Quel est cet instant ?

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#325, le 7 février 2022

Lorsque la nature sociale de l’homme a été une fois dérangée et contrainte de se jeter dans l’individualisme, elle en vient à être si profondément bouleversée qu’elle use à présent son énergie sur cette séparation d’avec autrui et s’entête jusqu’à la folie dans l’affirmation de sa particularité ; car la folie n’est rien d’autre que la séparation achevée de l’individu par rapport à son espèce…
GWF Hegel

Près d’un an maintenant, peut-être moins, peut-être plus, mais qui compte encore, que j’écris, ou du moins que je commence plus d’un texte, griffonné ou tapé, dépassant à peine une page, la plupart mis de côté, pour ne pas dire à la poubelle, m’évertuant de les éliminer au plus vite, définitivement, des fois que l’envie de récupérer ces quelques bribes me prenne. À quoi bon encore ? Je suppose que plus d’un d’entre nous se surprend de murmurer à part soi ces mêmes mots. Plus d’une fois par jour, à toute heure, d’autant plus quand on s’apprête d’entreprendre quoi que ce soit, de quelque ordre. À quoi bon encore ? Ce n’est pas tant que le doute se soit instauré à un point culminant tel qu’il m’est désormais impossible d’aller jusqu’au bout, le doute a toujours été pleinement partie constituante, compagnon de vie, de toute action, de toute réflexion, de toutes les transitions, furent-elles enivrantes ; ce n’est pas tant non plus que l’élan, le ressort, se soit définitivement ou quasi définitivement brisé, ou encore que les départs autour de moi, de nous tous, se démultiplient – et sans ce virus persistant, cloisonnant encore plus cet atterrant monde, Beyrouth, le pays entier, se serait considérablement dépeuplé. Peut-être est-ce tout cela à la fois, peut-être rien de tout cela, qu’il ne sert à rien de vouloir à tout prix mettre des mots là où ils n’ont eu de cesse d’échouer, tant ils n’ont plus de portée, plus la moindre résonnance. Ni nous-mêmes, ni nos amis, encore moins nos adversaires, ne les recevons encore ; nous autres plus qu’absorbés par les tâches élémentaires de notre quotidien plus médiocre que jamais, englués pour tout dire, et nos si ruineux adversaires qui n’en finissent plus de s’agripper, de rebondir, de s’affronter, de se neutraliser et de se rabibocher, tout à la fois, oui, tout à la fois, sans cesse réinventant et sans cesse défaisant les principes d’Archimède et d’Euclide, toujours nous méprisant bien entendu, éperdument. Même l’horizon n’est plus ce mot qui ouvre, qui fascine ou qui effraie, l’œil ne s’y égare plus. Images répertoriées désormais. Même l’obscurité ne cache plus rien, tout au plus nous fait-elle trébucher. Les rues délaissées se rient de nous, elles n’ont plus rien ni de l’ordre du public ni de l’ordre du privé ; l’errance, la dérive, la spontanéité, sans évoquer la rébellion, n’y trouvent plus terrain, sinon dans un faire semblant, dans des ressassements. Même nos graffitis, même eux, nos mots, nos lignes, notre encre, nos couleurs, semblent s’être dilués dans les murs. Peut-être est-ce, en fait, un lent, minutieux, travail d’érosion, et qu’un matin, un beau matin, la ville s’éveillera enfin désobstruée, plus d’un mur, plus d’une façade, plus d’un édifice, tombés, partout où nos bombes de peinture, nos morceaux de craie, de fusain, nos mains, agirent. Mais serons-nous encore là ? Qui donc célèbrera ?

… d’enthousiasme ou d’appréhension, des deux à la fois peut-être… comment dire ce bouleversement… journal de bord ?… chacun d’entre nous et (nous) tous… cette nuit qu’ils veulent nous imposer… à jamais… ceux qui gouvernent, qui ont gouverné, qui veulent gouverner… à tout prix… ces quelques mots devenus graffiti… plus d’un mur… Révolution sur nous-mêmes… chaque matin ou presque, ce sentiment… je ne savais pas, je ne pouvais… joignez-vous à nous, rejoignez-nous !… ras-le-bol… Rage !... que d’incurie, que de… des décennies et des décennies durant… cette désormais guérilla urbaine civile… de l’ordre de l’évidence… elle ne pouvait qu’advenir… Rage !… l’on se dit que les forces d’aujourd’hui sont aussi celles de demain, qu’il ne peut en être autrement… de jour comme de nuit… maudite soit la peur… il n’y a plus rien à attendre… ignorons les désormais… ignorons-les… prenons en main l’état des choses… c’est le moment ou jamais… qui sait, peut-être qu’une autre manière de vivre adviendra !… notre heure a sonné et nous nous sommes mis en marche… que chaque quartier, chaque village, partout où le soulèvement a pris… qu’émergent des propositions communes… même si le temps presse, même s’il nous est compté… Salut à toi Zouk ! Salut à toi Tripoli ! Salut à toi Beyrouth ! Salut à toi Jal el-Dib ! Salut à toi Kfar Roummane ! Salut à toi Nabatiyeh ! Salut à toi Saida ! Salut à toi Baalbeck ! Salut à toi Sour ! Salut à toi Aley ! Salut à toi Halba !… ils ne laisseront absolument rien au hasard, asservissant encore et encore… directement et indirectement… leurs inextricables règles… le marché… l’offre et la demande, le clientélisme et les corruptions… nul n’est épargné, nul et rien n’y échappent… l’insatiable… il n’y a pas de petit profit… « exemplaires »… le cadavre de l’autre… seuls les « méritants »… jusqu’à la moindre parcelle du littoral, jusqu’au moindre mètre carré, jusqu’au moindre flanc des montagnes, jusqu’au moindre recoin des vallées, des champs, de « l’arrière-pays »… terres, rivières, lacs, mer et cieux… leur unique cantique… Il est trop tard pour être calme… nos blanches nuits… je ne compte toujours pas… je n’ose… incantation ?… nous avons été soudain surpris du passage d’une saison à l’autre… la révolution ne sera pas télévisée… hors champ désormais… peut-être est-ce tant mieux… nous avons étreints notre unité et elle s’est dressée… envoyons au diable la fameuse prise de pouvoir, envoyons valdinguer toute gouvernance qui ne soit autogestion… le murmurer d’une oreille à l’autre… petit mot doux collectif … Que tombent les murs… de véritables brèches, ou tentatives désespérées, « les » irritant tout au plus ?… coûte que coûte, ils poursuivent… ce fichu « pacte national »… leurs verticalités… ce serpent à mille têtes… gigue macabre qu’on nous oblige à danser… partout en ce monde… Qu’advienne le désastre… ce feu ranimé, si fragile et si puissant à la fois, qui vous menace autant qu’il nous menace… et tant pis s’il est effectivement « impossible de projeter une révolution politique sans vouloir la prise du pouvoir »… à corps perdu… À nos indécences !… l’humanité ne va pas être exterminée, pas encore… la grande machine productive, cette hydre… qu’elle ne s’arrête surtout pas… « ils » ont déjà pris de l’avance… insaisissable ennemi « intérieur »… nous ne pouvions pas ne pas les voir venir… « ils » n’ont d’autre choix… la seule chose qu’ils savent faire… de toujours… Sers-toi, ne laisse rien… notre unique arme désormais… s’enlacer… tous… grand, immense, corps improbable… se serrer les uns contre les autres… quitte ou double absolu, insensé… pas une fin, non, pas la fin du monde tant redoutée, tant espérée, tant fantasmée, tant reportée, qui n’en finit plus de… non… Maudite soit la peur… la somme de tous nos assujettissements… tous azimuts, sans relâche… l’intense n’est pas « donné » à tous… une crise permanente, ouverte, plaie sur plaie, sans trêve autre qu’apparente… l’ordre issu du chaos !… cette affaire est d’abord la leur… depuis le commencement, cela était de l’ordre de l’impossible… depuis le premier cri, le premier chant… « nous » le savions… trop beau pour être vrai, nous avait-on prévenus… nous n’avons pas pu, su… transcender… rien de bien mystérieux dans cette association de malfaiteurs et criminels, y compris dans leur dissociation… Comment se venger ?… tout nait de l’action… geste premier… chaque quartier, chaque village, chaque ville, chaque région… partout où le soulèvement a pris, persiste, malgré tout… d’une manière ou d’une autre… nous n’étions pas prêts ?… nous ne le sommes jamais vraiment… qu’avons-nous à perdre ?… encore et toujours maintenant ou jamais… Eux ou nous… le royaume de la nuit avant même… solitaires avant même… nos traces persistantes… le printemps était encore en cours… comme si de rien n’était… tout ou presque s’inversait et en même temps rien ne se transformait véritablement… Une autre fin du monde est possible… je noircissais mon cahier quadrillé, petits carreaux… je raturais tout autant… vint le 4 août… « la souveraineté n’est RIEN »… ce coup de grâce n’est donc pas définitif… plus ou moins debouts… nous acharnant… mâchoires et poings serrés… leurs têtes sur des piquets, les brandir haut… nous leur en voulons à mort… nous nous en voulons à mort… nous savions, nous avons toujours su… Nous voulons tout et les intérêts avec… tous nos récits, collectifs, individuels, leurs différentes versions, leurs différentes interprétations, leurs non-dits, leurs affabulations… multiples et diverses… La peur est tombée… chaque peuple, chaque nation, chaque État, n’est que cela fondamentalement, une construction illusoire qui dure ce qu’elle dure… je ferme enfin les yeux… je ne dors pas mais mes yeux sont fermés… L’effondrement nous va bien… je me suis retrouvé dans la rue, ces mêmes rues et places « conquises » l’automne précédent… j’ai failli écrire libérées… nul autre, ni les camarades, ni les indécis, ni les « misérables », ni la flicaille, ni la soldatesque, ni les mouchards, ni les gaz… seuls les graffitis, les murs, les blocs de béton, les barbelés… mon corps figé… et ce tract à mes pieds, retourné… j’étais resté à distance, la route entre nous… je finis par lever la tête… Que tout soit maudit… nous ne leur faisons pas peur… nulle crainte, nul tremblement, dans leurs yeux, leurs voix, leurs fronts, leurs épaules… autant de pièges tendus… « ils » nous attendent exactement là où nous les attaquons… le territoire de la confrontation a très vite été délimité… chaque assaut mené, chaque bataille livrée… Nous sommes entrés dans le temps du réel (et) de l’incidence [1]… comment enfin voir cette peur dans leurs yeux ?… comment la leur refiler ?… que tombe et roule chacune de leurs têtes, m’a-t-il calmement exprimé… l’une après l’autre… que tous les objectifs et projecteurs se braquent sur leur dernier souffle… que leurs foutues têtes de mâles commencent par tomber !… je ne sais pas, marmonna-t-il… que le monde aille à sa perte !… le monde est perdu, ça n’a pas marché, c’est fini… le nôtre, le leur, notre monde… grands dieux !… que leurs foutues tronches… il s’arrêta net, soudain lassé de ses propres mots… le moindre mot articulé… cette nuit n’allait pas plus apporter de… Que les commencements sont beaux

[1Une lettre en plus, en fin de mot, et le réel devient l’incident

Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :