au cheval du Turin…

( le cinéma est une ère géologique, pas une industrie )
Nicolas Klotz

paru dans lundimatin#450, le 7 novembre 2024

S’inspirant d’un texte qui m’avait été demandé cet été par la revue Critikat sur l’avenir du cinéma, Antoine de Baecque avait proposé d’intituler l’intervention que je devais faire au Collège de France le 16 octobre dernier, autour de la question : « Le cinéma va-t-il disparaitre ? Le cinéma peut-il continuer ? » - Le cinéma de la 6e extinction.

Ce texte, écrit pour Critikat, ne portait pas de titre. Seulement une dédicace : au cheval de Turin.

Le cheval du film Bela Tarr.

Antoine, qui connait bien notre travail, sait à quel point Elisabeth Perceval et moi, sommes engagés depuis dix ans, dans cette idée encore très fragile, mais tellement inspirante : pour survivre à cette époque terrible, l’avenir du cinéma ne peut se trouver que dans son recommencement.

Ce qui me gênait dans ce titre proposé par Antoine, était le mot extinction.

Ces deux mots, placés côté à côte - cinéma / extinction - extinction / cinema - expriment à mes yeux une réalité en cours si dévastatrice, que je ne savais pas trop par quel bout la prendre.

Comme si pour pouvoir exister, les films devaient dorénavant se passer de lumière, puisque leurs financements suffiraient à les éclairer et à les sur-exposer dans l’espace « public » largement colonisé par les intérêts financiers de l’Industrie des images.

J’ai alors proposé un autre titre : Le semis de la renaissance.

Peut-être parce que nous venions de découvrir, grâce nos ami.es Saad Chakali et Alexia Roux des Nouvelles du Front Cinématographique, l’insensé film de Marcel Pagnol, Regain, tourné en 1937, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale.

Et qui raconte, pendant 2h17… très loin de l’Industrie du cinéma de son époque, depuis sa propre fabrique de cinéma et son laboratoire de développement argentique, dans sa langue minoritaire, avec ses personnages et ses paysages non-professionnels ; comment la vie reprend dans un village fantôme perdu dans les hauteurs de Manosque, où toutes et tous les habitants, sauf un, sont morts, se sont exilés en ville, ou ont disparu.

Un film tourné dans un noir et blanc lumineux, où la nature méditerranéenne et ce fascinant personnage de rémouleur, irradieront des décennies plus tard, quelques plans extraordinaires de De la nuée à la résistance (1979) et Sicilia ! de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1999),

Plans semences, plans semailles, sur lesquels le soleil se levait alors chaque jour, sans efforts.

Et qui se lève aujourd’hui de manière nettement plus désobéissante, insolente et combattive, non pas sur la mort du cinéma et sa dissolution dans l’Industrie des images, mais sur ce que j’appelle : le cinéma du coup d’après.

Après quoi ?… L’explosion atomique en temps réel de notre civilisation humaine, en plein burn-out-techno-nucléaire-autoritaire-mondialisé.

Si à l’époque de Pagnol, malgré l’imminence d’une guerre mondiale qui inventera l’extermination de masse industrielle et nucléaire, le cinéma se levait encore comme un soleil, c’est parce que le cinéma était toujours naissant.

Tout comme, quasiment un siècle plus tard, à la veille de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la catastrophe en cours au Proche Orient, Le Livre d’Image de Jean-Luc Godard, donna naissance à un cosmos.

Au cheval de Turin, donc…
et au cinéma du coup d’après

Si nous posions la question - Comment imaginez vous le cinéma dans 20 ans ? - à une IA ; bien que le cinéma soit planétaire, il y a des chances qu’elle ne réponde qu’à partir des algorithmes, des statistiques et données internet des pays riches.

Black-out sur le minoritaire.

Cultures, images, langues, peuples, poésie…

Et le résultat serait sans doute ultra décevant.

Une armée de formules usées, très ennuyeuses, concoctées automatiquement par les continents financiers qui investissent des milliards dans l’avenir de l’Industrie des images.

Déjà, leurs ancêtres, plus petits, mais tout aussi voraces, la publicité des années 80, avait envahi le cinéma de ces années-là. Les années fric. Elevant considérablement le coût des films, qui depuis, n’ont pas cessé d’augmenter, assassinant de plus en plus de films.
Aujourd’hui, aux yeux du cinéma majoritaire, ce ne sont plus les auteurs et les autrices qui représentent l’avenir du cinéma.

Depuis que leurs forêts primaires et leurs milliers de dialectes polyphoniques ont été détruits, les auteurs et les autrices sont devenu.es des animaux mythiques, en voie d’extinction.

L’Industrie des images a tellement investie dans la colonisation industrielle de nos imaginaires que l’idée même de l’avenir du cinéma se confond avec ses stratégies Industrielles.

Beaucoup diront sans doute - « et alors, le cinéma a toujours été une industrie ». Ou bien - « mais le cinéma, depuis ses origines, n’a jamais cessé de mourir »… Ça ne mange pas de pain.

Ma question serait plutôt celle-ci : Qu’est-ce que l’Industrie des images au temps du réchauffement climatique et de l’accélération de la 6e extinction ?

Je crois que si le cinéma existe encore dans 20 ans, c’est parce qu’une nouvelle génération de cinéastes aura réussi à s’affranchir totalement de l’Industrie des images pour inventer leurs propres fabriques de cinéma.

Aussi modestes soient-elles, aussi radicales, aussi peu financées, en inventant de nouveaux langages et de nouvelles raisons pour aller au cinéma. Mais où ?

Qu’est-ce qu’une caméra aujourd’hui par rapport à un algorithme ? Que devient le temps d’une prise, d’un plan, de l’expérience que nous faisons de ce temps-là, alors que le monde accélère davantage chaque jour pour tenter de se, nous, leur, donner l’illusion qu’il ne s’effondre pas ?
Dans quels temps vivons-nous ? Dans combien de temps à la fois ?

A la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, certains cinéastes comparaient déjà l’Industrie des images à l’Industrie militaire.

Jean-Luc Godard, Marguerite Duras, Harun Farocki, Danielle Huillet et Jean-Marie Straub, Bela Tarr, Tariq Téguia, Lav Diaz… pour n’en citer que quelques-un.e.s.

Quand on voit la puissance nucléaire de l’enfer génocidaire qui s’est abattu sur Gaza, sur le peuple Palestinien et maintenant le Liban. L’enfer sur Terre, 24h sur 24 dans la bande de Gaza, dont les images filmées par les survivants eux-mêmes, circulent tous les jours d’un bout de la planète à l’autre. Hurlement collectif adressé en direct au monde entier.

Contre-champs existentiels filmés par les habitants, des bombes IA du ciblage Lavender par Israël visant 37 000 Palestiniens, leurs maisons, leurs famille. Contre la famine. Contre l’assassinat de dizaines de milliers d’enfants et de jeunes gens. Contre leur disparition.

Sans que RIEN ne puisse arrêter cette machine de mort programmée, avec la complicité des Etats-Unis et l’Europe, attaquant les hommes, les femmes, les familles, les adolescent.es, les enfants, les personnes âgées, les journalistes, les blessé.es, les soignant.es, les écoles, les hôpitaux, les travailleurs humanitaires… On ne peut qu’être saisi d’effroi devant le constat de l’ampleur vertigineuse de notre absolue impuissance collective.

D’évidence, les images ont atteint, comme beaucoup d’activités humaines, un point de rupture spectaculaire.

C’est comme si elles s’évanouissaient dans l’air du temps.
Et que leurs vérités avaient perdu face aux discours, aux violences des lobbies du dénie, aux intoxications médiatiques, aux porte-paroles militaires et à la puissance de notre effroyable indifférence devant le malheur des autres.

Si cela veut encore dire quelque chose d’affirmer que le cinéma serait du côté du Réel, il serait aussi du côté de l’Histoire. Et d’une certaine forme de vengeance.

C’est-à-dire de notre capacité collective à transformer l’Histoire dans un sens autre que celui de l’effondrement, de la destruction et de la guerre.

Or, le spectacle planétaire bien réel des guerres, des armes de destruction massives, des images, de la haine, des brutalités financières sous toutes ses formes, est devenu le grand écran HD des tragédies techno-necropolitico-militaro-climatiques du présent et de l’avenir.

Peu importe les morts, les vies et les familles anéanties, la destruction du climat, l’éradication des espèces animales, tous les pays devenus inhabitables à cause de tout cela en même temps. Il nous faudra beaucoup de courage collectif pour tenter d’inventer un autre avenir que ce spectacle-là, parce que nous n’existons plus face aux armées des grandes puissances technologiques, médiatiques, militaires et financières.

Alors je dirais que pour moi, l’avenir du cinéma, s’il existe encore, est intimement lié aux ruses et aux forces de résistance du climat, des glaciers et des banquises, des forêts, des espèces végétales et animales, des peuples et des cultures minoritaires qui tentent désespérément d’échapper à leurs destructeurs.

D’où la grande difficulté que j’éprouve à écrire ce texte parce que ce sont des questions que je me pose tous les jours et pour lesquelles, je n’ai bien évidemment aucune solution autre que de continuer à faire les films que nous voulons faire, Elisabeth et moi.

Mais comment raconter ça avec des mots ?

Peut-être juste ça, une inscription filmée dans l’horizon-cinéma des années 2050 :

( le cinéma est une ère géologique, pas une industrie )

Nicolas Klotz

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :