Économie verte et contre-insurrection

Entretien avec Alexandre Dunlap

paru dans lundimatin#141, le 9 avril 2018

Nos amis de l’Amassada nous envoient cet entretien avec Alexander Dunlap (doctorant au département d’anthropologie de la Vrije Universiteit Amsterdam) réalisé fin mars 2018. Le chercheur y expose ses travaux sur les impacts sociaux et politiques des parcs éoliens dans l’isthme de Tehuantepec au Mexique. Son approche est assez inédite puisqu’il retrace l’histoire de l’économie verte en lien direct avec les techniques de contre-insurrection. Ses articles sont en libre accès sur https://v-u.academia.edu/AlexanderDunlap.

On trouvera dans ces lignes et malgré l’éloignement des terrains d’opérations, une résonance certaine avec l’expulsion actuelle de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

L’Amassada : Tu as beaucoup travaillé sur le « land grabbing » ou la capture territoriale mise en place par l’environnementalisme de marché. Tu as fais pas mal d’enquêtes de terrain au Mexique, notamment dans l’isthme de Tehuantepec colonisé par les parcs éoliens gigantesques. Quel lien ferais-tu entre la privatisation des terres communales et l’économie verte là bas ?
Alexander Dunlap : OK, alors je pense d’abord que l’idée du capitalisme et de la modernité en général ou si tu veux du progrès industriel, en fait peu importe comment tu appelles tout ça, c’est qu’il y a une trajectoire globale qui doit grandir et qui doit perdurer. Et cette trajectoire tu y participes ou tu la combats. A partir de cela, de cette trajectoire progressiste, le discours du gouvernement mexicain (comme n’importe quel gouvernement) dit qu’il faut encore plus de progrès, qu’il faut civiliser les contrées arriérées du pays. Le gouvernement mexicain évidemment veut des investisseurs. Il veut accéder aux ressources, toutes les ressources, pour faire fructifier son économie. Mais voilà le hic, comme partout sur cette planète, il y a des gens, il y a des peuples indigènes qui habitent sur ce sol convoité. Et en plus, ces peuples ont encore des liens à la Terre, un certain sens de la communalité, et des droits de propriété collective (ejidos) sur ces terres. Le problème pour eux, c’est que le sous-sol appartient à l’État mexicain, et cela lui permet de contrôler les territoires indigènes. L’État veut accéder à ces ressources (en l’occurrence ici le vent pour faire tourner les aérogénérateurs). Mais les indigènes se trouvent sur son passage, ils sont un obstacle à ses yeux.

Donc c’est là qu’intervient l’idéologie de l’économie verte, car elle permet aux investisseurs de pénétrer plus facilement les territoires indigènes. Ils utilisent, comme partout, l’argument du combat contre le changement climatique pour légitimer leurs actions. Mais ne nous voilons pas la face, il s’agit d’abord pour ces investisseurs de ce faire de l’argent et d’investir dans cette nouvelle bulle des renouvelables, avec l’éolien et le solaire. Ils se sont donc rués dans l’isthme de Tehuantepec pour y construire d’énormes parcs éoliens. Le coeur de ma recherche est de montrer comment les nouvelles lois sur le changement climatique impliquent en fait une nouvelle configuration des politiques néolibérales en accélérant ce que j’appelle le « land grabbing » la capture territoriale. Et le problème c’est qu’ils utilisent ces nouvelles politiques pour diviser les communautés indigènes en leur faisant miroiter des bénéfices financiers, en divisant les groupes, en légiférant à outrance sur la propriété terrienne, en s’alliant à des politiciens locaux. Et tout ça s’additionne au problème des narcos et leurs milices utilisés par l’État pour terroriser, violenter, ceux qui résistent aux grands projets d’infrastructures.

Pour se défendre contre cette colonisation, les communautés indigènes multiplient les résistances. Il y a différentes tactiques utilisées : des actions non violentes, des barricades, ils s’organisent contre la violence policière, ils essaient de dégager les entreprises éoliennes. Au Mexique, ce sont des politiciens corrompus (soutenus par les entreprises éoliennes) qui utilisent les « death squad », des hommes de mains, des milices armées pour intimider, assassiner, faire peur. Ce sont des factions au sein de l’État, et ils utilisent les techniques de contre-insurrection pour mater la rébellion. Ce sont de véritables mercenaires.

L’Amassada : Les terres communales semblent être la cible du gouvernement mexicain. Tu peux expliquer le contexte de création et le but du PFP ( Federal Preventive Police)et du programme PROCEDE (certification des titres de propriétés) ?
AD : Oui, le PFP est un programme plutôt ancien pour « traiter » les activistes politiques fin des années 1990, sorte d’équivalent du FBI. Mais avec l’intensification des luttes indigènes et la contestation radicale des grands projets d’infrastructures, le gouvernement mexicain a mis au point de nouvelles stratégies de contre-insurrection en utilisant notamment les réseaux de narcotraficants, impliqués dans les pires trafics de drogue mais aussi d’humains. Et ils sont organisés comme de véritables entreprises paramilitaires. D’ailleurs, les transfuges entre des hommes de l’armée et ses entreprises ne sont pas rares.

Le programme PROCEDE sur la certification des droits et des titres de propriétés a été effectif entre 1992 et 2005. Il consiste à limiter la propriété collective des communautés indigènes en identifiant strictement leurs titres légaux de propriété. C’est une façon de connaître de façon précise quelle terre appartient à qui et à réduire au maximum l’usage communal. Le but évidemment pour l’état mexicain est d’imposer la propriété individuelle à travers ce programme PROCEDE. Cela fait partie intégrante d’une technique de l’Etat pour rendre transparent et donc contrôlable le territoire indigène. Un autre volet de ce programme est de mesurer les écosystèmes et d’en tirer des « services écosystémiques » comme on dit, en fait toujours une question de fric. En essayant de faire participer les habitants à ces programmes de conservation de la nature, le but du gouvernement est de pacifier ces zones. Et de transformer les contestataires potentiels en partenaires ou cogestionnaires. Mais tout le monde ne s’est pas laissé prendre à ce petit jeu. A Oaxaca, dans le Guerrero, au Chiapas, ils ont dit non. Les gens ont commencé à critiquer ces tactiques comme faisant partie d’un « néolibéralisme par le bas », c’est-à-dire une gouvernance capable de faire participer le peuple à des projets financiers. C’est une forme de contre-insurrection qui pense qu’il est plus avantageux pour le pouvoir en place de se faire passer pour un pouvoir « soft », doux. Mais, là-bas, les communautés indigènes, encore assez fortes et soudées, ont refusé de participer à cette gouvernance en refusant aussi de transformer leurs écosystèmes en des services financiers. Tu comprends bien l’idée première de PROCEDE qui est de diminuer le chaos que peut constituer la propriété collective et donc de rendre transparente la propriété individuelle et d’ainsi faciliter la pénétration des entreprises qui peuvent alors démarcher les paysans un par un. C’est d’ailleurs un mécanisme de mise en transparence et de contrôle bien analysé par James C. Scott ailleurs dans le monde. Les cartes de l’Etat ne connaissent pas tout, donc il fallait que le gouvernement mexicain demande aux habitants de leur donner plus d’infos, et de leur « prouver », si on peut dire, leur « titre de propriété ». C’est un travail de recension volontaire. Lorsque les communautés jouent ce jeu elles peuvent accéder à des facilités financières, à des investissements en infrastructures, c’est une sorte de délégation d’autorité dans laquelle le gouvernement mexicain est assez bon. Faire des cadeaux pour emporter l’adhésion. Encore une fois, ces stratégies de contrôle se fichent des conflits locaux ou des divisions politiques, ce qui compte pour eux c’est l’idée d’une gouvernance participative qui est propice aux investissements extérieurs. Dans cette vision soft de la contre-insurrection, il faut créer une communication neutre et homogène entre des groupes très différents. Il faut créer un environnement stable, un milieu uniforme. Il faut qu’il y ait le moins de chaos possible, et le plus de négociation possible. La gouvernance a besoin de transparence, de lisibilité, car cela est bénéfique pour les entreprises et l’avancée générale de cette idée de « progrès ».

Par exemple, et pour continuer sur les stratégies de cartographie territoriale au service de la gouvernance, l’expédition de Bowman en 2006 a été ordonnée par l’armée américaine. Cette expédition a envoyé sur le terrain un certain nombre de géographes de l’université du Kansas afin de continuer la cartographie initiée par PROCEDE. C’est ce qu’ils appellent « l’open source intelligence » (du renseignement libre et volontaire) pour savoir qui vit où, quelles sont les ressources de la terre, quelles sont les limites de propriété, etc. Mais en demandant aux gens de le faire eux-mêmes. Cette recension est très importante pour le renseignement militaire. Cela se voit dans tous les manuels de contre-insurrection : il faut d’abord savoir qui habite où et avec qui pour mener à bien des opérations sur le terrain. Le GPS ne suffit pas si on a pas d’infos plus précise sur le « terrain humain », c’est-à-dire sur les relations entre les gens et leur lieu de vie quotidienne.
C’est sans doute un processus qui a commencé avec la colonisation espagnole, avec la formation des empires et des états : une organisation de contrôle impose une lisibilité uniforme, bref une Civilisation. Maintenant, les valeurs de l’argent, de l’économie, de la modernité et du soi disant progrès, propulsent leur propre grille de légitimité en détruisant les valeurs communales. Ce qui fait dire à certains, à Oaxaca par exemple, que la colonisation actuelle des entreprises financières répète le geste de la colonisation espagnole en imposant leur idée unique de la civilisation occidentale, avec son mode de vie absurde. Les entreprises éoliennes fonctionnent pareillement en allant voir les politiciens, des notables puissants (les caciques), les grands propriétaires terriens pour se mettre en accord avec les « responsables locaux ». Elles se basent sur la mise en transparence des propriétés individuelles, en attaquant directement l’organisation communale, les coutumes, les usages, et en organisant des consultations « privées » entre les politiques du coin, les caciques, les lobby industriels et les avocats qui sont à leurs bottes.

L’Amassada : Dis nous un mot sur ce Colonel Demarest, ou ce que certains ont même appelé le « facteur Demarest » qui énonce noir sur blanc qu’il existe un lien direct entre terres communales et crime ou rébellion.
AD : Donc,en effet, une fois de plus c’est l’idée que pour avoir une économie stable et un environnement unifié il faut de la propriété privée. Car il faut savoir qui est responsable de quoi. Si le gouvernement ne sait pas ce qui se passe dans certaines terres communales, les zones de montagnes ou de forêts par exemple, alors nécessairement, selon lui, ces zones sont des zones de conflits ou de rébellions possibles. Si on ne sait pas ce qui se passe là dedans alors c’est une zone de troubles potentiels. Il est une des personnes derrière l’expédition de Bowman, cette colonisation par des géographes. C’est une étude du « terrain humain » qui a pour but d’identifier les menaces émergentes contre les Etats Unis. La contre-insurrection vient de toute manière des guerres de colonisation, regardes les anglais avec Kitson en Irlande du Nord, au Kenya, en Malaisie ou les français avec Gallula en Algérie… Une fois mises à l’épreuve dans les colonies, toutes ces théories ont migré dans les stratégies du « Global North », ou si tu préfères de la globalisation néolibérale. Mais l’important ici, c’est de dire que tout gouvernement est une forme de colonisation, c’est une occupation des populations et des territoires. Tu comprends alors que la question est de savoir jusqu’à quel point les populations « collent » à cette idée de gouvernement ? Jusqu’à quel point le gouvernement prétend protéger les populations au nom d’un « ennemi extérieur ou intérieur » ? Jusqu’à quel point les populations sont obligées de s’identifier au mythe national ou à un pseudo contrat social ? C’est ce que le Comité Invisible a pu écrire sur l’idée de gouvernement comme forme de contre-insurrection. Et cela se vérifie dans le contexte actuel français. Je parle de la ZAD, ou aussi du mouvement NO TAV en Italie, et des mouvements de révoltes qui traversent le pays.
L’Amassada : Le déploiement de l’économie verte en collaboration avec la conservation financière de la nature (avec les mécanismes de compensations carbone REDD +) ou le tourisme de luxe (à Agua Azul par exemple) font partie aussi des ces stratégies de contre-insurrection. Est-ce cela que tu appelles « force multiplier », « un multiplicateur de force » dans la gouvernance et la pacification ?
AD : Il faut toujours situer les choses dans un contexte politique. Imagines des touristes du monde entier qui débarquent dans une jungle du Mexique et qui ne voient pas en quoi ce site exceptionnel est une zone de guerre. Et c’est très malin : il s’agit d’utiliser le tourisme et l’économie verte comme une force d’occupation, comme des colons déplacés à travers des zones de combat aux fins de la pacification de ces zones. C’est la même chose dans la mine d’Hambach en Allemagne transformée en un lieu touristique où on peut aller boire un cocktail et regarder les méga-machines extraire les tonnes de lignite hors du sol. Mais en fait, de l’autre côté de la mine, des militants occupent la forêt contre sa destruction pour agrandir encore cette mine gigantesque et ils se font arrêter violemment par la police. L’économie verte est clairement une stratégie dans les nouvelles guerres coloniales et de contre-insurrection, et pas qu’au Mexique. C’est une nouvelle arme de « démultiplication de force », je veux dire de force de contrôle, pour gagner toujours du terrain, pour toujours mieux coloniser les territoires. « Force multiplier » est un terme de la contre-insurrection elle-même. C’est un outil de « légitimité à diffusion rapide », regardes les éoliennes, cela percute les esprits en les faisant adhérer rapidement à une pure construction mentale. Le but de cette percussion est de produire massivement un genre de pensée toxique qui dira par exemple « les éoliennes vont remplacer le nucléaire ». Ce qui est faux. C’est ce que certains appellent du « greenwashing ». Mais c’est plus pernicieux encore qu’une opération de pub.

Alors bon, le modèle de la contre insurrection est certes moins sale en Allemagne qu’au Mexique. Il n’y a pas de paramilitaires et de narcotrafiquants... Mais ce sont les mêmes techniques de contre-insurrection telles que pensée par Kitson par exemple. Ces experts veulent traiter le problème en amont, à la racine, dès que de la contestation apparaît, peu importe que ce mouvement soit violent ou non violent. Dès que les gens parlent, affichent, bloquent les rues, ils veulent savoir qui fait quoi, et les empêcher de gagner quoi que ce soit en terme de pouvoir politique. Pour empêcher l’insurrection, dans leur idéologie, il faut agir sur la première étape, l’étape de la préparation, puis l’étape des actions non-violentes. Ce qui est complètement fou en terme de « démocratie » et de liberté de parole… L’idée pour eux, comme ils disent, « est de gagner les coeurs et les esprits ». Ce « storytelling » qui prend maintenant l’économie verte comme trame devient un élément de propagande majeur.

Dans la même logique, les gouvernements prétendent résoudre le problème du changement climatique comme on résout un problème technique. Ils prétendent « réparer » une machine. En construisant encore plus d’infrastructures électriques (éoliennes, solaires), ils achètent la conscience des populations en disant :« on s’occupe de tout, ne vous inquiétez pas ! », mais c’est aussi une forme de storytelling. Au fond, on se retrouve encore dans la plus pure logique de l’expansion de l’économie, il s’agit de capturer de nouvelles ressources pour que tout continue comme avant. Le reste c’est de la gestion d’images « vertes », du feedback pour l’adaptation du système aux contestations écologistes. On s’en rend compte de plus en plus et partout.

Le problème grave qu’on a à se poser maintenant est que cette grille posée sur le monde commence à absorber toutes les contestations. Elle s’épanche à l’infini et devient totalitaire. Certains ingénieurs fous parlent d’aller extraire les ressources sur Mars… Là l’utopie devient une dystopie. Pour attaquer ça il faut peut être des espaces sauvages, ingouvernables, faire en sorte que tout ne soit pas sous contrôle, lisible. Il nous faut autre chose, d’autres espaces. Des pluri-vers, pas un uni-vers.

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