Une journée particulière à Buenos Aires

Un complot, des qomplots
Carnet #3
Jérémy Rubenstein

paru dans lundimatin#412, le 28 janvier 2024

A chaque fois qu’un énergumène tel que Milei arrive à la tête d’un État, on se demande : mais, enfin, comment est-ce possible ? Et les raisons invoquées sont si nombreuses et diverses qu’elles se noient dans un flou artistique savamment entretenu. Pourtant, c’est simple : l’extrême-droite arrive au pouvoir avec le soutien de la droite. Cette droite, qui ici se dit « raisonnable », là « antitotalitaire » ou encore « républicaine », appelle à voter l’extrême-droite. C’était vrai hier en Allemagne, ce le sera demain en France. La séquence de Milei a l’avantage de l’explicite. Il n’y a pas la moindre ambiguïté. Macri, l’enfant chéri du FMI de madame Lagarde, a tout simplement appelé à voter Milei. Sans ce soutien, des millions d’indécis auraient voté blanc. Par anti-péronisme, ceux-là ne pouvaient voter Sergio Massa mais, effrayés par les outrances de l’ultra-libéral, ils hésitaient à embrasser le cinglé. Macri les a convaincus de l’absence de danger.

Pris dans une toile d’araignée nommée Macri

« Dans le fond, il me fait de la peine Milei ». J’ai le poil qui se hérisse mais ma compagne poursuit : « tu ne vois pas qu’il est le jouet de Villaruel [1] qui, elle, sait très bien ce qu’elle veut. Pour elle, c’est un crétin utile, qui lui offre un pouvoir qu’elle n’aurait jamais pu obtenir avec les tarés de sa congrégation. Et Macri fait de même, il méprise Milei et s’en sert pour revenir au centre du pouvoir, sans même devoir se mouiller ».

Elle a raison (comme toujours, ou à peu près) mais l’isolement de Milei et les contraintes exercées par ses « amis » peuvent le rendre dangereux. Personne ne peut savoir ce qui lui passe par la tête. Par ailleurs, il s’est montré habile avec ses associés. Il n’a pas négocié avec Macri une équipe de gouvernement, il a négocié avec chaque macriste individuellement. Ce qui, théoriquement, donne beaucoup moins de pouvoir à Macri.

Parmi les très nombreuses lois que Milei souhaite imposer dans un seul paquet (dite loi « omnibus », dont on ne sait pas si c’est parce qu’il s’agit d’un grand bus ou si celui-ci est bondé de choses et autres, tel un bus en heure de pointe), l’une consiste à offrir les pleins pouvoirs au président en lui donnant la possibilité de diriger par décret durant deux ans, renouvelable par simple décret… présidentiel, c’est-à-dire pour l’ensemble de son mandat. Il est pratiquement impossible que l’Assemblée (dont les députés macristes) accepte une telle mesure mais cette tentative de se délier de ses associés illustre la situation de Milei, pieds et mains liés au reste de la droite. Il doit son élection à Macri, dont les troupes fournissent les principaux ministres.
Milei n’a guère de possibilité institutionnelle de se défaire de son encombrant parrain car il ne dispose que d’une petite minorité d’élus à l’Assemblé et aucun gouverneur. Pour obtenir des majorités relatives, il est donc obligé de compter sur ses alliances qui le lui font payer cher. Si bien que beaucoup voient en Milei une simple marionnette dans les mains de Macri. Une tête un peu folle dont on use pour mener les réformes les plus osées (qu’un Macri n’aurait pas même pu évoquer sans provoquer un blocage total du pays) et qu’on jettera ensuite. Juan Grabois [2] en parle ainsi comme d’un « préservatif ».

La ministre de la Sécurité, Patricia Bullrich annonce que la police a arrêté « une association criminelle transnationale prête à commettre un attentat à Buenos Aires ». Un coiffeur, un professeur de ping-pong et un mythomane (se disant agent secret ou mercenaire) ont été arrêté. Puis relâchés deux semaines après, en l’absence du moindre début de preuve, ni de projet d’attentat, ni de rien du tout. (Pagina 12, 16 janvier 2024. Après avoir fait les gros titres lors de l’arrestation deux semaines auparavant, la plupart des journaux n’ont pas jugé utile de publier le moindre commentaire sur les suites de cette non-affaire).

L’hypothèse du coup d’État

Le 6 janvier, le même Grabois voit une alliance secrète entre Macri et la vice-présidente Victoria Villaruel (qui, en cas de désistement du président, prendrait sa place). Il imagine un coup d’État mené par ces deux-là contre Milei [3]. L’assertion me semble relever surtout de la spéculation. Elle n’en exprime pas moins une analyse de la situation plutôt juste : l’isolement de Milei qui ne compte que peu de soutiens parmi les puissants du pays – des puissants dont Macri, l’une des plus grandes fortunes du pays, est la représentation « naturelle ».

Si Grabois professe une telle théorie c’est surtout afin de contester le gouvernement qui présente toute mobilisation contre ses mesures comme une tentative de le renverser. N’importe quelle opposition est taxée d’ « antidémocratique » car elle « ne nous laisse pas gouverner comme le peuple l’a décidé ». Grabois tente ainsi de renvoyer l’accusation à l’envoyeur. En somme, « vous dites que l’opposition organise un coup d’État, alors que celui-ci se forme à l’intérieur même du gouvernement ».

Le 7 janvier, le Financial Times publie un article décrivant Milei comme un foutraque qui pourrait ne pas finir son mandat (du fait de sa faiblesse au congrès notamment) et élogieux pour l’ultra-conservatrice Villaruel, décrite comme « prête » à n’importe quelle éventualité. Elle a partagé l’article sur le réseau social de monsieur Musk, puis l’a retiré. Voilà qui donne une sorte de consistance à la thèse de Grabois. Ou peut-être a-t-elle simplement été flattée par ce portrait dressé par le Financial Times (l’exotique quotidien des crapules londoniennes lui plaît forcément).

Dans une commission parlementaire, un député demande qui a rédigé le projet de loi dite « omnibus ». Celle-ci ne compte pas moins de 900 articles touchant à peu près tous les aspects de la vie du pays, depuis la privatisation des grandes entreprises publiques jusqu’à la disparition du système de financement du cinéma, en passant par un petit marteau et une toge que devraient désormais utiliser les juges dans leurs tribunaux. Tout et n’importe quoi. Le représentant du gouvernement répond qu’il ne sait pas qui a rédigé cette loi, ni qui a rédigé la partie de cette loi qu’il est venu défendre en commission.

On peut cependant aussi imaginer que Milei parvienne à se défaire de ses alliés (ou à les soumettre). Le fada dogmatique a forcément compris qu’il ne peut pratiquement pas faire un pas sans l’approbation de l’ancien président. Soit il se couche, ayant atteint ses rêves d’adolescent attardé. Soit il tâche de prendre la main (on ne voit pas très bien comment mais c’est le propre des coups politiques que de surprendre) et tâche d’appliquer ses lubies assassines. Il fait l’effet d’une monstruosité prise dans une toile d’araignée monstrueuse. S’il s’en échappe, c’est la catastrophe. S’il se laisse immobiliser, c’est l’horreur.

Où sont les fans de Milei ?

A mesure que se répand et s’impose cette double idée de Milei-marionnette-de-Macri et de coup d’État institutionnel en faveur de Villaruel, je me mets aussi à spéculer. Mais j’arrive à des conclusions très différentes. Il faut dire, je me suis enfin procuré le dernier bouquin de Wu Ming 1, Q comme qomplot [4], dont la lecture (en cours) invite, dans le contexte argentin, à regarder dans une autre direction : vers les suiveurs, les fans, de Milei.

C’est un peu comme si Grabois, le Financial Time et tous ceux qui, avec des intentions très différentes, envisagent le remplacement de Milei comme le résultat de sa politique insoutenable ou d’un complot plus ou moins coordonné, effaçaient les centaines de milliers de suiveurs de Milei de leurs équations.

Or ceux-ci existent. Ils ont d’ailleurs déjà été ignorés ou minorés par les mêmes (auxquels je m’inclus puisque je n’envisageais pas ce président) durant la campagne électorale, alors qu’ils ont constitué la force démultiplicatrice menant le candidat à la présidence. Ce ne sont pas seulement des votants, une grande partie d’entre eux sont jeunes [5] et très actifs sur les réseaux sociaux (que ce soit sur celui de Musk ou, surtout, du chinois Tik-Tok. Chinois qui, d’après Milei, sont de féroces communistes à abattre mais il n’est guère nécessaire de relever les incohérences, inconsistances et mensonges du libertarien, tant elles sont la constance, sa normalité devenue celle du pays). Physiquement, ils ont aussi soutenu massivement Milei, le recevant à chacun de ses déplacements avec enthousiasme, convertissant ses meetings en concerts d’une pop-star.

Où sont ces centaines de milliers de fans dans les spéculations sur une fin rapide de la présidence Milei ? Nulle part. Ils ont disparu avec leur vote, le jour des élections. S’ils sont évoqués par les commentateurs, ils n’apparaissent que comme les trahis par leur idole qui leur avait promis d’en finir avec la « caste » et s’entoure de la caste pour faire payer (cher, très cher) les travailleuses et les travailleurs, le peuple. Les benêts du film, en somme.

Peut-être, en effet, qu’une partie ressent une trahison. Peut-être que d’autres en concluent que rien n’est changeable dans ce pays. Et d’autres que toute cette histoire, dans le fond, ne les intéresse pas au-delà de l’adrénaline de la campagne-rock-tour.

C’est tout ? Non, il y a forcément un grand nombre qui observe la mainmise tentaculaire de Macri sur le gouvernement de Milei, avec anxiété et énervement. On peut parfaitement envisager que ceux-là constituent actuellement une sorte de QAnon local, se tenant prêts à libérer leur président des forces traditionnelles, ou « profondes ». C’est d’autant plus envisageable que leurs opposants leur offrent tous les jours des éléments pour construire un tel récit. La trame « complotiste » ne provient pas d’eux mais du mainstream (de gauche comme de droite) qui se renvoie des accusations de vouloir un coup d’État.

15 janvier. Le président de la République exige de la police qu’elle retrouve un chauffeur de bus qui aurait écrasé un chien. L’opération policière est médiatisée toute une journée et le chauffeur est retrouvé. Le président félicite sa ministre de la Sécurité pour « son énorme travail » sur cette affaire.

Une légion de mileïste (appelez les trumpistes, ou cinglés, si vous préférez) existe forcément. Que va-t-elle faire ? Comment interprète-t-elle les non-sens par rapport au récit de campagne de la politique de Milei ? (La présence des Bullrich, Caputo, Sturzenegger [6], c’est-à-dire la « caste »). Une chose me semble sûr, c’est que ceux-là ne se contenteront pas du nouveau mantra de l’opposition qui répète : « il t’a dit qu’il s’attaquerait à la caste, et c’est au peuple qu’il s’attaque avec le soutien et la participation de la caste ». Si on pouvait démonter un démagogue en démontant sa démagogie, Trump n’existerait plus depuis quelques années déjà. Il y a donc un potentiel militant dont on ne connaît pas vraiment ni l’ampleur ni la profondeur (son nombre et sa capacité de mobilisation), que Milei peut à un moment ou un autre convoquer. C’est une inconnue qui devrait être prise en compte.

Je manque de me faire renverser (mais je ne suis que bénignement bousculé) par un livreur à vélo, un jeune homme pauvre, pressé et fatigué. Face à nous, trois autres jeunes hommes rigolent de l’incident. Ceux-là sont décontractés, les chemises fraiches, ils viennent dans ce quartier boire un verre mais proviennent d’ailleurs, d’un quartier riche. Je pense que le livreur et les trois bourgeois ont tous voté Milei.

QAnon vous parle

« Ici, il faut identifier notre véritable ennemi. Notre ennemi c’est l’État. L’État est un pédophile dans une maternelle, avec les enfants enchaînés et enduits de vaseline. » (Milei, 26 octobre 2018, interview TV de Luis Navaresio, chaîne A24).

Dans son discours d’investiture Milei n’annonce pas la prison pour le pédophile, il indique qu’il va remplacer la vaseline par du gros sel. D’ailleurs, dans son idéologie [7], il ne s’agit pas d’en terminer avec les pédo-criminels mais de multiplier les potentiels agresseurs. Milei déteste certes les monopoles d’État mais est favorables aux monopoles privés (chose qu’il a réaffirmé dans son discours à Davos le 17 janvier). Les enfants enchaînés sont ainsi offert aux multiples agresseurs qui jalonnent la journée quotidienne. Pour le petit-déjeuner, au lieu des cinq principales entreprises productrices de maté (boisson nationale), il n’y en aura qu’une seule fixant le prix. Les prix des autres repas seront de même fixé par l’entreprise agroalimentaire qui sera debout après avoir éliminé ses concurrents (une petite dizaine en Argentine, dont plusieurs multinationales étatsuniennes). De même pour l’accès à internet (Musk est visiblement préféré pour ce service) et les transports en commun. Ainsi, selon le nombre de chaines (le nombre de besoins quotidiens) des « enfants », il sera question de dix à cinquante pédo-criminels par jour, selon le vœu de Milei.

Faut-il utiliser le langage (en l’occurrence les images) ignoble de Milei ? Ne devrais-je pas plutôt m’éloigner de cette horreur et, dans le même temps, rendre compte de cette horreur avec des mots plus à nous, ou à moi ? Peut-être, je ne sais pas, je ne sais plus. L’ignoble a son langage et, pour le saisir, il faut bien l’exposer. Peut-on comprendre le degré de folie furieuse de la campagne électorale si on en escamote, par délicatesse ou goût à soi, la vulgarité des mots et l’insanité des idées qui y ont été professés ? Comprend-on quelque chose si on n’entend pas que l’ensemble du paysage médiatique s’est habitué à un langage ordurier XXXL, et en redemande, crescendo si possible. Peut-être que rien ne justifie d’infliger (et s’infliger) une telle boue. Ou oui, au contraire, il faut saisir et s’imprégner de ce langage pour comprendre la profondeur de l’abîme. En l’occurrence, en 2018, Milei a un langage de QAnon. Pour Milei, l’État c’est le pédophile ; pour QAnon, « l’État profond » est contrôlé par un réseau de pédophiles. Si l’on ne rend pas compte de ce langage, on ne voit pas le lien. Milei parle le QAnon.
Mais, pour autant, est-on obligé de filer la métaphore, quand celle-ci est ignoble ? Non, on peut expliquer qu’il est favorable aux monopoles privés. Point. Alors, j’efface ? Je garde ? Je n’en sais plus rien. Si ça me pose problème, c’est qu’il doit y avoir quelque chose à résoudre. Je garde, pour y revenir un autre jour, pour savoir que faire de la langue infecte de nos ennemis.

Le président Milei commente des messages sur le réseau social Musk. Il pense répondre à des messages du gouverneur de la province de Buenos Aires (Axel Kicillof, devenu la principale personnalité de l’opposition institutionnelle). Le réseau lui fait savoir qu’il parle à un faux compte, très visiblement parodique. Le président explique que « en vérité, la bêtise dite dans le faux-compte aurait très bien pu être dite par le vrai ».

Trumpistes et milliardaires derrière Milei

Dans cette prolifération de théories, étayées ou pas, qui entourent la nouvelle administration, je développe la mienne. Pas très étayée, un peu conspi, assez simple. Contrairement aux diverses prévisions d’un rapide écroulement du gouvernement ou du seul Milei, j’ai tendance à croire qu’il va être fortement soutenu par de puissants alliés qui lui permettront non seulement de se maintenir mais d’offrir une façade (et seulement une façade) de « réussite » durant quelques temps.
Je ne peux qu’imaginer quelques milliardaires à travers le monde qui voient en Milei une formidable opportunité de convertir l’Argentine en leur terrain de jeu, le territoire libertarien dont ils rêvaient. Le plus visible, et peut-être le plus puissant aussi, est bien sûr Elon Musk.

A propos du coup d’Etat en Bolivie, celui-ci écrivait « Nous ferons des coups d’Etat contre qui nous voudrons ! Faites avec. » « We will coup whoever we want ! Deal with it. » (25 juillet 2020).
Outre les lubies libertariennes d’un milliardaire, dont on se demande bien comment il aurait accumulé ses milliards sans les contrats avec l’État des USA (et sans l’infrastructure d’Internet développée par le même État), Musk a des intérêts dans la région, à commencer par le lithium en abondance aux frontières entre l’Argentine, la Bolivie et le Chili (estimé à environ 60% des réserves de lithium du monde [8]).

Bien entendu, nombre des décrets et lois qu’essaye d’imposer Milei depuis le premier jour de son gouvernement visent à exploiter jusqu’à épuisement toutes les ressources naturelles du pays. Entre la possibilité pour les étrangers d’acheter autant de terres qu’ils le souhaitent, y compris aux frontières, et l’abrogation des rares lois de protection de l’environnement, l’Argentine se convertira rapidement en un El Dorado pour les entreprises minières.
Entre Milei et Musk, c’est donc l’amour fou. Pour féliciter le discours de son nouveau pote à Davos, Musk a posté une photo porno-soft, dans laquelle l’homme regarde Milei sur son ordinateur tandis qu’il fait son office sur une femme de dos. L’amour libertarien passe par le langage libertarien.

Et derrière Musk, il y a nombre d’autres requins pour qui Milei est une opportunité en or de saccage jusqu’à épuisement naturel de toute vie locale. En plus de ces puissants soutiens, les élections aux États-Unis devraient booster une Make Argentina great again. Quel que soit la réalité argentine dans six mois, la campagne de Trump la repeindra sous les couleurs d’un miracle. Miracle d’une Amérique latine qui, non seulement reste chez elle (afin que nous soyons chez nous), mais nous sert de réservoir bénévole à notre fameuse forme de vie. Amazing, dira Trump, dont un argument de campagne se trouvera être l’Argentine libertarienne.

Bref, je vois de puissants alliés temporaires à Milei qui pourraient lui offrir du temps et des marges de manœuvre qui le convertissent en quelque chose d’encore bien plus dangereux que la marionnette de Macri que se opposants se plaisent à voir.
A mon avis, Milei dispose de troupes plébéiennes d’une part et, de l’autre, quelques milliardaires disposés à investir (y compris à perte). Ce ne sont pas les forces traditionnelles du pays mais ce n’est pas rien pour autant.

L’hypothèse la plus réaliste reste que Milei compte élargir son indépendance par rapport à son encombrant allié Macri. Cette marge de manœuvre devrait devenir l’un des axes des jeux politiciens du pouvoir des prochains mois et années. (Ce qui est réaliste n’est cependant pas forcément le plus probable dans l’invraisemblance dans laquelle le pays s’est installé).

« L’objectif du voyage est de promouvoir les idées de Liberté dans un forum contaminé par l’agenda socialiste 2030 qui n’apportera que misère au monde »
Message de la présidence, annonçant le déplacement de Milei au Forum Économique Mondial de Davos.

DNU

Habitués à ce que leur Parlement ne soit qu’une chambre d’enregistrement ou qu’il soit écrasé (sous le doux terme de « article 49, alinéa 3 »), les Français ne seront pas surpris d’apprendre que le nouveau président argentin souhaite imposer son programme par un décret. Pas de débat, un décret. Un décret de plusieurs centaines de pages qui abroge des centaines de lois. En Argentine, son terme officiel est « décret de nécessité et d’urgence ». Lors de sa brève présentation, lue mécaniquement, le président a invoqué les enfants qui ont faim, ce qui justifierait « l’urgence et la nécessité ». L’un des articles de ce décret permet la privatisation des clubs de football (qui sont des associations en Argentine). Urgence et nécessité, parce que les enfants ont faim, donc privatiser les clubs de foot. Faites ce que vous voulez avec ça.

Dé Né Ou ?

Ici, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Dans le bureau brumeux, j’essaye d’expliquer que ce n’est pas possible, l’application de la loi ne peut précéder le vote de la loi. C’est l’inverse. D’abord… Ou alors, je me trompe. J’entends un mot, un sigle, un acronyme, « Dé Né Ou », qui semble tout expliquer. L’inversion du sens a du sens, selon les personnes qui parlent depuis un pupitre. Puis ces personnes se diluent et je reste convaincu que le sens m’échappe, ou que c’est un non-sens, ou que je me trompe sur tout.

Puis, je me réveille avec ce mot, ce sigle, cet acronyme, « Dé Né OU », qui résonne encore dans ce moment entre le sommeil et le réveil. L’esprit nauséeux, je me dirige vers la cuisine et place machinalement la cafetière sur le feu. L’impression de me lever d’un sommeil sans repos.

Et, tandis que la cafetière italienne finit de crachoter son liquide noir, l’acronyme me poursuit. Dé Né OU, DNU en espagnol pour Decreto de Necesidad y Urgencia, Décret de Nécessité et d’Urgence. Ce n’est pas un rêve, c’est un cauchemar éveillé. Cette impression d’irréalité qui nous submerge depuis les élections, avec ce pitre impossible à prendre au sérieux en musique de fond qui sature bientôt tout l’espace. Comme si une musique d’ascenseur désagréable serait montée progressivement en décibels jusqu’à devenir une torture, ce genre de torture employé par les tortionnaires de Guantánamo. Impossible d’y échapper, se boucher les oreilles ne sert à rien, la stridence est permanente.

Et pendant que l’impression d’irréalité a gagné du terrain, le sommeil a perdu de ses rêves, submergés qu’ils sont par « la » réalité irréelle. Les incohérences et les absurdités, qui inondent la place publique le jour, viennent peupler les rêves la nuit. On nage en dystopie. On nage sans savoir si c’est vraiment vrai que le bateau a coulé.

D.N.U., chaque lettre sonne comme un coup de poignard éventrant les minces feuilles de papier qui « protègent » la citoyenneté. On sait que la Constitution n’a jamais protégé de l’arbitraire et encore moins de la pauvreté ; pauvreté qui fait des « droits » une énervante hypocrisie. Et pourtant, on sait aussi qu’il n’y a plus de limite à l’arbitraire sans ces quelques feuilles de vœux pieux qu’on appelle Constitution. D… N… U… C’est fini. C’est fini le fait même de réclamer pour ses droits. Il n’y a pas de droit. Il y a des contrats désormais, seulement des contrats.

Le gouvernement doit assurer que les contrats soient respectés, c’est sa seule fonction. Les contrats se font entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien. Ouvrez les négociations, faites comme vous voulez. Si vous signez, c’est fait. Votre salaire ne couvre pas votre loyer ? Et bien, vous n’aviez qu’à pas signer. Votre loyer a augmenté durant le mois ? C’est normal, il s’agissait d’un contrat pour seulement quinze jours, et il a été rénové avec une augmentation durant le mois. Gouvernement, nous sommes là pour faire respecter ces contrats. A la matraque s’il le faut.

Les loyers vont augmenter, c’est entendu, mais de combien ? Et d’ailleurs, il y a désormais la possibilité d’être viré n’importe quand, avec un seul mois de préavis. J’entends un ami dire : « Je ne sais pas comment j’arrive à supporter ce degré d’anxiété ». Je ne sais pas s’il s’adresse à moi ou s’il parle tout seul, c’est comme un soupire qui lui échappe. Il bosse pour un organisme de l’Etat. Il sera donc probablement licencié. Il a une enfant qui a besoin de soins médicaux permanents. J’invente des arguments pour le rassurer. Tout sonne faux.

Il n’y a rien de rassurant. Tout s’écroule. Mais peut-être n’est ce qu’un rêve. J’essaye de me réveiller, sortir de ce Dé Né Ou absurde.

Libéral, libertaire, libertarien

« C’est un grand honneur d’être le premier président libéral libertaire de l’histoire de l’humanité » (Milei, 19 novembre 2023)
Libertaire ? Ça aura été une grande négligence des anarchistes de langue anglaise et espagnole que de se laisser déposséder du terme libertaire. Ironiquement, on ne remerciera jamais assez l’ultra-libéral Henri Lepage qui, dans sa peur d’être confondu avec des anarchistes, a forgé le terme « libertarien » dans sa traduction des « libertarians » états-uniens (dans un ouvrage de 1978) [9]. Il a ainsi épargné aux anarchistes français bien des déboires, ceux qui se sont abattus sur nos amis anglophones et hispanophones.

Jérémy Rubenstein

Photos : Anita Pouchard Serra


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[1Victoria Villaruel est la vice-présidente. Elle provient d’une famille de militaires, fille d’un officier de la dernière dictature (1976-1983) et, surtout, participant au mouvement des carapintadas (des militaires qui se soulevèrent à plusieurs reprises contre le nouveau pouvoir issu des urnes durant les années 1980, afin d’obtenir l’impunité pour leurs crimes commis durant la dictature). Villaruel s’est fait connaître du grand-public à travers une association qui dénonçait les crimes des organisations révolutionnaires armées (ERP et Montoneros, principalement) des années 1970, c’est-à-dire en miroir déformant des associations dénonçant les crimes de la dictature. En parfaite cohérence avec cette filiation militaire carapintada, elle assiste aux messes de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, c’est-à-dire des intégristes lefebristes (anti Vatican II, messe en latin, etc.).

[2Voir note de l’envoie précédent.

[4Wu Ming 1, Q comme qomplot, (trad. Anne Echenoz et Serge Quadruppani), Lux, 2002.

[5Un sondage publié par le journal espagnol El País estime que 69% des 16-24 ans et 54% des 25-34 ans ont voté Milei. https://elpais.com/argentina/2023-11-21/mapa-quien-ha-votado-a-milei-asi-son-sus-apoyos-por-edad-genero-o-territorio.html Je ne connais pas le détail de la méthode de ce sondage.

[6Ministres et haut-fonctionnaires de gouvernements précédents, souvent depuis les années 1990.

[7Pour saisir son idéologie, lire Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ?, (traduit par Marc Saint-Upéry), La Découverte, 2022. Pablo et Marc ont dialogué avec Lundi-Matin, Lundi-Soir : https://www.youtube.com/watch?v=Bg0teA99NYs&ab_channel=LundiMatin

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