Shay, camarade ingouvernable ?

La rappeuse belgo-congolaise chante le refus d’un monde terrifiant et l’impossibilité de s’y laisser enfermer.

paru dans lundimatin#111, le 17 juillet 2017

« Se lever pour mille-deux [1200 euros, ndlr] c’est insultant » est vite devenu un slogan à part entière du mouvement « contre la loi travail et son monde » en 2016. La presse mainstream l’avait même relevé, notamment Le Monde, dans unarticle intitulé « La planète rap s’affiche en tête des manifs ». La phrase, dont la force réside dans la simplicité, était empruntée à « A7 » de SCH, artiste marseillais qui s’est imposé avec rapidité dans la scène rap.

La citation témoignait d’un rejet simple et global du salariat, en plus de dénoter que - dans une certaine mesure - le rap commence à remplacer le rock dans les différents mouvements révolutionnaires. Une autre voix de la chanson contemporaine en langue française, une belgo-congolaise dans sa vingtaine, à aborder la question du salariat de manière frontale, c’est Shay, rappeuse de l’écurie Booba. Une artiste - quelque part entre le voyou et la diva - trop ignorée des médias mainstream, jugée le plus souvent à la seule aune de son genre et qui connaît depuis la sortie de son album Jolie Garce, en décembre 2016, un succès grandissant. Dans « 1200 », chanson au ton indolent et insolent, la chanteuse, amatrice du vocoder, entame franchement : « Entre toi et moi on mérite mieux qu’ça / Mille-deux eus bruts c’n’est pas assez... », mise en scène dans un clip à mi-chemin entre le film de gangsters et l’esthétique Spice Girls. Dégoût du déterminisme social et racial, refus d’un quotidien glacé et violence qu’inspire la condition des classes laborieuses : sur « 1200 », Shay kicke une rage d’ingouvernable.

Premier couplet, elle attaque sur la répartition des richesses - « Le gérant doit tout à un putain d’héritage / Sans ticket j’prends métro ou tram »- rebondit sur leurs effets en justifiant les coups de sang : « Ventre qui gronde justifie méthodes radicales / Le proprio veut son blé, coup de pression sur sa ce-ra - trente mètres carrés on mérite mieux qu’ça... » La prétention est installée, elle ne quittera pas les lèvres de la chanteuse, sûre de son fait.

Deuxième acte, les hostilités continuent. Shay ne délaisse pas la question, très présente dans le rap d’une manière générale, notamment chez Booba, du racisme et de la négrophobie - « Nom d’famille cainfri sur CV, la niqua... » - et s’attaque au coeur du sujet : la terreur que lui inspire le monde qu’on nous offre. « Une heure et demie pour trajet matinal / Huit heures de charbon pour petit capital...  », lâche-t-elle. On l’imagine moue dédaigneuse, à l’écran, elle a l’oeil qui brille de rage et ses mouvements de mains ne mentent pas : de cette vie, qui en veut ? Elle l’avait rappelé au premier couplet : on nous inculque la chose dès le plus jeune âge : « Ils ont confondu échec et ennui scolaire / Comment ne pas les croire quand t’as dix ans d’âge ? » Sur un bon filon, Shay ne lâche rien, revient sur le déterminisme, lui offrant une réelle incarnation poétique : « Déjà catalogué ’enfant qui dérape’ / Avant section de la corde ombilicale / Cause à effet étant inévitable... »

Après environ deux minutes d’un langoureux appel à la rage sociale, la pression redescend. Shay qui a ouvert sur une apologie du bling-bling rapportée à la chose familiale - « Collier doré pour la madrina » - revendique un impossible aussi crûment matérialisé qu’onirique : « Faut enfiler les liasses jusqu’à toucher les cieux / Toucher les cieux / Toucher les cieux... » Hymne à la colère, éloge du ressenti social brut, « 1200 » est une petite émeute musicale - comme le revendique l’artiste : « Chaque ceau-mor des émeutes... »

Triptyque reposant sur trois questions, la répartition des richesses, le salariat et enfin, la violence délinquante comme réponse logique - si ce n’est légitimée - la chanson se referme en laissant ouverte l’épineuse question du jour d’après. Une question à laquelle Eric Hazan et Kamo offrait un début de réponse dans « Premières mesures révolutionnaires » : « Une chose reste néanmoins certaine : le besoin de posséder pour soi les choses diminue à mesure qu’elles deviennent parfaitement et simplement accessibles ». Une réponse valable pour les liasses. Restent les cieux.

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