Vers une Internationale des Destituants du Spectacle

« En se moulant dans la seule posture protestataire classique de tout secteur qui se considère lésé, le monde de la culture pourrait perdre tout lien avec le caractère émancipateur de l’art. »

paru dans lundimatin#279, le 14 mars 2021

Cet article nous parvient de la Commune des désarteurs de l’économie et des destituants du spectacle. Il traite des contradictions de l’art et de la culture dans le capitalisme tardif et des mobilisations en cours des acteurs artistiques et culturels en réaction aux ordonnances de la gouvernementalité biopolitique actuelle.

[Illustration : Pétrification et réification de la théorie critique. Œuvre de Claire Fontaine.]

Le malaise dans la culture est un des symptômes de la double contrainte qui pèse sur le destin de l’art depuis l’aurore des avant-gardes artistiques du XXe siècle, celui d’être écartelé entre la liberté absolue (l’autonomie de l’art) et la liberté critique (le lieu où fermente une possible réinvention du monde qui ne se résigne pas au statu-quo).

Mais la revendication illusoire de l’autonomie radicale par rapport à la sphère marchande (la publicité des marchandises) et la sphère politique (la propagande de l’État culturel et les subventions plus ou moins généreuses des politiques culturelles) court toujours le risque de se voir inquiétée et révélée par les mouvements et les actes d’un soulèvement qui ne se contente plus d’une subversion de pure forme.

Les acteurs de l’art et de la culture parfois en étouffent et s’en étranglent, mal à l’aise et souvent mal à droite, d’apparaître, dans la crudité du soulèvement, pour ce qu’ils sont trop souvent : des équilibristes circassiens spécialistes du double discours, des lignes de crêtes, des crispations corporatistes, des contorsions illusionnistes, des positions inassignables et de l’alliance juteuse entre la subversion et la subvention.

Et celles et ceux qui se pinçaient le nez en observant sidérés le soulèvement des gilets jaunes sur leurs écrans, ont eux aussi été rejoints par l’infortune. Les théâtres, cinémas, musées, scènes de musiques actuelles ont brutalement fermés avec les autres lieux de convivialité que sont les bars et les restaurants.

Les professionnels du spectacle, de l’art et de la culture, sont eux aussi pour beaucoup précarisés, autant que celles et ceux qu’ils disaient ne pas comprendre, du haut de leur capital culturel, en regardant sur leurs écrans le soulèvement des gilets jaunes, voire le suspecter très injustement de populisme, encore mieux de fascisme.

La fausse conscience des gogos bobos tombe aujourd’hui et les bourgeois bohèmes abusés sont aujourd’hui bien obligés d’admettre qu’ils n’étaient pas les créatifs privilégiés des centres villes gentrifiés mais ce qu’ils ont en fait toujours étés : des intermittents précaires qui ont eu tort de s’imaginer un jour que les contrats à durée déterminée et les employeurs multiples relevaient d’un privilège et d’une émancipation. Pour les artistes plasticiens, c’est encore plus clair, ils n’ont pas de statut social et sont pieds et poings liés à la dictature du marché.

Ils étaient en réalité la chair à canon des expérimentations libérales sur la flexisécurité, les dindons de la farce du nouveau travailleur comme entrepreneur de soi et l’avant-garde d’un précariat en voie d’universalisation.

Entre la conception romantique de l’autonomie de l’art et l’hétéronomie d’une industrie culturelle identifiant la culture à la camelote marchande, entre les illusions et crises psychotiques de l’artiste narcissique et maudit et le calcul des comptables et des équipes de production, entre l’héritage des avants gardes visant à supprimer l’art comme domaine séparé et les bourgeois bohèmes se satisfaisant de la morbide économie, du statu-quo et des mirages du capital symbolique, entre l’occupation de l’Odéon et le slogan d’un retour au travail inquestionné, tout un champ de forces s’incarnant de manières diverses dans les parcours et trajectoires des uns et des autres.

Cela ne va pas sans tensions, dénégations, diversions et sentiments coupables. Le malaise dans la culture accueille ces tensions sans vouloir les résoudre d’aucune manière par une synthèse abstraite ou l’exutoire cathartique d’un groupe de discussion virtuel censé apaiser les contradictions de la double contrainte.

En se moulant dans la seule posture protestataire classique de tout secteur qui se considère lésé, le monde de la culture pourrait perdre tout lien avec le caractère émancipateur de l’art en régressant dans une posture corporatiste, en entendant n’être entendu qu’au nom de ses intérêts, ni plus ni moins que les tour-opérateurs, les patrons de boîte de nuit, les gestionnaires de remontées mécaniques, les propriétaires de gymnase, les serveurs de restaurant et les moniteurs de ski.

Faut-il donc sans cesse excaver à l’endroit du symptôme et de la contradiction entre une liberté critique encline à réinventer le monde sur les ruines du capitalisme et la liberté absolue revendiquée par les apologistes de l’autonomie de l’art ?

Il ne manquera pas d’une grande variété de positions se rapportant aux coordonnées historiques de cette double contrainte selon qu’on penche d’un coté ou de l’autre du dilemme , sans jamais pouvoir s’en affranchir.

Et la réaction des intéressés témoignera encore du symptôme nous encourageant à l’explorer en appuyant là où ça fait mal ?

Le projet d’émancipation et le dépassement de l’art ne sont-ils pas à ce prix ?

L’Internationale des Destituants du Spectacle campera t-elle décidément sur la place de l’irrésolu, attentive au déni, à l’ironie et à la fausse conscience qui nous assaillent jusqu’à être dispersée par les flics ?

Commune des désarteurs de l’économie et des destituants du spectacle

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