Le regard de la Méduse

« S’extraire du dispositif panoptique de contrôle : impossible, irréalisable ? »

paru dans lundimatin#175, le 22 janvier 2019

Une dissertation.

« La visibilité est un piège. »
M. Foucault, Surveiller et punir, 1975

1- Que signifie pour nous : être vus ?

Le fait d’être vu entraîne la prise de conscience, par la médiation du regard d’autrui, de notre situation, de notre place dans le monde et corrélativement de notre position sociale. Il s’agit de ne pas déborder : le regard d’autrui est en quelque sorte une assignation à résidence (la demande d’occuper le lieu et la fonction qui nous sont assignés) ainsi qu’un rappel à l’ordre (un « Tu dois », une injonction nous rappelant les usages, les bonnes manières).

Dans ce regard, je me saisis moi-même (ou me ressaisis) comme corps-pour-autrui et comme être social. Aussi suis-je renvoyé à des exigences envers lui, des devoirs et des interdits. Par ce regard, je suis objectivé, je me sais vu comme être-objet par lui. Auparavant, j’étais auprès du monde, dans l’immédiateté, au plus proche des préoccupations quotidiennes, dans une forme d’urgence. Absorbé, fasciné par le spectacle du quotidien et du rôle que j’ai à y jouer. Mais par son regard, autrui introduit une distance entre moi et moi-même, un espace de visibilité dans et par lequel un processus de dédoublement opère. Je me vois moi-même à travers les yeux de l’autre, je suis pris dans une vue. Ce processus est ce que l’on appelle la conscience de soi. Comme autrui pourrait le faire, elle m’observe à la tâche. Elle est inquisitrice, elle soumet à la question, elle juge.

Nous savons nous rendre anonymes dans le calme de la campagne ou dans la foule des villes mais l’éventualité du surgissement de l’autre représente sans cesse un possible renvoi à soi-même comme être conscient. Nous sommes un être vu et voyant. En cela, autrui nous rappelle notre fragilité, notre être-objet pour lui. Je me sais vu, misérable dans ce monde qui m’engloutit. Comme l’écrit Sartre : « Ce que je saisis immédiatement lorsque j’entends craquer des branches derrière moi, ce n’est pas qu’il y a quelqu’un, c’est que je suis vulnérable, que j’ai un corps qui peut être blessé, que j’occupe une place et que je ne puis, en aucun cas, m’évader de l’espace où je suis sans défense, bref, que je suis vu. » [1]

Alors, pour nous, c’est là que la visibilité devient un piège, elle nous renvoie à cette « vulnérabilité », à la solitude de notre corps-pour-autrui.

Entre amis, je sais qui me regarde, je sais comment je suis vu. D’une certaine façon, l’ami n’a rien à attendre de moi et je n’ai rien à craindre de lui. Le danger pour moi, la révélation de mon être-à-découvert, c’est lorsque la réciprocité du regard n’est pas assurée, lorsque le regard qui me voit est froid, sans vie, robotique et n’est pas lui même vu. C’est le Big Brother d’Orwell, l’œil de la caméra qui n’est, au fond, de par son unilatéralité, que la négation du regard. Alors, pris dans ce dispositif de surveillance, sans relation, l’individu, comme l’écrit Foucault « est vu mais il ne voit pas ; [il est] objet d’une information, jamais sujet dans une communication ». L’objectif du dispositif de surveillance est de « voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. » [2]

Un dispositif, un processus d’identification qui est l’idéal de notre société de contrôle.

2- La société panoptique :

« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »
Victor Hugo, poème La conscience dans La légende des siècles, 1859

Ouvrir un espace de visibilité absolue dans lequel chacun est vu et ne peut échapper au regard inquisiteur de l’autre, tel est l’idéal pénitentiaire (vertical : le maton surveille). Il est aussi celui, plus insidieux, moins avouable de l’open space contemporain : un espace de travail qui offre à chaque instant la possibilité de surveiller les autres (horizontal : chacun surveille l’autre).

S’agissant de la prison, cet idéal se matérialise aussi dans l’agencement d’un espace, dans un pouvoir pour ainsi dire architectural : le Panopticon, cet édifice carcéral imaginé par le philosophe britannique J. Bentham à la fin du XVIIIe siècle. La structure du panoptique permet à un gardien logé dans une tour de surveiller les cellules des détenus disposées tout autour de cette place centrale.

L’objectif est disciplinaire : « La morale réformée, la santé préservée, l’industrie revigorée, l’instruction diffusée, les charges publiques allégées, l’économie fortifiée — le nœud gordien des lois sur les pauvres non pas tranché, mais dénoué — tout cela par une simple idée architecturale. » [3]

Tout acte, de par ce dispositif, devient l’objet d’une surveillance possible et en conséquence l’objet d’un jugement, voire d’une punition. Bentham explique que le pouvoir doit à la fois être visible (la tour du panoptique ou un quelconque dispositif de surveillance) et invérifiable (le détenu sait qu’il peut être surveillé sans jamais avoir la certitude de l’être). Il s’agit donc d’un regard sans réciprocité qui fige celui qui est vu, l’immobilise, le contrôle, en fait un présumé coupable.

Les dispositifs de contrôle social (fichages biométriques, caméras de surveillance, radar routiers, espionnage du réseau numérique…) fonctionnent sur ce principe et partagent le même objectif : faire de soi-même et des autres des suspects afin que tout comme dans l’open space, le contrôle ne s’effectue apparemment que de façon horizontale et ainsi invisibilise sa verticalité originelle.

L’automatisation du regard, sa déshumanisation, place au-dessus de nous l’œil d’un dieu scrutateur à la vue duquel il devient impossible de se dérober. Or, cette situation d’être vu, absolument vu, dans la rue, sur les routes, sur le réseau numérique n’est pas anodine. Nous en sommes en effet chosifiés, assujettis à un ordre supérieur qui nous surplombe et nous contrôle sans cesse. La surveillance permanente nous renvoie, déclare Foucault, à « une solitude séquestrée et regardée » dans laquelle plane un parfum de suspicion qui m’impose une censure, pire, une autocensure perpétuelle : « Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue spontanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. »

L’individualisation permet l’identification, le fichage. Aussi l’indistinction, le flou, la foule sont-ils autant d’obstacles pour le pouvoir qui cherche à les combattre par les différents dispositifs de surveillance qui nous isolent, nous individualisent : « La foule, masse compacte, lieu d’échanges multiples […] est abolie au profit d’une collection d’individus séparés. » [4]

Retrouver une forme d’anonymat est donc la condition première d’une possible expression de notre liberté et de nos identités multiples.

3- Se rendre invisible :

« Ce maître […], ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? »
Étienne La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576

Si l’on ne désire pas parler comme un footballeur en se cachant les lèvres (car il est filmé en permanence) ou comme M. Macron pour ne rien dire, il est nécessaire d’échapper à la censure qu’entraîne la visibilité. Absolue visibilité qui fait de tout acte, de toute parole, l’objet d’une interprétation et d’une possible condamnation morale tout au moins.

Nous avons ainsi tous appris à parler « sans cervelle » comme le Scarecrow, l’épouvantail dans Le Magicien d’Oz (1946) de V. Fleming qui déclare : « On peut être éloquent sans cervelle ! ». Parler pour ne rien dire et agir dans une routine, ne pas risquer, cela fait de nous des épouvantails et de notre liberté une « liberté de tournebroche » pour reprendre l’expression de Kant.

Retrouver de la « cervelle » afin de parler à propos et d’agir en conséquence suppose de reconquérir une sorte d’invisibilité dans tous les domaines qui nous intéressent. Les moyens sont multiples pour se rendre anonyme et pour enfin expérimenter des agencements, des nouvelles manières de vivre nos vies. S’extraire du dispositif panoptique de contrôle : impossible, irréalisable ?

Les mythes ne sont souvent que des assemblages d’archétypes hétéroclites, une sorte de bricolage et expriment une forme d’universalité liée à des conditions inhérentes à notre humanité. Peut-être peut-on les considérer comme des invariants anthropologiques qui parfois se traduisent favorablement dans la réalité.

Tout commence et tout se termine par un mythe.

Le héros grec Persée est chargé d’une mission : vaincre la Gorgone, la Méduse qui pétrifie celui qui croise son regard. La face de Gorgô, en effet, est la négation du regard car elle refuse toute réciprocité : « Dévisager Gorgô c’est dans son œil, perdre la vue, se transformer en pierre, aveugle et opaque » [5] explique J.P Vernant. La détruire c’est parvenir à ne pas être vu comme individu particulier. Pris dans son champ de vision, il faut pourtant rester anonyme, détourner le regard pour ne pas croiser le sien.

Persée va donc se munir de différents attributs pour la détruire et notamment de la kunée (kunê) ou casque d’Hadès qui le rend invisible. Ce n’est qu’en se masquant donc et sans fixer son œil directement, utilisant son bouclier comme un miroir, refusant toute identification, que Persée, en inversant les rôles du vu et du voyant, du surveillé et du surveillant, du maître et de l’esclave, parvient à décapiter Gorgô...

Des caméras de surveillance dans nos rues, dans nos vies : quel scandale !

Koubilichi

[1- J.P Sartre, L’être et le néant, 1943

[2- M. Foucault, Surveiller et punir, 1975

[3- Jeremy Bentham, Le panoptique, 1780

[4- M. Foucault, Surveiller et punir, 1975

[5- J.P Vernant, La mort dans les yeux, 1985

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