Yves Pagès contre les pourcenteurs

Subvertir le règne du chiffre

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#291, le 10 juin 2021

On sait que la rationalité comptable grâce à quoi le capitalisme se présente sous le nom d’Economie, cette chose apolitique et qui s’imposerait d’elle-même, sorte de Nature dont les économistes seraient chargés de dire les lois, est en réalité une fantasmagorie, un récit d’heroic fantasy riche en tours de magie et coups de force narratifs.

De Marx à Fradin en passant par les critiques de la valeur, de la technoscience et de l’utilitarisme, nous ne manquons pas d’auteurs et d’ouvrages pour démonter l’irrationnelle rationalité de la religion économique. A l’intérieur de cette croyance organisée qui englobe à présent toutes les autres, le nombre, en particulier dans sa forme magnifiée de pourcentage, joue le rôle des mantras chez les lamas ou du parler en langue chez les pentecôtistes : il n’apporte pas un surcroît d’intelligibilité, mais de soumission à l’ordre supérieur. En effet, qu’avons-nous compris quand on nous a dit que les « dépenses de Santé représentent 11,2% du PIB en France » ? Ce chiffre est le résultat de tant de biais cognitifs recouvrant tant de positions politiques et idéologiques que la réponse est simple : rien. Mais ce pourcentage-là, comme tant d’autres, va permettre au locuteur, politicien gouvernemental ou d’opposition raisonnable, de donner à son énoncé (nécessité de faire des économies ou au contraire un effort budgétaire) la force de l’objectivité.

La manière dont Yves Pagès, dans Il était une fois sur cent, subvertit le règne du chiffre et celui du pourcentage me fait penser à l’intrusion dans un magasin de porcelaine, non pas d’un éléphant mais d’une souris. Avec l’élégance, la délicatesse, la vélocité d’un rongeur de dessin animé, ses « Rêveries fragmentaires autour de l’emprise statistique » s’insinuent entre les piles de nombres, appuient là où l’équilibre chiffré est censé signifier, font glisser un pourcentage vers son envers, et tout est foutu par terre dans un grand fracas comique. Ses raisonnements par l’absurde exposent l’absurdité des constructions mentales imposées par les alignements de nombre et les deux petits ronds que sépare une diagonale. Ses juxtapositions explosent l’évidence massive que tels ou tels chiffres étaient censés nous fournir, comme ici, dans le deuxième fragment :

HORS CHAMP D’HONNEUR – Grâce au progrès incessant de la guerre aérienne (par frappes chirurgicales) et du ciblage à distance (via drones de combat), en 2017, les forces armées des États-Unis d’Amérique n’ont eu à déplorer que 33 soldats morts lors d’opé- rations militaires à l’étranger (soit 10 fois moins qu’en 2009), auxquels il faudrait ajouter par souci d’exhaustivité 37 décès lors de fausses manœuvres et divers crashs accidentels (soit 2 fois plus que l’année précédente). En regard de ces pertes limitées (70 victimes au total, un record que les belligérants, enrôlés terroristes et simples civils, doivent leur envier), il est à signaler que 580 G.I. sous l’uniforme se sont suicidés lors des douze derniers mois de la même année (soit 4 fois plus qu’en 2008, et le double du taux habituel d’auto-morbidité dans la population étasunienne), bilan qui s’alourdirait encore si l’on tenait compte des démobilisés qui, eux, toutes générations de vétérans confondues, sont environ 6 000 à mettre fin à leurs jours chaque année.

Ou dans le fragment ci-après. Tout propriétaire d’un poulailler familial (0,5% de la population française d’après mes propres statistiques) où les poules ne meurent que de vieillesse ou sous la dent de la renarde ne manquera pas d’en être ému. Quelques autres personnes sensibles aux irrémédiables blessures que l’industrialisation du vivant inflige à la sensibilité humaine, aussi.

PERTES ET PROfITS GUSTATIfS – Faute d’avoir pu jouir à l’air libre de 8 ans d’espérance de vie supplémentaire, 80 % des poulets de chair, livrés dès le lendemain de leur naissance dans des hangars vite surpeuplés, n’auront que 45 jours et nuits artificiels sous néon, voire 39 au rabais, pour atteindre leur poids d’abattage minimum : 1,9 kg en France – où la volaille à rôtir se vend encore avec sa carcasse – et 2,5 kg chez les pays voisins qui préfèrent la débiter massivement en filets. Dans une cour de ferme des années 1950, il leur aurait fallu 4 fois plus de temps, environ 22 semaines au grain, pour atteindre la même pesée standard, toujours en bas âge évidemment, mais en matière avicole on n’a jamais mangé que des enfants, plus ou moins obèses.

Reste que si l’élevage industriel des futurs nuggets en poulailler concentrationnaire les voue précocement au trépas par électronarcose, il ne va pas sans une autre hécatombe, le décès accidentel de 4,19 % des poussins en croissance intensive, le plus souvent par asphyxie ou crise cardiaque. Côté rentabilité et rendement, peut mieux faire, c’est un taux 10 fois supérieur à la mortalité infantile chez les enfants de l’Union européenne de moins de 2 ans.


Parfois, on retrouve l’ « archyviste » des formes contemporaines de l’exploitation qui nous avait donné à l’aube du nouveau millénaire l’indépassable Petites natures mortes au travail

PRINCIPE DE DéSADHéRENCE – Devoir à tout prix gagner sa vie n’implique pas qu’on ait perdu son esprit autocritique – libre à chacun de travailler plus et de n’en penser pas moins –, même si, devoir de réserve oblige, il est très mal vu, voire stricte- ment défendu, de révéler certains hiatus intérieurs. Combien sommes-nous à avoir ruminé « le service rendu qui justifie mon salaire ne sert à rien ou presque » ? Des millions d’« idiots utiles », sans doute, enrôlés dans un secteur rentable quoique d’une inutilité crasse, attachés à une fonction d’aucun intérêt collectif sinon que ça dégage un max de cash, mais comme il est rare qu’on soit interrogé sur ce qui met en porte-à-faux les signes ostentatoires de notre être social, de tels scrupules passent d’ordinaire entre les mailles du filet statistique. Et pourtant plusieurs enquêtes d’opinion ont récemment établi que, aux Pays-Bas, 40 % des actifs jugent leurs fonctions dépourvues de sens, 37 % aux Royaume-Uni et 18 % en France. À en croire cet examen des consciences, pas mal de gens savent pertinemment avoir besoin pour subsister d’emplois qui, eux, n’ont aucun besoin d’exister, et ce genre d’extralucidité réflexive finit par les soumettre à une double contrainte : jouer au con en démis- sionnant ou persévérer dans un taf-à-la-con – ces bullshit jobs selon l’anthropologue récemment décédé David Graeber.

Revenons à ce principe élémentaire : « louer sa force de travail ». Du temps de Marx, le verbe « louer » ne devait s’entendre que d’une seule manière : du latin locare, donner un local à bail contre loyer et donc, par extension, prêter les ressources de sa personne moyennant rétribution. Mais il est une autre racine étymologique qui prête à confusion : du latin laudare, estimer quelque chose, quelqu’un ou une divinité, digne d’admiration et l’honorer comme tel. Ruse de la polysémie oblige, les employeurs ont longtemps fait comme si ces deux acceptions allaient de pair : que l’embauché mette à l’ouvrage tout son cœur, ses bras, son intellect, et qu’il apprécie conjointement ce qu’il est forcé de faire : loué soit le saint-patron et les produits dérivés de sa création entrepreneuriale. Les temps changent, et les masses laborieuses n’adhèrent plus mécaniquement aux objectifs manifestes ou inavoués de leur travail, ni à sa dignité longtemps portée aux nues avant de retomber en miettes.

Le malentendu semble pour partie levé, et qui s’en plaindrait ? D’ailleurs, lors de mes périples en scooter, il me suffit de croiser une fourgonnette utilitaire de la marque UCAR pour y repenser. Là, sur une porte latérale ou sur le hayon arrière, des publicitaires ont décliné un pochoir de Miss. Tic : « Louer c’est rester libre ». Et chaque fois, ça me fait le même effet trompeur, croyant y lire un inquiétant faux ami, sous sa forme la plus aliénée, pronominale : « Se louer rend libre. »


Et puis, il arrive qu’à force de jouer avec les 0 et les 1, on se retrouve confronté au gouffre que l’éruption des pixels a creusé dans la réalité :

ILLUSION D’OPTIQUE POSTmODERNE – Depuis un demi-siècle, tant de nouvelles prothèses high-tech nous sont tombées entre les mains. Du jour au lendemain, il a fallu se pendre au bout du fil d’un téléphone sans fil. Au point de rendre tout un chacun étranger à son ex-soi-même, incapable de revenir en arrière, ni de se remémorer à quoi pouvait ressembler l’ancien temps. Comment faisait-on pour exister avant le grand déluge numérique ? Avant l’écran d’ordinateur ou le fichier MP3 ? Avant la boîte mail ou le GPS automobile ? Entre « profil biomé- trique » et « interface mémoire », on se demande à quel saint miroir se vouer. Et voilà ce que Google répond : 1 000 milliards de photos prises sur terre avec un téléphone portable en l’année 2017, soit 4 fois plus que durant l’entier XXe siècle.

Alors, quoi de neuf sous ce flux lumineux des pixels ? Quel sens donner à cette photomanie exponentielle ? Une compulsion réflexe qui, à force d’immortaliser n’importe quoi sur son écran portatif, ne sait plus rien contempler à l’œil nu ? Pas forcément. Et si ces milliards de petits déclics répondaient plutôt à une rassurance contraire : vérifier que la réalité continue d’exister pour de vrai, que tout ne s’est pas dématérialisé alentour et en saisir l’image arrêtée pour conjurer l’accélération déstabilisante du virtuel.

Combien y en-t-il, de ces fragments ? On s’est refusé à les compter, comme on n’a pas voulu établir quel pourcentage instille un insidieux désespoir, quel autre vous fera juste vous poiler, quel autre encore vous régaler simplement de tant d’érudition ludique. En tout cas, on a très vite abouti à une certitude non quantifiable : contre l’ennui et le regard formaté de l’emprise statistiques, ces fragments sont une bombe à fragmentation.

Yves Pagès, Il était une fois sur cent. Rêveries fragmentaires sur l’emprise statistique, La Découverte/Zones

[Yves Pagès sera aux Ecrits d’Août (14-18 août) à Eymoutiers, vous pouvez le retrouver sur son site personnel ici]

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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