Wilhelm Reich et l’ « irrationnalisme fasciste »

« Contre des affects, on ne peut jouer que d’autres affects »

paru dans lundimatin#501, le 15 décembre 2025

Il y a deux ou trois numéros, nous publiions [Les ressorts irrationnels de l’adhésion au fascisme-https://lundi.am/Les-ressorts-irrationnels-de-l-adhesion-au-fascisme] de Tristan Lefort-Martine. L’articule a suscité quelques réactions, peut-on rabattre la question du fascisme sur les mauvais calculs de ses partisans ? La rationalité contient-elle moins les ravages de l’époque que son supposé contraire ? etc. Ici, l’auteur propose de voir dans le fascisme, non pas une erreur mais un désir faible et mauvais et qu’il s’agit d’y opposer des affects plus puissants.

« Le racisme n’est pas une aberration de l’esprit [ni une passion sociale libre] : il est et sera la réaction petite-bourgeoise à la pression du grand capital. »
(Amedeo Bordiga [Martin Axelrad], « Auschwitz ou le grand alibi », dans Programme Communiste, no 11, 1960, p. 5).

Dans un article récent, Tristan Lefort-Martine (abrévié en « T. L-M » dorénavant) se proposait de revenir sur les « ressorts irrationnels de l’adhésion au fascisme ». J’aimerais moi-même revenir sur ce court article, pour le critiquer (je dis cela en toute camaraderie). La citation en épigraphe est donc une provocation, en ce sens, car elle n’exprime même pas ma position singulière. En tout cas, je vais essayer de faire aussi (si ce n’est plus) court.

D’abord le terme d’ « irrationalisme ». Je veux parler premièrement de la confusion du début de l’article entre l’irrationalisme revendiqué des idéologues du fascisme historique et celui des masses saisies (c’est drôle, « saisies ») par ce même fascisme, et y adhérant. Il faudrait savoir : qui est l’irrationaliste princeps là-dedans ? Deuxièmement, que Hitler et d’autres, cités par Wilhelm Reich, arguent de la « féminité » du peuple n’est pas niable ; que pour autant il faille condamner toute référence à l’ « action » nécessaire (plutôt qu’à une saine « réflexion » logique) ou aux « mauvais sentiments » (plutôt qu’aux bons – mais qui a le pouvoir de dire le bon et le mauvais ?) me semble nettement problématique (ce n’est pas exactement ce que dit T. L-M, certes). Car l’article repose (et il n’est pas le seul à promouvoir ce présupposé) sur l’idée que l’irrationalisme c’est mal. On se demande bien d’où serait vérifiée éternellement la vérité de cet énoncé… Deuxièmement car : cet article repose encore plus profondément sur cette autre idée bizarre que ce qui serait irrationnel ce seraient les « sentiments », les « émotions », les « affects » etc., etc. Idées partagées par tous les non-penseurs de la Démocratie (d’Eva Illouz à Cédric Villani, c’est pour dire) qui réclament à grands cris la bonne rationalité (pléonasme), contre les méchantes fake news et autres manipulations émotionnelles, et qui consiste en une espèce de pédagogie condescendante (pléonasme ?) avec tout plein de gentilles explications rationnelles et logiques dedans sur ce que seraient nos « intérêts objectifs » (à nous, pauvres nazes débiles trompés par nos affects – ou par une quelconque honteuse puissance ingérente étrangère manipulatrice, tant qu’elle n’est pas américaine bien entendu, ou notre alliée dans l’OTAN, ou relevant de notre propre nation par définition blanche comme neige, France ou Belgique – je suis belge). Troisièmement, que les ressorts présentés par T. L-M soient irrationnels, je le conteste formellement (je ne conteste pas qu’ils soient des ressorts effectifs des fascistes). Qu’ils soient disconvenants à T. L-M (et à d’autres, dont je fais partie) serait mieux dire (car il ne s’agit pas d’accepter cet état de fait), et permettrait de sortir (peut-être) (un peu) de l’impuissance des condamnations morales et/ou rationnelles d’un phénomène qui ne semble pas vouloir leur donner de prise. Si je puis même me permettre : les masses ainsi fascistement saisies sont en fait très rationnelles en ce sens qu’elles poursuivent les moyens de se procurer de la joie (que cela soit une illusion ne change rien à l’effectivité de cette joie), ou de la restaurer, quand bien même cette joie repose sur la tristesse de nombreux autres.

Reich a bien entendu dénoncé la nullité de l’argumentation économiciste des « socialistes » (bizarre aussi que T. L-M ne dise jamais « communistes » ; « socialiste » est aussi notoirement et depuis un certain temps une insulte) et ridiculisé d’avance les prétentions rationalistes des Humanistes (majuscule de dérision). Mais, selon T. L-M, Reich serait également ridicule et extravagant dans les détails de son argumentation. Et en effet, tout rabattre sur l’inhibition sexuelle, ça fait vraiment très léger. Je veux cependant exposer ceci : les « structures psychiques » définies par Reich sont en fait selon lui les résultats de millénaires de patriarcat (plus précisément, il dit : « la civilisation machiniste-autoritaire et son idéologie mécaniste-mystique ») ; les porteurs les plus radicaux de ces structures caractérielles sont les membres de la « petite-bourgeoisie brimée et révoltée » (Hitler, déjà, mais le prolétariat – nous sommes en 1930 – n’est pas démuni non plus, bien entendu, de cette cuirasse caractérielle qui trouve en effet dans le fascisme un exutoire à ses désirs sadiques) ; il est regrettable d’assimiler « désir » (ou libido) à « désir sexuel » et, à vrai dire, cette assimilation aura eu de tristes conséquences (et notamment de confondre la liberté sexuelle avec la liberté-tout-court) ; il serait opportun et nécessaire (mais je n’en ai pas le temps ici) de mettre à jour cette théorie, ancrée dans une situation historique bien précise (par exemple d’utiliser le concept de « désublimation répressive » d’Herbert Marcuse pour les années 1970 et suivantes) ; enfin, il serait bon de se pencher en détail sur le rôle desdites « classes moyennes » (ce n’est cependant pas le lieu non plus) dans le soutien au fascisme historique ou au néo-fascisme (Reich, Psychologie de masse du fascime, Payot, 2001, p. 87 : « Ce furent les classes moyennes qui fournirent à la croix gammée le gros de ses troupes »). Un certain comité aura pu ainsi, bien qu’il en provienne sans doute, comme beaucoup d’entre nous, parler de l’établissement contemporain de la « classe moyenne universelle » comme de la chape qui nous coule-coulera-coulerait définitivement dans le béton.

On oublie cependant encore généralement de parler de ce que Reich prônait (la critique conséquente s’accompagne normalement toujours d’un certain prônage). Outre la suppression de la « crainte génitale » et de la « peur du plaisir » (sapées aussi par la disparition nécessaire de la famille autoritaire), qui devait je l’ai dit produire de pauvres effets sous sa forme notamment marchande, Reich promouvait également de « faire appel au désir profond de l’homme de trouver le bonheur dans la vie et dans l’amour » (Reich, op. cit., p. 163–164) via l’institution d’une « démocratie naturelle du travail ». On peut évidemment faire un long nez devant ce soutien un peu lourdaud, moralisateur et planificateur à la joie de vivre et de travailler, mais il faut savoir tout de même que Reich liait libidinalement sexualité et travail, en tant qu’ils puisaient à la même source d’énergie biologique (ce qui relativise quelque peu son habituelle reductio ad lididinem sexualem). Je ne veux pas discuter ici le prônage de T. L-M, auquel d’ailleurs je ne suis pas opposé, mais signaler que si l’on reconnaît le pouvoir d’emportement et de séduction électrisante du fascisme, peut-être faudrait-il aussi reconnaître (et promouvoir, en un sens qui n’est pas celui du marketing faut-il le préciser) que le « communisme » en recèle un lui aussi, et que ce pouvoir est bon (savoir si cela est rationnel ou irrationnel est un faux et inopportun débat, à mon avis).

Il faut revenir finalement sur les limites généralement affichées de Reich (car je n’opère pas ici comme son défenseur inconditionnel, j’espère qu’on l’aura remarqué) : sans doute fait-on par-là allusion à son postulat d’une existence des « instincts » (et d’une bonne et naturelle et infantile « pulsion » à libérér, ce qui me semble intenable), à son tropisme sexuel et à ses choix de termes pour le moins connotés. « Impuissance orgastique » en fait partie. Nous préférons, suivant Jean-Pierre Voyer (Reich mode d’emploi, Éditions Champ Libre, 1971 – je suis bien désolé de le ressusciter) qui le met à jour au début des années 70, « incapacité à la tendresse » ou « défaillance de la faculté de rencontre » (Voyer jouait par ailleurs sur le terme « communication » ; moi pas).

Ce caractère, ce pli pris avant la dixième année, cette névrose caractérielle, c’est-à-dire la forme des résistances encastrées organiquement dans la personnalité, ne peut être dissous qu’en contestant la société entière (ceci en opposition avec Reich, soit dit en passant), ce qui commençait, selon Voyer, par la critique en actes du travail salarié. Mise à jour partielle de la théorie situationniste aussi (pour ce que cela vaut…), sous forme d’une longue équation : le rien secret de la vie quotidienne = le vrai secret d’État = la séparation sociale = l’autonomie exorbitante de le marchandise (le regard désabusé ne rencontre que des choses et leur prix) = le quantitatif règne.

On peut rire des deux derniers paragraphes, et rire aussi (encore plus fort) de Voyer et des situationnistes qui ont su si bien s’y prendre par ailleurs pour faire défaillir cette faculté de rencontre. Ceci est pourtant la ressaisie légitime – selon moi – de Reich : il s’agit d’affectif, il s’agit d’affects. Et ceci n’a rien à voir avec l’irrationnel, mais avec le fait que la misère est (est aussi ?) profondément affective et qu’ainsi le « communisme » (en un certain sens, très hétérodoxe, et en ce qui concerne sa puissance, pour celleux que cette question tracasse un peu) en reconnaît spécifiquement la centralité : contre des affects, on ne peut jouer que d’autres affects.

Anton M.

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