Cauchemars et facéties - spécial 29nov

Retour, en extraits, sur la manifestation du 29 novembre, place de la République à Paris.

Cauchemardos - paru dans lundimatin#39, le 9 décembre 2015

Il y a 12 jours, lundimatin initiait un appel à manifester, malgré l’état d’urgence, le dimanche 29 novembre, au départ de la place la République à Paris.
Cet appel fut notamment relayé par Libération, Mediapart, et signé par près de 5000 personnes.

L’Assemblée parisienne contre la COP 21 avait de son côté appelé à se rassembler dès midi.

Plusieurs milliers de personnes ont répondu à ces appels en se rassemblant place de la République.

État d’urgence

Cette manifestation était donc interdite, en vertu de la loi sur l’état d’urgence.

Par ailleurs 24 assignations à résidence (accompagnées parfois de perquisitions administratives) et 64 arrêtés d’interdiction de séjour avaient été délivrés contre des personnes susceptibles de se rendre à cette manifestation. Nous avions tenté, ici, de faire le point sur ces manoeuvres policières.

Certains cas ont été portés devant le tribunal administratif, qui a, lundi 30 novembre rejeté cinq requêtes en référé-liberté.

Deux avocats, Mes Muriel Ruef et Alexandre Faro, qui défendent certains de ces assignés à résidence ont rédigé une lettre ouverte à Manuel Valls.

À la veille de ce rassemblement sans précédent de Chefs d’État et de Gouvernements, vous avez décidé d’offrir au monde qui nous regarde le visage inquiétant d’un pays triste et muselé, aux rues vides et à la contestation étouffée. Profitant de l’émotion et de la peur qui nous ont légitimement envahis au moment de ces attentats, vous avez, à la faveur de l’instauration de l’état d’urgence, sorti des vieux cartons de l’Empire la pratique de l’assignation à résidence.

Ce sont ainsi vos opposants politiques que vous avez placés sous résidence surveillée, comme l’aurait fait n’importe quel régime autoritaire et comme cela ne s’est plus vu dans ce pays depuis longtemps.

Vous avez utilisé la peur et l’émotion pour bâillonner une opposition à l’heure d’une réunion diplomatique sans précédent, justifiant ces mesures par l’emploi des mots « violences », « mouvance contestaire » et « ultra gauche », expressions vides de faits comme de sens, créées de toute pièce, sans la moindre consistance.

Il aura donc suffit de douze jours pour mettre à genoux notre héritage révolutionnaire. Il semble en effet acquis, à la lumière de vos récentes déclarations, que vous envisagez fort naturellement la poursuite de ce que les plus naïfs appeleront « une parenthèse autoritaire » bien au-delà des trois mois légaux. Vous en auriez même informé la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Les assignations à résidence de ceux qui s’opposent à vous sont, dans ces circonstances, une honte, une honte abjecte et intolérable qui emporte, avant même qu’elle n’ait commencé, votre Conférence du Désastre dans les poubelles de l’Histoire.

Rassemblement, bougies, arrestations

Quelques milliers de personnes se sont donc rassemblées, malgré l’interdiction, et ont tenté de manifester. La police les a empêchées de sortir en cortège de la place. Certains manifestants ont réussi à défiler, mais plus tard. D’autres, tout aussi nombreux, ont été arrêtés.

Taranis News a publié une vidéo de 30 min :

De nombreux récits de ce rassemblement ont été écrits et diffusés sur l’internet.

Celui-ci, (qui a le mérite d’être concis) a été publié sur Mediapart.

Vers midi nous nous sommes retrouvés place de la République dans une atmosphère bon enfant, les gens mangeaient, discutaient, chantaient et dansaient. Assez rapidement les CRS ont bloqué toutes les rues adjacentes à la place de la République, je dis bien toutes les rues avant de bloquer les entrées de métro. Nous avons décidé de faire une marche sur la place en tournant en rond en scandant des slogans, la manifestation interdite s’étant transformée en manifestation « obligatoire ».

Au bout d’un moment nous avons essayé de nous engouffrer dans une rue, les CRS ont gazés ceux qui étaient devant deux fois ce pourquoi quelques manifestants ont balancé une barrière métallique, nous nous sommes refait gazer. Nous avons repris notre petite marche autour de la place sans possibilité de sortir, les CRS ont donc commencé à envoyer des grenades lacrymogène dans la foule ce qui a provoqué des envois de projectiles de la part des manifestants.

Quelques centaines de manifestants ont réussi à sortir de la place dont moi. Les autres ont été pris en tenaille entre les CRS qui bloqués la place et ceux qui chargés au milieu.

Avec les manifestants qui ont réussi à sortir nous avons entamé une marche dans les rues de Paris avant de nous faire rattraper par les CRS 10 minutes plus tard.

On trouve un récit plus détaillé sur Paris-Luttes.

Sous presse

Acrimed récapitule le traitement télé des affrontements entre forces de l’ordre et manifestants. TF1 et France 2, parlent « d’une centaine de manifestants, souvent cagoulés, avec des pancartes anticapitalistes et libertaires », d’un rassemblement « anti COP21 et anticapitaliste […] infiltré par des individus radicalisés ».
Les « casseurs » ont « en partie détruit le mémorial dédié aux victimes des attentats en jetant des bougies, des pots de fleur » sur les CRS d’après France 2. Pour TF1, « le mausolée [ndr : relisons ensemble la définition de « mausolée »] en hommage aux victimes des attentats est saccagé ; pots de fleur et bougies servent de projectiles ».

Les deux JT se contentent en réalité de relater une version des « événements » de l’après-midi conforme à celle de la Police.

Des commentaires qui concordent avec les déclarations du Préfet (reprises sur la plupart des sites d’information) : les manifestants « ont attaqué la police avec des gaz lacrymogènes, des boules de pétanques, des chaussures... »

Dans la presse écrite, le lendemain matin, on retrouve le même genre de récits, co-écrits par la préfecture de police. Ainsi, le Parisien nous explique comment la « manifestation pour la planète » a été « gâchée par les violences » :

C’est à la dispersion de la chaîne humaine en début d’après-midi que le rassemblement a été perturbé par l’irruption de manifestants anarchistes et de casseurs. En une fraction de secondes, une soixantaine d’activistes, capuche noire relevée sur la tête [...] a surgi sur la place. « Etat d’urgence, Etat policier », ont lancé ces manifestants qui se sont alors emparés des milliers de paires de chaussures laissées par d’autres associations [...] Des chaussures qui ont volé aussitôt en direction des forces de l’ordre. [...] les bougies du mémorial sont devenues autant de projectiles contre les CRS. Un mémorial piétiné et renversé par les plus virulents.

Libération, de son côté, avait relayé l’appel à manifester... mais ne le précise pourtant pas dans son récit du lendemain. Dans un bel exercice scolaire, en deux parties, les journalistes nous décrivent d’un côté une magnifique chaîne humaine (certaines organisations écolo appelaient en effet, à quelques mètres de la place à constituer une chaîne, que la préfecture avait autorisée sur les trottoirs, sans slogans ni banderoles), véritable arc-en-ciel qui « égaie » la « grisaille parisienne », et de l’autre un agrégat d’anarchistes :

Las, place de la République, l’ambiance se crispe. Il n’est plus question de climat dans la bouche de centaines de personnes mais plutôt de contestation de la politique gouvernementale. [...] Mené par des militants masqués, un cortège improvisé tente d’emprunter l’avenue [...] Aux lancers de projectiles divers, les CRS répliquent par des charges et tirs de gazs lacrymogènes. Certains militants violents se servent sur le mémorial aux victimes des attentats, y récupèrent des bougies ou des pots de fleurs qu’ils jettent sur les policiers

L’article se termine en citant un tweet de Corinne Ruffet, vice-présidente EELV de la région IdF, censé, selon Libé, résumer « le sentiment de la majorité des manifestants. »

LA MÉMOIRE

Il a beaucoup été question de la mémoire des victimes des attentats du 13 novembre dans les réactions à cette manifestation.

...

Selon Cazeneuve, devant l’Assemblée Nationale, il y a bien eu « un rassemblement pacifique », mais « un groupe de casseurs, dans l’irrespect total de la mémoire de ceux qui ont perdu la vie à l’occasion des attentats, (a) joué avec une extrême violence un jeu qui doit être condamné avec la plus grande fermeté ». Les forces de l’ordre sont intervenues, « immédiatement pour mettre hors d’état de nuire ces individus ».

Certains manifestants réagissent sur le même terrain - de la mémoire, donc :

Nous rejetons avec force la manière dont l’État use de la mémoire des mort.e.s pour aller se vautrer sans critique dans une COP21 aussi odieuse qu’inutile, et pour justifier dans les bombardements ses velléités coloniales.

Ou encore :

On essaie de faire pleurer dans les chaumières en parlant du mémorial de la place de la République saccagé, c’est faux, certains manifestants ont en effet pris des petites bougies pour les lancer (qui nous dit qu’ils n’étaient pas de la police ?), mais ce n’est rien comparé à la manière dont l’État salit la mémoire de ceux qui ont perdu la vie dans les attentats parce qu’ils ont été incapables de protéger la population et parce qu’aujourd’hui ils profitent de l’État d’urgence pour bafouer les droits de l’homme, traiter les militants écologistes comme de véritables terroristes et nous empêcher d’exercer notre droit de manifester en marge d’une conférence où les décisions prises auront d’importantes conséquences sur l’avenir de notre planète et de nos vies.

Par ailleurs, en commentaire de l’article sus-cité, on peut lire ceci :

il y a du mouvement de la part des CRS, et les manifestants sont refoulés vers la Place et l’autel, nous n’avons pas le choix, certains forment une chaine pour protéger l’autel mais la pression des CRS devient plus importante.

« Autel », le mot est lâché.

D’abord, qu’est-il arrivé à cet « Autel » ? Selon une manifestante :

Des militants pacifistes étaient assis en face de la police, les mains en l’air, d’autres tenant des fleurs empruntées sur l’autel hommage aux victimes du 13 novembre.

J’ai vu des hommes cagoulés prendre des bougies pour les jeter sur les policiers, j’ai vu des pacifistes s’organiser pour les en empêcher, et j’ai surtout vu la police piétiner cet autel que les pacifistes protégeaient.

Les CRS ont commencé à arriver de tous les côtés autour de nous. J’ai voulu m’armer d’une fleur de l’autel comme geste pacificateur pour les offrir aux policiers.

[Les CRS] nous ont chargé sans aucun égard pour l’autel hommage aux victimes du 13 novembre. Des pacifistes sont tombés sur les fleurs et les bougies, les hommes de plexiglas ont piétiné ce qu’il restait de cet hommage.

Mais au fait, depuis quand la place de la République dispose-t-elle d’un « autel » ?
Un article de Mediapart décrit assez justement la tentative de sacralisation de la place de la République au nom des victimes des attentats.

C’est cousu de fil blanc et en même temps de fil noir, et cela peut se répéter à l’identique comme si le deuil, la douleur, pouvaient se répéter à l’identique : « Les violences contre les forces de l’ordre place de la République sont indignes. Respecter ce lieu, c’est respecter la mémoire des victimes. » (tweet de Valls). « La place de la République est devenu un lieu de recueillement. L’attitude de quelques uns est indigne pour la mémoire des victimes. » (tweet d’Anne Hidalgo). Ceux que l’on accuse ici, à juste titre, d’indignité sont ceux qui ont jeté sur les CRS les bougies du mémorial improvisé en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre. Mais il est remarquable que ces actes, sans être clairement désignés, servent d’appui pour redéfinir officiellement la fonction d’une place : la place de la République (à Paris, mais il faudrait en citer d’autres, celle de Limoges par exemple) est devenue en quelques mots lieu sacré de la République laïque, ce lieu où la mémoire des morts se sépare d’une autre mémoire, celle qui en faisait le point de rassemblement et de départ des manifestations de la gauche et des syndicats.

Une mémoire se dresse contre l’autre, comme si cela allait de soi, et dans l’urgence. Il s’agit cependant de savoir si l’état d’urgence, qui permet d’interdire toute manifestation, vise à prévenir des crimes ou à se prévenir des vivants en évoquant les morts  ; s’il s’ancre dans un impératif de sécurité ou s’il se justifie par un devoir du deuil ; si ce qu’il vise à instaurer, c’est la paix sociale ou ce que Locke nommait en parlant des régimes autoritaires où l’opposition est muselée « la paix des cimetières ». Il s’agit de savoir si le nouveau quadrillage de l’espace qu’implique l’état d’urgence doit trouver son symptôme dans la sacralisation laïque de la place de la République, assurée avant tout par un ancien ministre de l’Intérieur redevenu pour l’occasion ministre des cultes, et si cette sacralisation peut vraiment se nommer respect et mémoire.

Ce qui était toléré, mais tout de même interdit, à savoir la transformation de la place de la République en lieu de recueillement collectif, s’est officialisé : la transgression de l’état d’urgence par les « personnes » en deuil devient la règle qui permet de redéfinir l’action violente de quelques « individus » sur la même place comme un acte de profanation (que la plupart aient utilisé d’autres projectiles que des bougies n’entrant alors plus en ligne de compte). Dès lors le sens de toute manifestation partant de la place de la République, une fois réduit aux actes violents qui l’accompagne, est annihilé par l’offense faite aux morts ; l’illégalité de la manifestation touche l’illégitimité absolue, et c’est déjà participer à la profanation que de braver l’état d’urgence pour d’autres motifs que le deuil.

A l’horizon, cette République n’est que puissance souveraine, laquelle a toujours veillé sur la vie en s’appuyant sur la mort, unifiant le sens politique en l’absolutisant, économisant la mort en en faisant usage et profit, sa mémoire et son sens s’assumant dans et par l’Etat qui affirme sa survie à travers « ses » morts.

Cette économie de la mort s’articule aujourd’hui avec une écologie officielle partant du principe que la survie des populations dans l’avenir se décide entre chefs d’Etats et non dans la rue. L’écologie officielle n’a pas vraiment de rues pour marcher, mais elle a sa place d’institution, la place de la Concorde, qui a toujours été celle de la souveraineté monarcho-républicaine. L’écologie officielle de la Concorde et le deuil officiel de la République sont alors les deux faces d’une même confiscation du sens, impliquant la confiscation de la place de la République, aménagée au XIXe siècle précisément pour faire pendant à la place de Concorde.

ÉTAT D’URGENCE ?

Avec cette histoire de fleurs et de bougies on en oublierait presque que plusieurs milliers de personne ont bravé l’interdiction de manifester (la préfecture avait pourtant menacé de 6 mois de prison les contrevenants).

D’ailleurs Cazeneuve : « Aucun amalgame ne saurait être fait entre des manifestants de bonne foi et ces groupes qui n’ont toujours eu qu’un seul dessein : profiter de rassemblements responsables et légitimes pour commettre des violences inacceptables ».

Rassemblement légitime ? Celui-là même qui avait été interdit parce qu’il était justement irresponsable de laisser une foule de manifestant à la merci d’un kamikaze, et de mobiliser inutilement les forces de police bien trop occupées à pourchasser des terroristes ?

La foule de République aurait-elle levé (elle-même, comme une grande) l’interdiction de manifester ? Si c’est le cas, l’exception de l’exception signifie-t-il un retour à la normale ? Les arrestations massives (pour ne pas s’être dispersé malgré les sommations) et les violences policières de cette journée-là sont-elles à mettre en lien avec l’état d’urgence (alors qu’elles visaient des manifestants « légitimes ») ? Ou est-ce cela au fond la normalité ?

https://www.youtube.com/watch?v=LXDNMOKyF1E&feature=youtu.be

COMPARUTIONS

Les lâches coups de matraques ou lancers de grenades de désencerclement se sont donc accompagnées de plus de 350 interpellations, 317 garde-à-vues, 9 prolongations de garde-à-vue et 4 déferrements.

Dans Libé, des étudiants écrivent à propos de leur interpellation et de leur nuit au commissariat. Ils racontent la « détention à ciel ouvert » durant quatre heures. Les manifestants « embarqués sous les coups policiers ». L’arbitraire : « fouilles à nu avec obligation de se pencher, d’écarter les fesses et de tousser » pour certains, privation de nourriture pour d’autres. Les couvertures « dégueulasses, pas lavées depuis plusieurs semaines » . Les tags sur les murs de la cellule, « inscrits à l’aide des excréments ou du sang de nos prédécesseurs ». Le sol « souillé de déchets », les murs qui « collent », le temps qui « s’allonge ». L’absence d’avocat. Les questions sur les idées politiques. Les prises d’empreintes digitales voire ADN.

La même rengaine continue : blagues lourdes, attitudes condescendantes, méprisantes, insultantes, voire complètement outrageantes. Nous avons passé vingt-quatre heures en garde à vue. Nous sommes libérés le lundi à 15h45, faute de décision du Parquet.

À l’image des milliers de personnes ayant fait l’objet de perquisitions administratives, nous avons été directement confrontés à l’extension récente des pouvoirs de police. Étudiants en droit, philosophie et sociologie, nous sommes tous engagés à différents niveaux pour ne pas laisser le monde sombrer. Nous savions que ce combat n’était pas facilement gagnable. Nous avons maintenant la preuve que le pouvoir mettra tout en place pour nous empêcher de le remporter.

D’autres récits de garde-à-vue ont été publiés, sur Reporterre (« J’aime pas ta gueule et ton air. Je préfère encore les petits branleurs de cité. ») ou Mediapart (« Tu penses quoi toi du gouvernement ? »), par exemple.

PS :

Un autre texte appelait à manifester malgré l’état d’urgence.
Appel paru le lendemain...

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