Une journée particulière à Buenos Aires

Une autre époque
Carnet #7
Jérémy Rubenstein

paru dans lundimatin#418, le 4 mars 2024

Outre la brutale récession qu’il a sciemment provoquée, le gouvernement prend, de semaine en semaine, les traits d’un sinistre régime, usant en permanence l’insulte et l’humiliation publique, comme s’il cherchait à habituer le pays au spectacle de la cruauté.

On serait tenté de faire une sorte d’épilogue à cette chronique en alignant des chiffres : explosion du taux de pauvreté, d’extrême pauvreté, d’indigence, nombre d’entreprises qui mettent la clef sous la porte, chômage, etc. A la fois ces chiffres et ces etc. ne diraient pas grand-chose, ou oui mais nous réduiraient de nouveau à des chiffres, à un tableau (Excel) inversé de celui du gouvernement. Celui-ci exulte car, selon son tableau Excel, il a atteint son fameux « déficit zéro » en un temps record.

Le Saint Siège Monétaire International (FMI pour ses sigles en anglais), après nous avoir envoyé le prélat en charge de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi économique, Pierre-Olivier Gourinchas (carnet n#5), nous a honoré de la visite de la vice-papesse de l’Église (« Premier Directeur général adjoint ») Gita Gopinath. Les saintes paroles de la prêtresse du FMI ont été diversement interprété par les fidèles. Les uns (gouvernement) y ont écouté une approbation enthousiaste, tandis que les autres (« opposition ») y ont entendu une préoccupation pour la solidité du plan « d’ajustement » (terme sacré s’il en est) du fait de ses effets sociaux escomptés. Elle a en effet appelé à renforcer le soutien aux secteurs les plus vulnérables afin que « [l’ajustement] ne soit pas à la charge sur les familles de travailleurs de manière disproportionnée ». Autrement dit, il ne faudrait pas que Milei soit plus papiste que la papesse.

Le journaliste Ernesto Tenembaum (un mécréant, sans doute) a expliqué que les haut-clercs du FMI s’exprimaient toujours ainsi, de manière à se couvrir. Il se rappelait que, peu avant 2001, les ecclésiastes du Saint Siège Monétaire se montraient tout aussi « préoccupés » pour les effets sociaux des plans d’« ajustement » qu’ils bénissaient (quand ils ne les décidaient pas eux-mêmes).

En tout cas, pas plus qu’Olivier Gourinchas, Gita Gopinath n’a évoqué les raisons de la faramineuse dette de l’Argentine auprès du FMI. Les troubles de la mémoire sont décidemment une épidémie parmi les haut-clercs. Il convient d’appeler urgemment Christine Lagarde afin qu’elle rappelle dans quelles conditions elle a octroyé ce prêt gigantesque, record à la fois pour l’Argentine et pour le FMI (voir carnet n#2).

Lingua maledictionis et vulgaritatis

Pendant que la concrétisation du plan ultra-libéral lamine la société à une vitesse sans précédent, le langage des ultra-libéraux se confond désormais tout à fait avec celui utilisé par les fascistes d’antan. Il ne s’agit cependant pas tant d’une LTI (Lingua Tertii Imperii), telle que décrite par Victor Klemperer dans l’Allemagne se nazifiant, qu’un langage extrêmement vulgaire, remplis d’insultes et d’insinuations scabreuses. Ici, il convient de laisser parler le guide de l’ultra-libéralisme, le président de la République argentine, Javier Gerardo Milei :
— D’une chanteuse populaire (Lali Espósito) : « un parasite qui vit en suçant le sein de l’Etat » (parmi des dizaines d’insultes du président, tout particulièrement hargneux quand sa cible est une femme).
— Du Parlement : « un nid de rats » (parmi des dizaines ou centaines d’insultes contre tout ou partie du Parlement).
— Des gouverneurs (les chefs des états provinciaux) : « des dégénérés fiscaux » (parmi des dizaines d’insultes)

A ces insultes qui inondent l’espace public, chacune étant (évidemment) largement commentée (donc diffusée dans l’ensemble du pays), il faut ajouter le langage de la porno-extrême-droite de réseau. Qu’est-ce ? Je le découvre avec Milei mais il prospère depuis des années dans le réseau-Musk et autres. Il s’agit d’un ensemble de codes de la culture porno qui sont utilisés afin de décrire une situation, en l’occurrence politique. Sorte de mèmes scabreux imprégnés de culture du viol. Milei a ainsi promu une photo où l’on voit quatre hommes en slip entourant une femme-enfant (au corps particulièrement menu), avec les visages de quatre « journalistes » (propagandistes de Milei) accolés sur ceux des hommes et celui du gouverneur de Chubut, Ignacio Torres (cible de la semaine de l’ire présidentielle), sur celui de la fille.

Lors de la conférence de presse quotidienne de la Maison Rose, le journaliste Fabian Waldman a demandé en quoi ce genre de message « contribue, selon le gouvernement, à la liberté des Argentins ? ». Ce à quoi le porte-parole, Manuel Adorni, a répondu que le président est « une personne super respectueuse, qui défend la liberté d’expression comme personne ». Il a aussi ajouté à l’adresse du journaliste : « Nous avons même toléré que, toi, tu te promènes dans les couloirs en filmant des bureaux sans demander d’autorisation, pour gagner une certaine popularité qui, manifestement, te fais défaut ». Le président a plus de followers que toi, a dit le porte-parole.

Bien. On en est là.

Ah, non, pardon, j’oubliais. Il manquait la bonne vieille insulte utilisant la difformité (selon le point de vue de la monstrueuse norme). Le président a Muské (ex-Tweeté) une photo du même gouverneur Ignacio Torres, cette fois photoshopé pour lui adjoindre la trisomie 21. T’es un gogol, a dit le président.

Avec tout ça, personne ne s’étonnera de la fermeture de l’INADI (l’organisme chargé de lutter contre la discrimination, la xénophobie et le racisme), annoncée le 22 février. Ni de l’interdiction d’utiliser dans l’administration la langue inclusive, annoncée le 27 février.

L’insulte et l’humiliation publique contre des cibles changeantes (chaque semaine, le guide de l’ultra-libéralisme choisit une cible, personne ou institution, sur laquelle déverser un torrent de boue) peuvent être comprises comme les propos d’un dingue, obnubilé par son compte Musk (ou X comme porno). J’aurais plutôt tendance à y voir une forme d’huile de ricin des fascistes historiques.

Milei a, en quelque sorte, expliqué son jeu et pari. « Les députés partent du principe que les gens les aiment. Je pars du principe que ce sont des merdes et que les gens les détestent » (19 février). Néanmoins, dans le détail des haines, apparemment désordonnées, se dessine une stratégie encore plus angoissante que la néfaste habituation sociale à l’insulte permanente et au spectacle de la cruauté. Les dernières semaines, Milei a concentré ses insultes non contre ses opposants, de gauche ou péroniste, mais contre ses alliés circonstanciels (UCR) et ses alliés proches (Pro). Il essaye de mener une sorte de nuit des longs couteaux, réduire et discipliner les voix discordantes de son camp. Et la manière dont il mène cette opération ne présage rien de bon pour ses opposants, dans la prochaine phase. Si ses amis sont « des rats », comment désignera-t-il ses ennemis ?

Un rat, on l’élimine. Il ne s’agit que de mot, de violence verbale, objectera-t-on. Peut-être mais, jusqu’à présent, à peu près tout ce que Milei a dit vouloir faire, il a tâché de le faire. Il a annoncé une brutale récession, il a provoqué une brutale récession. Il a annoncé une dolarisation du pays, et rien n’indique qu’il ait abandonné ce projet de délégation de la politique monétaire de l’Argentine à Washington. Bref, que le Parlement soit désigné comme un « nid de rats » semble annoncer quelque chose de brutale contre le parlementarisme.

Papon is not dead

Heureusement, la France est là. Toujours à la pointe de la défense des valeurs universelles et berceau des droits humains, la voix de la France tonne, haute et forte, quand ces valeurs et ces droits sont menacés, où que ce soit dans le monde, quel qu’en soit les raisons. Le vibrant discours du ministre des Affaires Étrangères, Stéphane Séjourné, en visite à Buenos Aires, est venu rappeler ces vérités fondamentales. Il n’a pas mâché ses mots Séjourné, les valeurs (du lithium) seront protégées quoiqu’il en coûte :

« Et donc je suis en Argentine aujourd’hui pour marquer cette volonté de renforcement de nos partenariats bilatéraux, avec notamment un engagement dans la région.

J’ai également dit aux nouvelles autorités argentines que nous sommes prêts à renforcer nos investissements dans les secteurs stratégique, du lithium à l’automobile, au service de l’instauration de solides chaînes de valeurs dans le pays, qui contribuent également aux chaînes de valeurs en France avec un certain nombres de filiales qui y sont implantées. Elles créent aussi des emplois, et s’inscrivent en plus dans une logique de développement durable. »

(19 février, je n’ai pas généré ce discours avec Chat Gpt, c’est du copier-coller du site officiel du gouvernement français)

Sinon, Séjourné (qui a passé son adolescence au lycée français de Buenos Aires) a visiblement été reçu par ses anciens camarades, si bien qu’on m’a décrit la scène de réception comme une fête de « copains d’avant ». Il a d’ailleurs tenu à faire part d’un émouvant souvenir de 2001 (plus grande crise économique du pays jusqu’à celle d’aujourd’hui, bien partie pour battre tous les records). Il en a retenu le « goût de la fête ». Pourquoi pas. Plus inquiétant, il en a également gardé « le goût de l’action publique ». Ce serait à cause du 2001 argentin que Séjourné s’est engagé au PS ; pire, au PS tendance Strauss-Khan. Quand on vous dit et vous répète que les néolibéraux sont des personnes ravagées, à un moment il faut nous croire. Si la catastrophe vécue par l’Argentine pilotée par le FMI vous mène à militer pour un directeur potentiel (puis réel) du FMI, ce n’est plus de la dissonance cognitive, c’est le vide intersidéral (vide qui exclut l’hypothèse de la dissonance cognitive car celle-ci implique quelques neurones).

Une connaissance, française vivant à Buenos Aires, remarque que Séjourné a été reçu au palais présidentiel, ce qui serait un impaire protocolaire (les ministres sont reçus par des ministres, les chefs d’état par des chefs d’état). Peut-être.

Elle ajoute que c’est sans précédent. Ça, c’est faux : Maurice Papon, ministre du Budget, avait été reçu par le président de facto (dictateur) Rafael Videla en 1979. Il était alors beaucoup question de renforcement des relations bilatérales commerciales et ce genre de choses. Une autre époque.

Vendredi 1er mars

Toute la semaine la présidence a fait savoir (en faisant monter la pression chaque jour) que le président inaugurerait la session parlementaire ordinaire par un discours. D’habitude, si le président vient au Parlement, il le fait à midi. Cette fois, c’était à 21h. Avec toute cette com’ (et cet horaire), autant dire que à peu près tout le pays a écouté pendant une heure le président. Outre les rengaines creuses auxquelles on finit par s’habituer (du genre « la liberté libère des chaînes qui enchainent » ou quelque chose approchant), Milei a surtout annoncé.. une autre date. Rendez-vous le 25 mai à Cordoba, il a dit. « Gouverneurs, ex-présidents et leaders des principaux partis politiques » sont invités à se réunir avec lui le 25 mai, en se « délaissant des intérêts personnels ». Je vous annonce que je vous donne rendez-vous dans deux mois pour vous annoncer quelque chose de vachement important. Après une semaine de bouilloire médiatique, ça fait un peu court. (Le 25 mai est le « jour de la patrie », c’est l’une des principales dates anniversaires de la Révolution de 1810. Autrement dit, Milei nous annonce un show « refondateur »).

Le reste était un long satisfecit pour avoir obtenu un excédent fiscal (oui, ce n’est plus un « déficit zéro », maintenant c’est un « excédent »). Pour réussir cette prouesse inédite au niveau mondial (il parait que jamais un État n’ait passé d’un déficit à un excédent en si peu de temps), Milei a beaucoup insisté sur la surpression des Miles que les fonctionnaires engrangeaient dans leurs voyages professionnels et utilisaient pour leurs vacances. Il a aussi évoqué les téléphones portables de fonctionnaires (j’imagine qu’ils ont réduit leurs abonnements). Il n’a pas annoncé une réduction du nombre de rouleaux de papier toilette à l’Assemblée, mais c’était pas loin. Bref, essentiellement des conneries.

Par contre, il n’a rien dit des salaires de professeurs bloqués tandis que la monnaie a perdu deux tiers de sa valeur, ni des asséchements de à peu près tous les programmes qui distribuent de la nourriture aux plus pauvres. (Autrement dit, il n’a pas expliqué comment il a obtenu son foutu « excédent ») Il n’a pas non plus évoqué le fait que le pays soit passé d’une prévision de croissance à une prévision de récession, selon le FMI. D’ailleurs, il n’est pas besoin du FMI pour prévoir quoique ce soit, la récession est là, et profonde.

Puis il a annoncé des mesures, avec le même automatisme que lorsqu’il a lu son fameux DNU quelques semaines plus tôt, « un », « deux »… jusqu’à « dix ». J’en ai retenu une : la suppression de tout financement des partis politiques. Ceux-ci devront désormais se financer uniquement par donations. Bonne chance aux partis anticapitalistes.

Il a peut-être annoncé autres chose d’important (genre un changement de régime) mais de manière assez assommante pour que je n’y prête pas trop d’attention. J’étais surtout attentif à la caméra dans l’Assemblée. Quand elle ne filmait pas le leader, elle montrait que, et exclusivement, ses députés et ses supporters, soit une très petite minorité de l’Assemblée. Pas une image de l’opposition, pourtant majoritaire. Ainsi, l’Assemblée semblait largement acquise au président, c’est l’image qui s’est diffusée. De la propagande pure et dure, faite par et avec les moyens de l’État.

Jérémy Rubenstein

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