Wittgenstein, cadre du Parti Imaginaire

Philosophie de la prise de parti

paru dans lundimatin#112, le 13 mai 2019

Il existe un philosophe, nommé Moore, qui à partir des années 1930 a passé beaucoup de temps à essayer de prouver l’existence du monde extérieur. Il s’agissait pour lui de réfuter logiquement et de manière imparable le doute sceptique - c’est à dire l’attitude de celui qui imagine que le monde n’existe que dans sa tête, comme pure perception sans objet, ou comme idéalité.

Son argument imparable s’énonce comme suit :
1. [En levant la main droite] Voilà une main
2. [En levant la main gauche] Voilà une autre main
3. Il y a au moins deux objets extérieurs dans le monde
4. Par conséquent, il existe un monde extérieur.

Moore a développé cet argument dans une conférence intitulée Certitude, texte qui a retenu l’attention d’un autre philosophe, Wittgenstein, poids lourd du game philosophique occidental au 20e siècle. Dans les deux années précédant sa mort, en 1951, Wittgenstein a rédigé en commentaire à l’argument de Moore 676 aphorismes qui :

1. Démontrent l’impossibilité de fonder logiquement la certitude que le monde existe.
2. Font remarquer que ça n’empêche absolument pas d’être certain que le monde existe.
3. Décrivent l’existence comme un ensemble de noeuds entre des certitudes de ce type, impossible à fonder mais qui se soutiennent de ce qu’elles rendent possible.

Si l’argument de Moore est un peu déroutant pour le lecteur, c’est parce qu’il cherche à donner une forme logique rigoureuse à ce qu’on pourrait appeler le sens commun, les parti pris que nous avons sur le monde. A quoi cela peut-il bien servir de justifier logiquement un parti pris ? Prendre parti n’est-ce pas justement assumer l’impossibilité d’une déduction logique ?

Telles sont les questions que Wittgenstein explore dans De la certitude, livre publié de manière posthume, qui rassemble ces aphorismes et laisse apparaître, parfois tortueusement, une théorie générale des formes-de-vie. Car à force de tourner autour de l’argument de Moore, Wittgenstein déplace la question : il ne s’agit plus de décrire les procédures rationnelles cherchant à établir la certitude, mais de s’intéresser aux configurations de l’existence que la certitude rend possible, configurations qui nécessitent des prises de parti comme autant de points d’ancrage au monde.

Un lecteur de lundimatin ayant choisi ce livre comme son compagnon de l’été nous en a fait parvenir un résumé, assorti d’un florilège de citations, dans le but de « favoriser la compréhension des formes de vie ».

« C’est pourquoi la pragmatique n’est pas le complément d’une logique, d’une syntaxique ou d’une sémantique, mais au contraire l’élément de base dont tout le reste dépend. »

Deleuze & Guattari

Système

Un Système est un jeu de jugements, c’est-à-dire un jeu de langage, c’est-à-dire un parti pris, c’est-à-dire des décisions, c’est-à-dire un milieu vital, c’est-à-dire une forme de vie, ou bien encore un ton de voix et une certaine allure de certitude.

Aucun système ne se fonde sur ses axiomes. Les axiomes ou prémisses ne sont évidents que par le soutient réciproque de leurs conséquences. Aucun système n’est donc fondé.

Un système n’est pas un ensemble synthétique de règles qui nous permettent ensuite de juger. C’est une totalité de jugements qui se tiennent. C’est ce mutuel appui qui rend plausible chaque jugement. Un système est donc un jeu de jugement.

Pour juger nous ne prenons pas appui sur des règles de jugement, mais sur d’autres jugements, c’est-à-dire, des exemples. Mais tous ces exemples n’ont de valeur que rapportés au système.

Ce n’est donc pas de l’expérience que dérive le système. Ce sont plutôt les expériences qui y jouent ou qui n’y jouent pas. En tant que manière de dire, en tant qu’exemples et donc en tant que jugements, l’expérience entre ou non dans le jeu. Le système est donc, en général, non seulement jeu de jugements, mais plus encore jeu de langage.

Mythologie

Un jeu de langage n’est pourtant pas une structure de signification ou une certaine loi de dérivation des arguments. Bref, un jeu de langage n’est pas un fondement pour des arguments et n’est pas lui-même fondé. Un jeu de langage est plutôt une image du monde.

En cela, un jeu de langage est une mythologie. Le jeu de langage est un arrière-plan mythologique solidifié dans lequel certaines propositions empiriques fluides s’écoulent.

Un jeu de langage est une mythologie : un système de jugement solidifiés comme des rives à érosion lente et imperceptible, dont les sables, eux, sont aisément transportés par le fleuve. Parfois la mythologie est elle aussi emportée dans le lit de la rivière et modifiée par son flux.

Guerres

Un jeu de langage est aussi un ensemble de gonds pour l’ouverture et la fermeture mobile d’une porte. Il s’ouvre et se ferme à ce qui l’accueille ou l’attaque. Quand deux jeux de langage se rencontrent, chacun de ces deux jeux de langage, s’ils se considèrent l’un l’autre comme inconciliable, traite l’autre d’hérétique ou de fou. Lorsque je crois que d’autres ont « tort » de faire ceci ou de penser cela, je sors de mon jeu de langage pour attaquer le leur.

Un jeu de langage est plutôt un milieu vital à préserver que le fondement d’une suite d’arguments. Un jeu de langage est là - comme ma vie. C’est une manière de constituer ma vie comme un ensemble de partis pris sur maintes et maintes choses.

Un jeu de langage est une certitude, c’est-à-dire un certain ton de voix, une affaire d’attitude, une forme de vie. Un jeu de langage est une certaine allure.

Un système est un jeu de jugement, c’est-à-dire un jeu de langage, c’est-à-dire une mythologie, c’est-à-dire une image du monde, un arrière-plan. Ce système est infondé, il est là, c’est un milieu vital, une vie, une forme de vie.

La logique est une pragmatique : il y a du viable et du non-viable. Des alliances et des ennemis. Des guerres de jeu de langage, qui sont des guerres entre différentes certitudes, entre différentes mythologies, entre des mondes hérétiques l’un à l’autre.

Citations

§475 « Je veux considérer ici l’homme comme animal ; comme un être primitif auquel on accorde certes l’instinct mais non le raisonnement. Comme un être dans un état primitif. En effet, quelle que soit la logique qui suffise pour un moyen de communication primitif, nous n’avons pas à en avoir honte. Le langage n’est pas issu d’un raisonnement. »

Système - §105 « Le système n’est pas tant le point de départ des arguments que leur milieu vital. »

§474 « Ce jeu fait ses preuves. C’est là peut-être la cause pour laquelle il est joué, mais ce n’en est pas le fondement. » §131 « Non, l’expérience n’est pas le fondement de notre jeu de jugement. Ni, non plus, son remarquable succès. »

§142 « Ce ne sont pas des axiomes isolés qui me paraissent évidents, mais un système dans lequel conséquences et prémisses s’accordent un appui mutuel. » §410 « Notre savoir forme un large système. Et c’est seulement dans ce système que l’élément isolé a la valeur que nous lui conférons. »

Mythologies - §94 « Mais cette image du monde, je ne l’ai pas parce que je me suis convaincu de sa rectitude ; ni non plus parce que je suis convaincu de sa rectitude. Non, elle est l’arrière-plan dont j’ai hérité sur le fond duquel je distingue entre vrai et faux. »

§95 « Les propositions qui décrivent cette image du monde pourraient appartenir à une sorte de mythologie. Et leur rôle est semblable à celui des règles d’un jeu ; et ce jeu, on peut aussi l’apprendre de façon purement pratique, sans règles explicites. »

§96 « On pourrait se représenter certaines propositions, empiriques de forme, comme solidifiées et fonctionnant tels des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées ; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant et des propositions durcies se liquéfiant. »

§97 « La mythologie peut se trouver à nouveau prise dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l’eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier ; bien qu’il n’y ait pas entre les deux une division tranchée. » §99 « Et même le bord de cette rivière est fait en partie d’un roc solide qui n’est sujet à aucune modification ou sinon à une modification imperceptible, et il est fait en partie d’un sable que le flot entraîne puis dépose ici et là. »

Guerre - §. 609 « …Au lieu du physicien, ils consultent disons un oracle. (Et pour cela nous les considérons comme primitifs.) Ont-ils tort de consulter un oracle et de se régler d’après lui ? - Si nous appelons cela un « tort », ne sommes-nous pas en train de sortir de notre jeu de langage et d’attaquer le leur ? » §.610 « Et avons-nous raison de le combattre, ou tort ? Bien sûr nous utiliserons toutes sortes de slogans pour soutenir notre avance. »

§. 611 « Là où deux principes se rencontrent effectivement qui ne se peuvent concilier l’un l’autre, chacun traite l’autre de fou et d’hérétique. »

Vie - §559 « Tu dois avoir présent à l’esprit que le jeu de langage est pour ainsi dire quelque chose d’imprévisible. J’entends par là : Il n’est pas fondé. Ni raisonnable (Ni non plus non raisonnable).

Il est là - comme notre vie. »

§358 « Dès lors j’aimerais voir dans cette certitude non la parente d’une conclusion prématurée ou superficielle, mais une forme de vie. (Cela est très mal dit et sans doute mal pensé aussi.) »

§404 « (…) Non, la certitude complète est seulement affaire d’attitude. »

§344 « Prendre mon parti de maintes choses, voilà en quoi consiste ma vie. »

  • gaités, prudences, puissances
lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :