Voyager léger dans le néant

Bædan et la convergence queer insurrectionnaliste

paru dans lundimatin#404, le 26 novembre 2023

Depuis quelques mois a été entrepris un important travail de traduction de la revue américaine Bædan dont les trois uniques numéros sont parus de 2012 à 2015 [1]. Aux côtés des textes issus du mouvement Bash Back ! déjà publiés en français [2], cette traduction permet de prendre la mesure de l’apport théorique et pratique de la convergence entre nihilisme queer et anarchisme insurrectionnaliste.

Le premier numéro s’ouvre par un texte intitulé « Le tournant anti-social », qui en constitue en quelque sorte le manifeste. S’appuyant sur les thèses de Lee Edelman concernant la dimension anti-sociale, anti-utopiste et destructrice de la queerness [3], ce texte se propose d’en tirer toutes les conséquences politiques [4] pour reprendre à son compte un questionnement ancien : comment contrer l’inexorable capacité du système capitaliste non seulement à digérer et à domestiquer la contestation, mais aussi à s’appuyer sur elle pour se renouveler ? Ce système, on le sait, est une formidable machine à incorporer les antagonismes en les réduisant à des segments spécialisés du marché et en les transformant en biens consommables L’une des leçons les plus désagréables de l’histoire des révolutions est ainsi que celles-ci ont le plus souvent occupé une fonction de maintenance du système qu’elles visaient à démolir.

Peut-on y échapper ? On se souvient de la réponse post-opéraïste de Negri dans Domination et sabotage. Il fallait coûte que coûte maintenir dans la lutte un strict équilibre structurel entre négativité et positivité : seul un effort simultané de destruction des institutions ennemies (le sabotage) et de construction d’une alternative, autrement dit une contre-société fondée sur des désirs et des valeurs propres (l’autovalorisation), pouvait vaincre la totalité adverse. Dans le contexte de l’autonomie italienne, cela devait permettre la « séparation », c’est-à-dire la mise en œuvre d’une situation d’altérité absolue avec l’ennemi. Il fallait, en d’autres termes, se constituer en une hétérogénéité inassimilable.

Le mérite de Bædan est de rappeler l’insuffisance d’une réponse de ce type. Face à une totalité capable de transformer toute identité ou valeur en marchandise, d’assouvir tous les désirs et de répondre à tous les besoins par le confort, par la négociation et le compromis, un tel équilibre structurel est une erreur stratégique. L’obstination à préserver un noyau de positivité, un contre-modèle ou une contre-culture, est le cheval de Troie de l’ennemi.

C’est sur ce constat que s’opère la convergence entre queers et anarchistes : toute positivité, quelle que soit l’ampleur de l’antagonisme qu’elle prétend instaurer, quelle que soit la puissance morale qu’elle croit déployer, est une offrande faite à la totalité capitaliste, le point de corruption à partir duquel l’effort de négativité va être subverti. Pour le dire plus simplement, il ne peut y avoir de lutte contre le système depuis l’intérieur du système, et le système couvre tous les domaines de la vie – il ne connait pas d’extériorité. La « séparation » est donc impossible, il n’existe pas de coordonnées hors-totalité.

L’optimisme post-opéraïste doit donc être abandonné et la structure de la lutte doit connaitre une inflexion radicale, un basculement vers un point de déséquilibre absolu en faveur de la seule tâche prioritaire, à savoir la négativité.

Cela implique un cahier des charges en trois points : 1) renoncer aux alternatives, 2) résister à l’identité et 3) se rendre inintelligible et tout détruire.

Renoncer aux alternatives

Il s’agit d’un double renoncement : les utopies que l’on imagine à partir de valeurs soi-disant plus justes ou supérieures, tous ces mondes que l’on prétend bâtir à l’horizon de la lutte, mais aussi toutes les expériences concrètes immédiates, les contre-sociétés, ces tentatives de mettre en œuvre un mode de vie libre, autonome, sont voués à l’échec. Ainsi, il « ne peut y avoir de liberté à l’ombre des prisons, (…) de communautés humaines dans un contexte marchand, (…) d’autodétermination sous le règne d’un État » [5]. Nous ne pouvons ni faire en sorte que notre imaginaire aliéné, imprégné de valeurs capitalistes, se porte par-delà la totalité – puisque celle-ci s’étend dans un espace sans extériorité – ni créer dès à présent, « ici et maintenant », une organisation alternative à partir des seuls matériaux viciés et corrompus dont nous disposons. Tout cela repose sur des fondements de domination et d’oppression que nous sommes condamnés à reproduire :

« Face à un système qui intègre de manière ininterrompue tout projet positif en son sein, nous ne pouvons nous permettre d’affirmer ou de proposer de nouvelles alternatives qu’il puisse consommer. Nous devons plutôt prendre conscience que notre tâche est infinie, non pas parce que nous avons tant à construire mais parce que nous avons monde entier à détruire. Notre vie quotidienne est si saturée et structurée par le capital qu’il est impossible d’imaginer une vie qui vaille le coup d’être vécue, à l’exception d’une vie de révolte. » [6]

Le futur lui-même est d’ores et déjà préempté par la totalité : par les crédits, les dettes, par son orientation obsessionnelle vers le profit, le capitalisme s’étend non seulement sur un plan socio-économique, mais aussi temporel : il n’y a devant nous qu’un présent infini, pour lequel il n’y a aucune bataille à mener, et surtout pas celle pour un monde meilleur ou pour les générations qui viennent. Bædan reprend ici la critique queer de la « futurité » formulée par Edelman, refusant le sacrifice pour un avenir qui est de toute façon entièrement écrit, prévisible, soumis à la logique de la reproduction d’une société marchande que nos velléités utopistes ne feront qu’aider à se consolider.

Résister à l’identité

L’erreur stratégique, on le voit, est de croire que l’on peut vaincre la totalité à partir des ressources qu’elle fournit, donc à l’aide de ses propres armes. Or l’identité est l’une de ces armes et elle ne peut être retournée contre le système. Il est illusoire de penser qu’une contre-identité contestataire pourrait être la rampe de lancement d’un antagonisme véritable. Toute identité appartient au registre de la domination : elle est le fruit des opérations de normalisation et de fixation des comportements, de localisation, de classement et de hiérarchisation des individus, c’est-à-dire de contrôle de leur existence ; elle est le support premier de la marchandisation et des processus de restructuration du marché. Même sous forme d’une soi-disant subjectivité révolutionnaire, elle est déjà un rôle figé, une façon pour chacun d’entre nous d’être à sa place, donc d’être une double cible marketing et bureaucratique :

« Homosexuel.les, gangsters, criminel.les, immigrant.es, mères vivant des minimas sociaux, transexuel.les, femmes, jeunes, terroristes, black bloc, communistes, extrémistes : le pouvoir est toujours en train de construire et de définir ses sujets antagonistes qui doivent être géréEs. Après une émeute, quand la fumée se dissipe, les appareils étatiques et médiatiques commencent (…) à replacer de tels événements dans des logiques d’identité, figeant ainsi la fluidité de la révolte en une poignée de positions de sujets à emprisonner, ou (…) à organiser. » [7]

Il faut alors refuser d’être identifié, décrit, installé dans un rôle, réduit à des façons d’être, de consommer, de se vêtir ou d’agir ; il faut résister aux codes de bonne conduite, à la décence morale, à toute la toile comportementale de la normalité sociale. Cela suppose de cesser de jouer le jeu de la reconnaissance politico-juridique, de rejeter les normes de genre en contrant les injonctions à la binarité, d’en finir avec les signes distinctifs, le folklore communautaire, contre-culturel, etc. Et puisque le processus de réification est inexorable, c’est une lutte incessante, à relancer sans cesse, contre le confort de l’identité.

Se rendre inintelligible et tout détruire

En renonçant aux alternatives et en résistant à l’identité, on débarrasse la négativité de tout résidu de positivité, de toute trace de ce que l’on veut abolir. La pure négativité échappe alors à son absorption par le système capitaliste en se rendant inintelligible et incompréhensible à tout ce qui fait son pouvoir de totalisation : ses grilles de lectures, ses stratégies consuméristes, ses opérations de classements identitaire et ses grands récits explicatifs – peu importe qu’ils soient conservateurs ou révolutionnaires. C’est à ce prix qu’elle peut se déployer pleinement :

« Nous appréhendons la destruction comme nécessaire, et nous la désirons en abondance. (…) Ce monde, les polices et armées qui le défendent, les institutions qui le constituent, les architectures qui lui donnent sa forme, les subjectivités qui le peuplent, (…) les écoles qui inscrivent son idéologie, le monde militant qui répond frénétiquement à ses crises, les artères de ses flux et circulations, les denrées qui définissent la vie en son sein, les réseaux de communications qui y prolifèrent, les technologies d’informations qui le surveillent et l’enregistrent – doivent jusqu’au dernier être annihilés (…). » [8]

Il faut, en d’autres termes, voyager léger dans le néant, ne rien emmener avec soi de l’ordre ancien – aucun souvenir, aucune habitude – pour interrompre le présent infini du capitalisme. Mais cela implique que la lutte elle-même se garde de toute signification positive : « sabotage, interruption, expropriation et destruction » [9]… l’irruption insurrectionnelle, émeutière, sous forme brute, sans propositions ni revendications, dépourvue de sens, résistant aux tentatives d’interprétation, peut seule générer un antagonisme qui ne soit pas incorporable à une totalité dialectique supérieure [10].

À ces conditions, l’effort de négativité peut payer. Avant la destruction, il n’y a qu’un mur : celui d’un système qui nous interdit de penser en dehors de ses frontières. Tout ce qu’il y a au-delà nous est parfaitement inconnu, c’est un lieu entièrement incommensurable au notre. Démolir le mur de l’incommensurabilité ne peut alors se faire qu’en se délestant du superflu pour atteindre ce qui se trouve au-delà, une situation originaire, purement négative, antérieure à toutes les grandes décisions instituantes, à l’apparition des normes, des identités, des genres et des marchandises. Une situation où les déterminismes de la totalité cessent d’agir, où l’hétérogénéité devient possible.

Et ensuite ? L’approche révolutionnaire classique, selon laquelle la rupture n’est jamais qu’une transition entre deux régimes, voudrait que du néant surgisse un mode d’organisation débarrassé des injustices, de la domination, etc. N’est-ce pas à cette fin que l’ordre ancien a été consciencieusement démoli ? Pourquoi pas. Mais le nihilisme insurrectionnaliste estime que tout cela est trop beau pour être vrai : là où les bâtisseurs de monde guettent la brèche constituante et attendent de l’effondrement de la totalité ennemie l’ouverture du champ des possibles – première étape vers la construction d’un système socio-institutionnel qui aura rompu toute attache avec l’ancien – occuper la « position structurelle de la queerness » [11] consiste à s’obstiner, à maintenir le déséquilibre et à endosser une fonction de négativité permanente. Peu importe la valeur de la communauté à venir : ses institutions et ses identités, soit l’ensemble des comportement réifiés et des inévitables hiérarchies sociales qui sont la substance de l’État, devront être détruits à leur tour.

C’est la leçon de Bædan : il n’y a pas de fin heureuse. L’horizon de la lutte contre la totalité, même en cas de victoire, ne saurait être le retour à la positivité – car celle-ci est bel et bien toujours, en soi, un serviteur de l’ennemi. Déjouer le piège de la positivité impose au contraire de s’installer dans la situation originaire et de prendre goût au néant.

Erwan Sommerer

[1https://baedanfr.noblogs.org (et https://baedan.noblogs.org pour la version américaine).

[2Fray Baroque et Tegan Eanelli, Vers la plus queer des insurrections, Libertalia, 2016. Bædan aurait d’ailleurs été en partie rédigée par des personnes de la revue Pink and Black Attack, elle-même liée à Bash Back !.

[3Lee Edelman, No Future : Queer Theory and the Death Drive, Duke University Press, 2004 (Tr. française : Merde au futur. Théorie queer et pulsion de mort, Epel, 2016).

[4Le projet de Bædan rejoint explicitement la critique émise par Jack Halberstam à l’encontre d’Edelman : il s’agit dans les deux cas de tirer des enseignements politiques du tournant anti-social de la théorie queer. Mais pour Bædan la seule voie stratégique possible est alors l’anarchisme insurrectionnaliste.

[5« Le tournant anti-social », Bædan, n° 1, p. 8. Les références renvoient à la version du texte au format suivant : https://baedanfr.noblogs.org/files/2023/02/1-Le-tournant-anti-social-read.pdf

[6Ibid., p. 7-8

[7Ibid., p. 9.

[8Ibid., p. 8.

[9Ibid., p. 24.

[10C’est aussi ce que recouvre l’idée de la « Jouissance » qui s’exprime notamment lors des émeutes queer en tant que moments d’« éclatement de l’identité et de la loi » (ibid., p. 29).

[11Ibid., p. 9. Bædan reprend la notion de « pulsion de mort » d’Edelman pour qualifier la position permanente de négativité et de renoncement au futur de la queerness.

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