 8 avril, comme nous le rapportions dans cet article, c’est donc la SDAT qui est venue interpeller à l’aube 17 personnes soupçonnées d’avoir participé à cette action devenue entre-temps une association de malfaiteurs. Après des perquisitions et des arrestations plus ou moins violentes, plus ou moins ratées (la BRI s’est trompée à deux reprises de porte à enfoncer), plus ou moins humiliantes, neuf personnes sont emmenées au commissariat local (Rouen ou Évreux) et les huit autres au siège de la SDAT de Levallois-Perret. Au bout d’une soixantaine d’heures de garde à vue, huit personnes sont libérées sans aucune poursuite, neuf autres seront déférées après 75 heures de privation de liberté. Ces dernières passeront en procès devant le tribunal d’Evreux le 27 juin prochain. Nous publions ici le témoignage de l’une des personnes mise en garde à vue puis relâchée dans la nature, elle raconte les différences de traitements d’un commissariat puant de province aux cellules aseptisées de la SDAT, les menaces et les petites favers, les violences et les accès de politesse hypocrites.

Tu as lu des témoignages, tu as imaginé à quoi ça ressemblait et puis, voilà, tu y es. Le quatrième sous-sol de la DGSI est conforme à ce que tu avais imaginé. C’est comme voir la tour de Pise pour la première fois : ben en fait tu l’avais déjà vue.

Tu n’en vois qu’un couloir avec une série de cellules à droite (portes vitrées, stores vénitiens baissés, passe-plat à 50 cm du sol) et d’autres portes à gauche (fouille, salle d’entretien avec les avocats, poste de contrôle). Ce n’est pas crade et ça ne pue pas. C’est conforme. Les murs de la cellule sont couleur hôpital clair, 8 m2, néon aveuglant, un chiotte derrière un muret, un lavabo qui en fout partout, une couverture propre sur un matelas lavable sur un banc en béton. Les flics – que ce soit les OPJ ou les uniformes, les tu-ne-sais-même-pas-comment-ils-s’appellent, les matons – te disent que c’est propre, très propre, que tu pourras prendre une douche ce soir. Et ils veulent que tu sois contente. Ils ne te laisseront pas attendre une serviette hygiénique plus de quatre secondes parce que, voilà, pour le respect de ta dignité. Ils sont fiers de leurs cellules sans flaque de pisse et de te fournir de la dignité comme ça. Tu penses : « Ils sont fiers de ne pas être des flics de base dans un petit commissariat de province ».

Les BRI qui t’ont interpelée étaient excités et cherchaient des prétextes pour te gueuler dessus : classiques, conformes. Tu es arrivée dans les locaux de la SDAT avec un bandeau sur les yeux : conforme. Le néant que renferme ta cellule est conforme, tel qu’il doit être : il ne s’y passe rien, les bruits extérieurs sont étouffés, tes bruits à toi amplifiés – ton souffle, l’ongle qui se casse entre tes dents, les frôlements des jambes de ton pantalon quand tu marches – envahissants. Le temps est le chewing-gum auquel tu t’attendais. Il s’étire à l’infini, il t’échappe, il te colle et t’obsède. Tu t’endors, tu t’ennuies, tu angoisses, tu guettes les bruits, tu entends la VMC, tu deviens la VMC, tu zieutes dans les interstices, tu fais du gainage, tu lis les étiquettes de tes vêtements, tu somnoles, tu chantonnes, tu te répètes les questions des auditions : tu deviens conforme.

Tout est conforme et tout est neutre. Dès que ça cesse d’être neutre, ça devient laid. Ta cellule ne sent rien, sauf à midi quand elle sent le riz aux légumes immondes. Rien ne se passe pendant une éternité puis une policière en uniforme entre dans ta cellule pour te palper les bras, les seins, le ventre, les fesses, les jambes. Quand elle a fini, elle dit merci.

La seule chose qui est belle, c’est quand la solitude est repoussée : voir ton avocate, entendre tes codétenus, rêver de tes amis, imaginer ta sortie.

Les OPJ sont conformes, on se croirait dans une brochure sur la police. Ils te font des moves de good cop, des moves de bad cop, des coups de pression bizarres et des petites faveurs, des pièges étranges. Ils laissent échapper un nom, une réf, il y a du off qui n’est peut-être pas off. Comme on peut s’y attendre. Ils voudraient que tu les trouves sympas, que tu dises : « Waouh mais qu’est-ce que c’est propre, et putain ce que vous êtes sympas ! » Tu sens que ça aussi c’est conforme. Comme si en reprenant le modèle relationnel du collègue de travail ou du voisin de comptoir ils pourraient te faire oublier qu’ils t’ont sortie du lit, menottée et enfermée là, qu’ils ont épluché tes relevés bancaire et téléphonique, lu ton journal intime, fouillé ta chambre, retourné ta bibliothèque, volé ta brosse à cheveux pour faire des recherches ADN afin, idéalement, de te faire condamner pour le grand n’importe quoi qu’ils te reprochent.

Il te faut du temps avant de cerner ce grand n’importe quoi. Dans les auditions au cours desquelles tu gardes le silence, on te demande si tu as participé à cette action mais surtout si tu fais partie d’une association qui a un rapport lointain avec quelqu’un qui a un rapport avec quelqu’un qui a un rapport avec autre chose. Sur les réseaux sociaux, cette association est suivie par Unetelle qui est une figure publique des Soulèvements de la terre. Comment l’expliquez-vous ? Tu gardes le silence. Il te semble qu’ils meublent en attendant le résultat de l’analyse ADN : Telle vidéo est intitulée La Forêt de Bord se soulève. Son titre ne vous rappelle-t-il pas les Soulèvements de la terre ?

A un moment, tu réalises qu’en plus d’être conforme à sa réputation, la SDAT est conforme à autre chose. Elle s’admire dans le miroir de son propre petit mythe (un service de haut vol, des moyens impressionnants et des cellules bien propres) mais elle ne peut pas s’empêcher de ressembler à un commissariat normal. On est dans un bâtiment classé secret défense mais ça fuit au plafond. Au milieu de toute cette dignité qu’on t’apporte sur un plateau, un policier impertinent trouve pertinent de te demander, pendant qu’il te menotte, si tu en as déjà mis, des menottes, « pour t’amuser ». Pendant les auditions, des questions franchement stupides se succèdent, comiques à force de logique policière (Combien a coûté cette action et qui l’a financée ?) ; c’est la même chose que dans tous les récits de garde à vue que tu as lus et entendus, la même façon d’échouer lamentablement à comprendre ce qu’ils ont scruté avec tant d’attention, la même incapacité à sonder l’épaisseur des agencements humains (Que pouvez-vous nous dire sur les désaccords au sein du mouvement écologiste entre les groupes qui prônent les actions directes et les autres ?) Dans les coins de ta cellule si propre, tu repères des poils de cul et des grains de boulghour séchés et tu sais que ce ne sont pas les tiens. Bref, ça sent le comico de base.

D’ailleurs, bien que tu sois emprisonnée dans le bunker de l’antiterrorisme, avec les enquêteurs et la mythologie qui vont avec, tu n’es pas là pour une affaire de terrorisme. Tu es au régime normal, arrêtée sous les ordres du procureur d’Evreux (un proc de province, super méga normal et donc évidemment un peu présomptueux sur ses propres résultats).

Et pour finir, comme dans le plus normal des comicos normaux, toi et 7 de tes co-interpelés sortez sans rien, classement sans suite, le dossier était vide depuis le début. Pour presque la moitié d’entre vous, c’est fini et comme le procureur n’a rien pour vous poursuivre, on retiendra que ça va, que ce n’était rien. Les guerriers hystériques qui fracassent des portes, les 16 autres arrestations, le quotidien qui s’interrompt, l’employeur à qui il te faudra expliquer, l’enfermement, la torture soft, les questions pathétiques, le vol de ton ADN et de ton téléphone : pour rien. C’était juste un coup de pression, un coup de bluff et de privation sensorielle. Un dossier monté un peu au pif pour faire chier une poignée de personnes, faire peur dans les milieux qui s’organisent et envoyer un signal politique à ceux qui seraient tentés de les rejoindre dans les actions. C’était gratos. Ou plutôt, c’était la com à gros budget que le procureur et le ministère de l’Intérieur se sont payée sur votre dos.

Heureusement, ce qui était beau dans le bunker prend toute la place à ta sortie : tes amis (des héros), ton avocate (indestructible), tes proches et tous ceux qui te témoignent que vous appartenez au même camp (merci), et les autres interpelés que tu ne connaissais pas, qui ont l’air méga cool et avec qui il y a tant de choses à faire.

Les neuf personnes déférées sont convoquées au tribunal d’Evreux le 27 juin prochain pour séquestration, association de malfaiteurs et dégradations. Soutenons-les totalement et de toutes les manières possibles.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :