Caen : 250 exilés occupent Le Marais

« Une hypothèse à défendre »

paru dans lundimatin#194, le 4 juin 2019

C’est en plein mouvement des cheminots, le 28 avril 2018, qu’une poignée de personnes solidaires se donnent rendez-vous à la gare de Caen. Dans le hall, sur la gauche, les grévistes et leurs soutiens. Sur la droite, les cadres et autres superviseurs venant observer la continuation ou non du mouvement. La grève est votée, encore, au grand regret des équipes de directions. La parole circule et un cheminot propose la fabrication d’une grande banderole, de cinq mètre sur cinq, une du même type que celle qui a habillé le château ducal quelques semaines plus tôt. C’est d’une question technique, la recherche d’un espace pour la peindre, question désuète s’il en est, que le paysage caennais va se trouver modifier pour les deux années à venir.

Le groupe de cheminots et cheminotes est en effet invitée dans un lieu mystère, à proximité est-il dit, qui permettra de déplier la bâche et de peindre en toute tranquillité. On passe devant l’entrée des ateliers – est-ce ici ? Non ! plus loin nous dit-on – et on suit la ligne de tramway. Sur notre gauche, une rue descend, la rue du Marais. On la prend. Arrivé devant les anciens locaux d’EDF (plus récemment ENGIE), des fenêtres s’ouvrent, des banderoles tombent, des cris de joies s’annoncent malgré les visages fatigués au fenêtres. Cela fait plus de 48 heures que des personnes habitent les lieux.

Ce lieu, ouvert par l’Assemblée de Lutte Contre Toutes les expulsions, qui était alors sur le point de fêter ses cinq ans d’ouvertures de squats en soutien aux exilés, a également été ouvert grâce aux soutiens de personnes investies dans la convergence des luttes. Les premières familles arrivent quelques minutes plus tard et découvrent 32 000m² de terrain et de bâtiments. Dans la journée une assemblée composite choisi le nom de ce lieu qui s’appellera désormais le squat du Marais, et qui deviendra plus tard tout simplement Le Marais.

Accueillant rapidement près de 250 exilés, cet espace devient rapidement un lieu d’organisation de la convergence des luttes, mais aussi un lieu où il fait bon vivre, où l’on fête autant qu’on lutte. A la misère des squats qui peuple l’imaginaire collectif se substitue un certain confort par le nombre de sanitaire et la centralité du lieu dans la ville. Le Marais est un squat, mais il est également le symbole d’une ville et de sa contestation. On y échange des formes d’organisation, on y partage des repas, on s’y loge, on y passe, on y joue avec les gosses, on se souvient aussi, comme ce jour où un ancien de l’électricité rappelait qu’une des rares photos du front Populaire à Caen avait été prise sur les lieux, et que des électriciens avaient été exécutés pour actes de résistances pendant la guerre.

Après un premier procès victorieux, courant Juin on y apprend que le délai d’expulsion est repoussé au 28 juin 2019. C’est le temps qu’il fallait alors pour que non seulement subsiste le plan de l’organisation, mais également que s’y ancre tout un monde. Le Marais, c’est un sens nouveau de la lutte. Outre les espaces d’habitation, l’Espace Convergence a ainsi hébergé des activités de plusieurs dizaines de collectifs et des forums de discussions. Un fournil et une cantine collective y ont pris places. Régulièrement des dépôts de nourriture y ont lieu. Une école nomade y travaille. Des ateliers de graffiti habillent les murs. Des concerts s’y jouent, des clips s’y tournent. Des camarades, venus de France et d’Europe y passent pour voir la richesse des relations qui s’y nouent. Des Gilets Jaunes y organisent des AG et des commissions.

Pour notre ville, et pour les habitants, le Marais n’est pas qu’un lieu d’hébergement comme un autre. C’est un point de repère, un point nodal dans cartographie de nos existences :

« Au Marais, la rage de la révolte participe et procède à la fois de l’intelligence commune, de la possibilité de vivre autrement et d’un faire libéré, « sans ceux qui nous gouvernent ». On y lutte pour se réapproprier les conditions matérielles d’une existence digne et libre en y développant et mutualisant des « commun(e)s » contre la propriété privée lucrative, à l’aune d’expériences horizontales, solidaires, hospitalières, il se donne comme lieu d’élaboration, contre-monde, espace de rupture, comme manière de lutter, vivre et habiter, irréductible aux normes du capitalisme : ici et maintenant. »

Ouvrir des « maisons des peuples », comme les GJ ont pu le faire le 25 mai à Caen, bénéficiant de l’expérience qu’ils et elles ont eu du Marais, c’est ouvrir des mondes en arrachant des espaces, en formant des communautés. Défendre le marais c’est défendre un monde.

Le délai d’expulsion approchant, les derniers mois ont été dédié, saisi dans le mouvement des GJ, à penser la défense du Marais. Car

« anéantir le Marais, comme tous les autres espaces libérés où s’expérimente une vie autre, c’est, pour un pouvoir en guerre contre sa propre population, prétendre en finir avec l’expérimentation d’un authentique contre-pouvoir populaire, avec l’espoir d’une réappropriation par chacun et chacune de conditions d’existence dignes, d’une auto-organisation populaire donnant lieu au surgissement d’autres mondes de solidarité, de communauté et d’entraide. C’est ce potentiel d’insubordination, ce foyer de lutte vivant, ce lieu d’expérimentation de nouvelles formes de socialité, qu’il nous faut aujourd’hui défendre. Si dans les mots froids des gratte-papiers de l’administration se terre la menace d’une expulsion en bonne et due forme par la basse police de la matraque – reflet fidèle d’un pouvoir démocratique infidèle – nous pouvons, sur le terrain politique, arracher une victoire. Elle dépend des forces qui s’engageront dans la lutte : il nous faut prendre parti, ici et maintenant, contre l’ennemi ».


C’est pourquoi s’organise un camp de résistances tout l’été. Pour raconter, pour se raconter, mais aussi pour que se partagent les récits de luttes, une université populaire s’y tiendra.

Et même si les gens du Marais se font expulser, ils ont bien compris que ce qui est en jeux n’est pas tant le lieu en soi que les liens qui s’y sont créée. C’est la communauté de lutte qu’il s’agit avant tout de préserver, et si on la prive d’espace, elle en recherchera naturellement un autre. C’est en tout cas ce que montre l’expérience de l’Assemblée de Lutte contre Toutes les Expulsions qui depuis bientôt six ans ouvre des espaces pour les exilés. C’est aussi ce dont témoigne la convergence avec les secteurs combattifs du syndicalisme. C’est enfin ce que décrit la maison du peuple des gilets jaunes : la vie qui se déploie au Marais ne patauge pas, bien au contraire. Tout semble réunit pour partir à l’assaut du ciel.

Lionel Rysmoule

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