Banque,
Dégage de nos vies [2]. On ne veut plus avoir affaire à toi. Parasite artificiel dénué de valeur, tu valorises pourtant, inlassablement. L’argent est ton sang. Comme lui tu n’as pas d’odeur. Tu n’as pas de face non plus. Ici ni classe, ni religion, ni race. Ce n’est pas l’humain que l’on vise, c’est la Machine. Machine infernale, tu interfères dans les rapports humains, les corromps à la racine et les indifférencies dans une concrétion immonde, ton fruit frelaté : le fric. Car une machine à fric est programmée pour faire du fric, stop et fin. Le vivant, l’amour, la justice, évidemment que tu t’en moques ! Et cependant tu les lorgnes, sans cesse, d’un œil rapace guidé par une rentabilité macabre.
Voilà des siècles que vous nous braquez
Mais bientôt vos milliards ne seront que centimes
Alors dès à présent songez ramassis d’empiffrés
À la casse
Cassez-vous bon sang
Cassez-vous avant qu’on vous casse
Il faut d’abord comprendre que fondamentalement, l’argent c’est de la dette. De la dette réifiée. Au départ, l’argent représente une créance [3], donc une dette ; et la monnaie, un instrument qui représente une créance universelle, donc une dette universelle. La dette est la matière première de l’industrie bancaire [4]. Normal, l’argent c’est du crédit — mieux : de la créance !
Un créancier et son débiteur dessinent une relation qui, selon la contingence et les modalités culturelles de l’espace-temps dans lequel on le situe, instaure un rapport de force particulier. Ce rapport exerce une influence sur l’ensemble de la structure sociale dans laquelle il fonctionne — et occupe donc une fonction. La magie du fric, c’est d’utiliser ce rapport social — la dette — pour se ré-engendrer sans cesse jusqu’à coloniser le monde en son entier. Et le génie de la Banque, de l’État, de l’Empire et du pouvoir en général, c’est de s’imposer comme intermédiaire à l’intérieur de ce rapport afin d’en préempter la confiance qui le fonde.
Ce rapport, cette créance-dette, nous l’appellerons crette. La crette est ce que l’on sécrète afin de tisser entre nous et en nous, êtres parlants, le liant, l’amitié et l’amour ainsi que leur envers, et que toute une science prétendument humaine a aujourd’hui pris l’habitude de désigner du concept creux de « lien social ». Loin de relever d’une pure excentricité, la notion de « crette » permet d’appréhender la relation créancier-débiteur non plus d’un strict point de vue duel, mais bien plutôt dans son unité trinitaire. La crette, c’est tout à la fois le point de vue du créancier, du débiteur, et du tiers qui les reconnait comme tels. En fait, c’est la dette et la créance ramenées à leur essence, c’est-à-dire à leur indéfectible rapport.
Historiquement la monnaie, crette universelle, provient toujours d’un pouvoir centralisé. L’argent aujourd’hui, ce sont des crettes particulières — entre d’un côté une banque et de l’autre un particulier, une entreprise ou même un État — converties en crette universelle — Euro, Dollar, Yuan et autres dieux sécularisés. Et non content d’avoir changé la dette en fric, on a fini par changer le fric en dette, histoire d’en produire davantage — c’est d’abord cela, la logique d’accumulation. Ce que nos sociétés produisent et thésaurisent avant tout, c’est donc de la crette. Ainsi, le capitalisme consiste en une immense accumulation de crettes savamment exploitées. C’est d’ici que Marx aurait dû partir.
Car si Marx a bien vu que le capital consiste avant tout en un rapport social d’exploitation, il n’a pas insisté sur le fait que sa forme se lisait jusque dans l’ADN de son carburant, l’argent, ainsi que son médium principal désiré pour lui-même, la monnaie. Ainsi, il n’a pas vu non plus que la production de crette préside à la production de marchandises. En effet, ces dernières doivent enfin être comprises pour ce qu’elles sont : de simples prétextes à s’endetter ou faire crédit [5].
Maintenant, en partant du postulat de la primauté de la production de dettes sur la production de marchandises et son organisation divisée du travail, on se donne la possibilité de dépasser le cadre a priori indépassable de l’économie politique classique. Comprenons bien : ce qui fonde la propriété privée, l’exploitation, la domination, c’est d’abord et avant tout un rapport de dette. Car c’est la dette qui, en réifiant Sumbolon et en en usant selon certaines vues, accouche du pouvoir et des empires.
Ainsi l’histoire commence.
Haji C.