Une journée particulière à Buenos Aires

« Merci pour votre sacrifice »
Carnet #2
Jérémy Rubenstein

paru dans lundimatin#411, le 15 janvier 2024

Deuxième volet du carnet de Jérémy Rubenstein ; exploration de la vie mutilée sous régime libéral libertarien. Peut-on encore faire un barbecue (asado) en temps d’inflation, de dette massive et de proto-famine ? Récit d’un sacrifice argentin à l’argent libéré.

A propos d’asado et de prévisibles émeutes de la faim

Des amis restent quelques jours à la maison. Je propose donc de faire un asado, rituel s’il en est. Je vais chercher de la viande au supermarché. Il y a foule autours des frigos. C’est assez habituel, ce qui l’est moins c’est que la plupart des clients ouvrent les portes, prennent un morceau de bidoche et le replacent dans le frigo avant d’aller chercher plus loin. Je fais de même et je comprends. Outre le prix (peut-être le tiers de plus qu’une semaine auparavant [1]), les coupes traditionnelles pour l’asado ne sont pas là, il y a surtout des viandes destinées au ragoût. En particulier, impossible de trouver un vacio (un morceau pris dans une gangue de graisse qui se cuit lentement à la braise, afin que la graisse imprègne doucement la chaire. Plus la cuisson est lente plus la viande est tendre et fondante). Je me rabats sur de la viande de porc, moins cher et aux coupes adéquates à un asado.

Cette pénurie de vacio est peut-être un effet des mesures de Milei. Le 1er janvier, il a supprimé une norme du gouvernement précédent restreignant l’exportation des morceaux les plus consommés en Argentine.

C’est un grand classique de la politique économique du pays. Durant longtemps, l’État se finançait essentiellement à travers l’impôt à l’exportation (Buenos Aires est un port par lequel transitait la plupart des marchandises destinées à l’exportation, d’où sa capacité à capter et concentrer les richesses du pays ; par ailleurs, l’Argentine ne disposait pas d’une administration fiscale qui lui aurait permis de récolter efficacement des impôts sur le revenu). Aussi, un gouvernement « populiste » ou « populaire » a tendance à augmenter la taxe à l’exportation afin de brider les ventes à l’extérieur et, ainsi, faire baisser les prix des aliments. Inversement, les gouvernements antipopulaires (toujours liés ou alliés à l’industrie de l’agro) ont systématiquement réduit les taxes d’exportation, si bien que les aliments sont vendus à l’extérieur et ceux qui restent dans le pays tendent à s’aligner sur les prix internationaux.

Bref, mon vacio doit être mangé en Chine, en Europe ou ailleurs. C’est d’autant plus dommage qu’ils ne savent pas comment le cuire là-bas. Ça va finir en viande haché alors que c’est l’un des morceaux les plus délicieux au monde s’il est lentement rôti à la braise.

Ce qui vaut pour le vacio vaut pour les pâtes. Un paquet de nouilles ordinaires coûte désormais l’équivalent de deux euros, soit presque le double qu’en Europe, alors que le salaire minimum est autours de 130 euros et le moyen autours de 300.

C’est donc une question de semaines pour que des émeutes de la faim viennent donner une réalité aux chiffres abstraits qui remplissent la bouche des tarés du gouvernement.

Cette très prévisible famine a mené Juan Grabois [2] à dire que, d’ici quelques semaines, malgré ses discours d’économistes en chaire, le gouvernement serait obligé de remettre des fonds aux comedores comunitarios (cantines populaires qui distribuent de la nourriture gratuitement ; un organisme en dénombre environ 35 000 dans le pays, qui distribuent autours de 10 millions de repas par jours [3]). La dirigeant gauche-catho poursuivait en ironisant sur ce gouvernement devant faire parvenir des ressources à des associations aux noms haïs par les libéraux, tels que Che Guevara ou Carlos Mujica (prêtre des pauvres, assassiné par l’extrême-droite en 1974).

Grabois table là sur un certain pragmatisme du gouvernement. Ce serait une nouvelle version de la présidence de Macri (2015-2019), dont le discours anti-pauvre (« les pauvres sont des privilégiés qui attendent que l’Etat les paye, plutôt que chercher du travail, etc. etc. ») était accompagné d’une plus occulte distribution d’argent dans les quartiers les plus pauvres (villas). Ce prudent clientélisme a permis d’éviter -en partie- que se forment des bataillons populaires lorsque la rue s’est affrontée au pouvoir (les protestataires des classes moyennes restant généralement en retrait lorsqu’il y a des coups à prendre, il n’est guère besoin de se les acheter [4]).

Milei se présente comme bien plus dogmatique, en fanatique de l’Économie, si bien qu’il n’est pas dit qu’il entreprenne les mêmes magouilles. On verra. Il n’y aura pas longtemps à attendre, le temps que s’épuisent les stocks de nourriture des organisations sociales. Les discours officiels rencontreront alors la réalité de la faim et la fureur que celle-ci provoque.


La dette justifie la faim
Bonne part du discours sur la « rigueur » des dépenses de l’État (devant être coupées à la fameuse tronçonneuse) se justifie par la dette extérieure dont les dates de remboursement rythment l’agenda médiatico-politique (chaque quatre matins, on voit un titre du genre « vendredi prochain, l’échéance se termine » ou « la délégation du FMI vient jeudi pour un accord de réaménagement de la dette »). La dette la plus contraignante est bien sûr celle au FMI.

La dette, la dette, la dette (ode à Christine Lagarde)

Le plus extraordinaire des « débats » qui occupent le pays depuis la campagne électorale jusqu’à ces premiers jours du nouveau gouvernement, c’est la presque absence de la cause de la dette du pays. Cette absence est logique si l’on sait que les deux gouvernements antérieurs sont co-responsables de la dette records contractée auprès du FMI. Co-responsables mais pas responsables dans la même proportion ni pour les mêmes raisons.

Pour rappel, le FMI avait été chassé du pays en 2006. Pour cela, l’Argentine avait payé l’intégralité de la dette auprès de l’instance internationale, y compris en s’endettant à des taux plus élevés auprès d’autres entités financières. C’était le prix à payer pour se débarrasser de l’institution connue pour contraindre les pays à appliquer ses recettes dont le résultat est, systématiquement, l’appauvrissement des peuples et l’appropriation de tous les biens communs par quelques entreprises. « Le prix à payer » pour ne pas se retrouver au « ban des nations » (c’est-à-dire du monde capitaliste). Peine perdue : les fonds vautours sont parvenus à placer l’Argentine en paria de ces mêmes nations. Mais, disons, au moins le FMI n’était pas là avec ses injonctions de cerveaux technocratiques au service des plus riches.

En 2015, Mauricio Macri est élu avec un programme de droite classique, tout en promettant ses grands dieux que jamais, au grand jamais, il ne fera appel au FMI de si sinistre mémoire (en Amérique latine, le FMI est au moins aussi détesté que la CIA). Une promesse n’engage que ceux qui y croit. Ce fut non seulement la dette la plus importante de toute l’histoire (jalonnée de dettes) de l’Argentine mais aussi de celle du FMI. L’institution, alors dirigée par Christine Lagarde, a engagé plus de 10% de ses capacités de prêt, soit un pourcentage que ne risquerait aucun fonds d’investissement, en fonction de l’adage « si je dois 10 000 c’est mon problème, si je dois 10 milliards c’est celui de la banque ». D’ailleurs, les technocrates du FMI n’ont visiblement pas apprécié que Lagarde décide de ce prêt contre tous leurs rapports et alertes, si bien qu’ils ont récemment obtenu que soit mené un audit interne. Cinq ans après le crime, il n’est pas sûr que cette enquête mène à grand-chose mais sa seule existence dit bien le niveau d’irrégularité du prêt.

Macri a donc endetté l’Argentine à hauteur de 57 milliards (127 fois la capacité d’endettement du pays, selon l’organisme d’Audit Général de la Nation [5]). A quoi a servi cette montagne d’argent ? Pour bonne part, à ce que la gestion de Macri ne s’écroule pas avant le terme de sa présidence. Autrement dit, le prêt de 2018 a essentiellement servi à ce qu’il soit réélu en 2019. On peut donc considérer que le FMI a financé la campagne électorale la plus chère de l’histoire mondiale [6]. Caramba, Christine ! C’est encore raté : Macri a tout de même perdu. Laissant la dette aux autres.

(Pour qui croirait que j’exagère, je renvoie à un journal peu enclin à dénigrer madame Lagarde, Le Monde du 13/12/2023 [7], qui explique ainsi ce prêt :

Le « contexte » en question était la situation politique argentine. Le président de l’époque, le libéral Mauricio Macri, était en difficulté à un an des élections et avait besoin d’aide. A la Maison Blanche, le président Donald Trump en avait fait un allié et appuyait pour que le FMI fasse un effort. Signe que la décision de l’institution financière était éminemment politique, l’essentiel du prêt a été versé très rapidement, avant la tenue du scrutin.

 

Le journal ne fait d’ailleurs que reprendre, avec cinq ans de retard, ce qui était évident pour tout le monde en Argentine dès 2018).

Quoiqu’il en soit, les irrégularités sont nombreuses, côté FMI mais aussi, et surtout, côté Argentine. Un tel prêt aurait notamment dû recevoir l’aval du Congrès. C’est là qu’intervient la gestion du successeur de Macri, Alberto Fernández qui, très loin de remettre en cause ce prêt sinon illicite du moins litigieux [8], a tout fait pour le légaliser par sa majorité. Il y ait parvenu. Voilà ce qui explique que les péronistes ne la ramènent pas trop sur cette dette et, s’ils la dénoncent, ils n’expliquent pas pourquoi, durant leur gestion, ils ne l’ont pas renié. (Globalement, Alberto Fernández a surtout cherché les bonnes grâces des organismes internationaux, ce qui impliquait de s’écraser devant le FMI. La position aplatie est d’ailleurs celle qu’il affectionne le plus, en général). D’où la relative absence de la question de la dette auprès du FMI dans les « débats » médiatiques.

Derrière l’opposition de façade, macristes et péronistes se retrouvent souvent main dans la main dans de petites et grosses arnaques, ce qui explique que les renvoyer dos-à-dos comme l’a fait Milei ait eu autant de succès. (Cette explication n’y suffit bien sûr pas, la gauche aussi dénonce depuis des années la co-gestion macri-péroniste, sans en recevoir le moindre bénéfice électoral ; au contraire, elle est régulièrement accusée de faire le jeu de la droite par les progressistes péronistes).

Sans surprise, le FMI s’est montré très favorable au nouveau gouvernement, estimant que son plan de brutale paupérisation des classes moyennes et coupes des dépenses sociales comptait avec un « soutiens social et politique » [9]. Cela confirme que les technocrates du FMI ont une vision un peu particulière de ce que « soutien social » veut dire, dont la définition approximative pourrait être : « si nos bureaux ne brûlent pas, le soutien social est évident ». Or, comme leurs bureaux ignifugés sont situés à Washington, ce sont des gens optimistes.

S’il y a de la dette, il n’y a pas d’argent.

« Il n’y a pas d’argent, et il n’y a pas de temps non plus »

No hay plata ! (il n’y a pas d’argent) est devenu dès le premier jour d’investiture présidentielle de Milei le nouveau slogan. Quelques soient les mesures entreprises, elles sont donc ponctuées de ces mots : no hay plata.

Un rituel médiatique s’est instauré depuis la première semaine du gouvernement Milei : son porte-parole, Manuel Adorni, donne une conférence de presse journalière de moins de vingt minutes, la moitié servant à décrire une mesure accompagnée d’une ritournelle sur le thème « nous avons reçu un héritage catastrophique auquel il faut remédier ». La conférence du 8 janvier agrège au « no hay plata », un « no hay tiempo tampoco » (il n’y pas de temps non plus). Cette phrase vient ponctuer un petit speech sur les politiciens qui seraient habitués à perdre leur temps à discuter au parlement. Il faut faire passer la loi dite omnibus en toute urgence.

Tout doit être urgence et ne serait-ce que douter du bien-fondé des centaines de lois et décrets (nous reviendrons sur quelques-unes de ces mesures) du gouvernement est une intolérable mise en péril de la nation. Ainsi, le même Adorni explique une hausse du dollar par des « rumeurs » qui laisseraient entendre que le paquet de lois-et-décrets sera rejeté par les autres pouvoirs institués (le Congrès pour les lois et la Justice pour les décrets).

Autrement dit, suivre la procédure normale est un risque intolérable. D’ailleurs, désormais, à chaque fois qu’un (ou une) élue d’opposition ou une (ou un) journaliste fait référence à la constitution, la voix gouvernementale (ministres ou journalistes d’accompagnement) lui répond qu’elle fait preuve de « formalisme ». Le gouvernement n’a pas le temps de s’embarrasser de « formalités » devant la crise. Urgence, tout est urgence. Pas sûr, dans ces conditions, que la constitution reste une référence encore bien longtemps.

A propos de formalité, la justice nique son monde avec un rigoureux formalisme. Ainsi, suite à une demande de la CGT, elle devait statuer sur la légalité du paquet de décrets (DNU [10]) le mercredi 27 décembre. Soutenant l’initiative, les autres syndicats ont appelé à la mobilisation devant le Palais de Justice, si bien que la place était bondée dans l’attente de la réponse judiciaire. Mais le juge a refusé de statuer car les décrets n’étaient pas encore appliqués. En effet, ceux-ci ne rentraient en application que deux jours plus tard, le vendredi 29 décembre. Or, par ailleurs, le lundi 1er janvier commençaient les vacances judiciaires, et on ne travaille pas le week-end. Donc, pour statuer sur un paquet de décrets d’URGENCE qui promet une transformation radicale du pays, il faudra attendre la fin des vacances de messieurs les juges, en février.

Ou, dit autrement : « démerdez-vous » exprime le juge. Il est probable que les juges n’aient aucune envie de se prononcer avant que les batailles politiques et syndicales soient bien avancées, laissant prévoir des issues (à partir desquelles les juges, pas fous, se prononceront). C’est essentiellement dans la rue que se jouera le sort des promesses gouvernementales d’un monde infâme. Les juges se prononcent en fonction du sens du vent [11]. S’ils estiment que le gouvernement ne tiendra pas, ils trouveront bien des arguments (ils sont pléthore) pour juger inconstitutionnels les décrets présidentiels. A l’inverse, s’ils conçoivent un avenir à ce gouvernement, ils le renforceront par leurs décisions.

Le Off de Buenos Aires

Outre le manque d’argent, « no hay plata ! », il y a un sérieux manque d’anti-moustique, « Off » dit-on ici du fait d’une antonomase locale. C’est devenu l’un des produits les plus convoités, du fait d’une invasion de moustiques venue de la campagne. Ce sont de vilains moustiques, bien hargneux, habitués à s’attaquer aux chevaux, si bien qu’ils vous infligent comme un coup lorsqu’ils vous piquent. La pénurie est telle que des petits malins proposent désormais de vous asperger de off contre rémunération. Innovation et entreprenariat au pays de Milei.

En général, lorsque Buenos Aires souffre d’une telle invasion, la Ville effectue des épandages (assez toxiques, il faut dire). Les semaines passant, et ne voyant rien venir, on s’amuse dans le voisinage en disant que l’épandage aura lieu dans quatre ans, lors de l’investiture de la prochaine administration. Puis on finit par confondre moustiques et nouveau gouvernement, à force de coups et de piqures permanents.

Le mépris et son double

Une amie débite tout le dégoût que lui inspire la situation. C’est devenu un rituel depuis les élections, on se raconte nos cauchemars, le mal-être, les crises. C’est probablement un moyen de décomprimer ce qui reste sinon comme un poids mort dans la poitrine. Une manière de respirer, en somme. Puis elle me dit : « tu sais, je crois que c’est notre mépris qui nous a empêché de voir ce qui se passait. » Elle poursuit : « ça pouvait arriver aux États-Unis ou au Brésil et, quoique compatissants, je crois que nous les méprisions, les considérions comme des sauvages. Dans le fond, que les États-Unis votent pour Trump ne nous surprenaient pas tant que ça, on les a toujours considérés tarés. Nous étions plus touchés et peinés par Bolsonaro mais ces Brésiliens un peu fous-fous étaient capables de tout, pensions nous sans le dire. »

— Tu veux dire que c’est notre racisme, ou une forme de racisme de classe, qui nous a empêché de voir la vague venir ?
— Oui, je crois qu’on continue de se voir comme un peuple qui lit, instruit et patiné d’une culture qui ne peut que rejeter une telle vulgarité. D’ailleurs, c’est peut-être ça le message que nous adresse les votants de Milei : tant que ça vous débecte, ça doit être mieux. Peut-être une réponse radicale à notre mépris, aussi bien le mépris que nous ressentons pour ces bourgeois qui font leurs courses à Miami, que pour celui, condescendant, pour les pauvres que nous pensions « aider » avec des gouvernements soi-disant re-distributeurs. Les uns nous disent que leur esthétique (de merde) est celle des gagnants. Les autres que notre aumône, on peut se la mettre dans le fion [« orto », soit le trou-du-cul, expression usuelle à Buenos Aires].

Les bruits de botte venus d’Équateur

J’écoute un message de mon frère sur une boucle whatsapp familiale. Ses phrases sont accidentées, sa voix tremblante trahit l’anxiété que ses mots rassurants tâchent de cacher. Dans son bled en Équateur, tout va bien, nous dit-il. Pas de chars militaires comme dans les rues de Quito, pas de jeunes gars se baladant avec un bazooka sous le bras comme le montre une courte vidéo probablement filmée à Esmeraldas, pas de peur panique comme à Guayaquil (où un plateau de télévision a été investi en direct par une bande armée). Rassurant mais pas trop.

J’essaye de capter ce qui se passe là-bas, je n’y comprends rien. Je m’en remets au communiqué de la CONAIE (principale organisation des indigènes du pays) et de son leader Leonidas Iza, qui sont un peu mes boussoles. Le communiqué appelle à l’« unité nationale » laissant entendre qu’il soutient le gouvernement mais l’avertit de ne « pas utiliser cette crise pour faire passer des lois ou des politiques antipopulaires ». En clair, que ce « conflit armé interne » (selon la terminologie officielle) ne soit pas dévié de ses objectifs (une vingtaine d’organisations liées au trafic de drogue, désormais appelées « terroristes » par le président Daniel Noboa qui estime qu’elles sont composées de 20 000 membres [12]). L’ancien président Rafael Correa a aussi appelé son parti à suspendre son opposition jusqu’à la fin du conflit. Il y a donc une sorte de consensus des principales oppositions pour que les militaires attaquent les organisations narcos (souvent liés à des groupes -ou « cartels »- internationaux).

Pour ma part, j’ai du mal à croire que, vue les pouvoirs qui lui sont octroyés d’une part et, de l’autre, l’ampleur des sommes d’argent (de la drogue) en jeu, l’armée agisse en simple soldat du pouvoir politique qui viendrait « résoudre » le problème. Je ne peux qu’imaginer des officiers tâchant plutôt de se tailler une part du commerce, en s’appropriant des pans de l’infrastructure de la narco-économie.

Je me trompe peut-être, c’est certainement plus compliqué. Les précédents au Brésil et au Mexique indiquent cependant que l’armée est rarement la solution. A moins que la solution souhaitée ne soit pas du tout la fin (illusoire) du narco-commerce mais sa restructuration, afin qu’il passe aux mains de gens moins remuants et visibles que les délinquants (dont les crimes sont souvent ultra violents) qui tiennent actuellement le haut du pavé.

Bref, le panorama est flippant. Pour se détendre, on peut toujours regarder le réseau social de monsieur Musk. Ha, tiens… La nouvelle ministre des Affaires étrangères argentine s’intéresse aussi à l’Équateur. Elle assure de son plein soutien le gouvernement face à « la tentative de coup d’État des groupes narcoterroristes socialistes ». Socialiste ? Complètement givrée la ministre, à l’image de son président.

Ça doit être rassurant d’avoir un ennemi permanent et absolu. N’importe quelle question un peu complexe et angoissante a une explication, et une seule : le socialisme. Peu importe qu’il n’y ait pas d’entreprises plus capitalistes qu’une narco-entreprise (dont le management à la schlague à de quoi faire rêver un DRH de France Télécom). Peu importe que le narco-commerce soit totalement lié au reste du commerce, dont Diana Mondino (la ministre en question) est une dévote fanatique. (L’Équateur a attiré les multinationales de la cocaïne par son importante infrastructure portuaire, dont les ports de Guayaquil, Manta et Esmeraldas qui connectent la région au commerce internationale, offrant de solides voies d’exportation aux productions colombiennes et péruviennes). Peu importe que la dolarisation de l’Équateur soit l’une des explications à ce que le pays soit devenu le siège de nombreuses narco-entreprises [13], explication reprise y compris par le président Noboa (issu de la famille bananière la plus riche du pays qui n’a rien à voir avec le « socialisme » et tout avec le commerce international). (Pour rappel, la dolarisation de l’Argentine est l’une des principales promesses de Milei). Rien n’importe, en fait. Le socialisme, voilà l’ennemi. Et voilà tout.

Le grand sacrificateur

Les anciens d’Israël marchoient avec Salomon devant les Tables de Moîse ; le grand sacrificateur immoloit des victimes sans nombre
(Chateaubr., Martyrs, t. 1, 1810, p. 189, cité par le CNRTL).

Le ministre de l’Économie, Luis Caputo, est le premier membre du gouvernement à avoir fait une déclaration, dans une vidéo enregistrée d’une quinzaine de minutes, le 12 décembre, soit deux jours après l’investiture présidentielle. Outre la description d’un panorama économique désastreux (en bonne partie réelle mais accentuée à outrance), il a annoncé du sang et des larmes.
Non dénué de cœur, le ministre a aussi envoyé un message le 25 décembre via le réseau social de monsieur Musk : « Joyeux Noël à tous. Merci pour le sacrifice et pour le soutien. »

Ce n’est pas la première fois que Luis Caputo préside au sacrifice des Argentins sur l’autel de l’Économie. Prêtre de l’église financière (une congrégation en pleine expansion depuis une trentaine d’année, qui occupe désormais une place centrale à l’intérieur de l’Église économique mondiale), il officiait comme trader pour les banques JP Morgan puis la Deutsch. En tant que ministre de Macri, il avait réussi une prouesse admirée par l’ensemble de la congrégation financière : une émission de bons d’État à 100 ans [14]. Cette capacité à endetter trois ou quatre générations à venir, devrait lui valoir le prestigieux titre religieux de Grand Sacrificateur. En attendant, répétons son message d’encouragement au peuple argentin : « merci pour votre sacrifice ».

Texte de Jérémy Rubenstein

Photos de Anita Pouchard Serra


Vous détestez le lundi matin mais vous adorez lundimatin ? Vous nous lisez chaque semaine ou de temps en temps mais vous trouvez que sans nous, la vie serait un long dimanche ? Soutenez-nous en participant à notre campagne de dons par ici.

[1Depuis plusieurs années, les prix changent tellement vite qu’il est difficile de se rendre compte exactement. Les chiffres officiels défilent, avec des 10%, 20%, 40%, 200% d’inflation et se confondent (est-ce l’inflation du mois ou de l’année ?). Dans le quotidien, ce sont souvent des denrées hier de consommation courante auxquelles on renonce en attendant que les entrées d’argent parviennent au niveau de la hausse. Ou bien, on fait le tour du quartier, en visitant tous les petits supermarchés (qu’on appelle Chinos comme en France on disait « l’Arabe du coin »), afin d’y trouver le même produit 30 ou 40% moins cher (dans le chino qui ne se sera pas encore aligné sur ses collègues). Ainsi, il est assez courant que les familles s’organisent pour que chaque membre aille dans un chino différent afin de trouver les denrées les moins chères dans chacun.

[2Juan Grabois est l’un des fondateurs de la UTEP (Union des Travailleurs et Travailleuses de l’Économie Populaire), syndicat fondé en 2019 qui tâche de représenter essentiellement le travail informel. Le syndicat est connecté aux organisations (ou provient de celles-ci) des villas (bidonvilles) qui, entre autres, distribuent de la nourriture (comedores comunitarios). Âgé de 40 ans, Grabois provient d’une famille plutôt aisée et commence à militer dans le sillage de la grande révolte de 2001 en fondant une organisation de cartoneros (récoltants de cartons, travail emblématique de la crise d’alors). C’est un personnage assez connu et médiatisé depuis le milieu des années 2010, en devenant l’un des « représentants » du Pape François en Argentine. Il s’est présenté aux élections présidentielles, il a perdu aux primaires face à Sergio Massa. Depuis quelques semaines, il occupe une place considérable dans les médias, surtout du Groupe Octubre (je reviendrais dans un prochain envoie sur le paysage médiatique local), principalement du fait de la très grande discrétion de la plupart des personnalités péronistes. Ces dernières, après avoir occupé toutes les charges politiques, médiatiques et culturelles durant des années avec des discours souvent enflammés (plutôt progressistes), ont pratiquement disparus. Elles sont allées prendre des vacances sur les plages brésiliennes, grince la rumeur populaire. Sur des plages ou ailleurs, elles sont probablement en train de chercher des postes commodes, depuis lesquels elles se tiendront prêtes à se hisser sur les révoltes populaires qui ne manqueront pas de venir.

[4Lors des mobilisations contre la « réforme » des retraites de décembre 2017 (sous Macri) près du Congrès à Buenos Aires, les jeunesses péronistes de classes moyennes – principalement de La Campora, kirchnériste- restaient en retrait sur l’avenue de Mayo, tandis que les organisations venues des villas -bidonvilles- étaient sur la place et s’affrontaient directement à la police (dont les agents ont rarement été aussi caillassé, recevant une pluie de pierres en réponse à leurs tirs de balle en caoutchouc et leurs canons à eau).

[6A titre de comparaison, la campagne la plus chère pour l’accession à la Maison Blanche (USA) est estimée à 14 milliards, https://www.courrierinternational.com/article/le-chiffre-du-jour-la-campagne-electorale-americaine-la-plus-chere-de-lhistoire (certes, ce genre de chiffres racoleurs n’ont pas beaucoup de sens mais il donne une idée de l’ampleur de l’arnaque dont nous parlons).

[8Il a certes permis (par un décret de 2021) l’ouverture d’une enquête sur les conditions de ce prêt mais il avait moyen d’en remettre en cause la légitimité. En particulier, il était tout à fait possible de ne pas le faire ratifier par sa majorité au Congrès.

[10Décret de Nécessité et d’Urgence.

[11Il y a vingt ans, des sociologues avaient analysé dans le détail des décisions de justice de la Cour Suprême sur une période significative. Il apparaissait clairement que ces décisions étaient non seulement politiques mais très opportunistes de la part des juges (directement en fonction de leurs carrières et pouvoirs personnels). Voir Gretchen Helmke et Leandro Wolfson, « La lógica de la defección estratégica : relaciones entre la Corte Suprema y el Poder Ejecutivo en la Argentina en los períodos de la dictadura y la democracia » Desarrollo EconómicoVol. 43, No. 170 (Jul. - Sep., 2003), pp. 179-201 https://doi.org/10.2307/3455820

[14Il a aussi joué un rôle important dans la dette contractée auprès du FMI (voir plus haut). Si bien qu’il est assez baroque de le voir cette semaine négocier la restructuration de cette même dette avec la délégation de l’institution, tout en pestant sur « l’héritage » calamiteux du gouvernement antérieur. Sans surprise, le FMI s’est montré très conciliant avec le nouveau gouvernement dont il loue les résolutions.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :