L’invocation de la mémoire juive comme force morale est pertinente. Mais Didi-Huberman se limite à la dimension contemplative de la mémoire sans la relier aux mouvements qui, sur le terrain, transforment cette mémoire en moteur d’action. Il manque la mention des Juifs du monde entier et Israéliens qui ne se contentent pas d’être “honteux” ou “paralysés”, mais qui organisent une réponse politique et sociale active face à la catastrophe en cours. Nous parlons ici de groupes comme Standing Together, Zazim, Breaking the Silence, Combattants for Peace, ou Tsedek !.
Cette focalisation sur une angoisse morale, exprimée depuis l’Europe et sans connexion apparente à l’action organisée, risque de reproduire une posture de surplomb propre à certains intellectuels occidentaux. Elle conforte une “bonne conscience tragique” au sein d’une partie de la gauche européenne, tout en laissant les Palestiniens seuls face à leur anéantissement et les Israéliens de gauche isolés face à la montée de l’ultranationalisme.
L’idée centrale de Didi-Huberman, selon laquelle les Juifs sont des “otages psychiques”, est subjectivement puissante. Mais elle présente une limite majeure : elle tend à transformer cette subjectivité en impasse. Là où certains pourraient y voir un appel à l’engagement, elle risque de conforter un sentiment d’impuissance.
Les militants juifs anticolonialistes en Israël ne se résignent pas à être “honteux” ou “paralysés”. Ils organisent, dialoguent et prennent des risques, réunissent Juifs et Arabes palestiniens citoyens d’Israël autour d’un agenda partagé : un cessez-le-feu immédiat, la fin de l’occupation, et l’égalité et la justice économique et sociale pour tous. Ils défient le pouvoir en place, œuvrent à changer le discours dominant et construisent une alternative binationale.
Or, la tribune de Didi-Huberman ne mentionne aucune de ces dynamiques, comme si le seul horizon possible était le silence, la honte et le désarroi. Cette vision, paradoxalement, s’inscrit dans une tradition de passivité tragique, une tradition que la gauche israélienne critique depuis des décennies, car elle entrave la capacité d’action et de changement.
Ce qui fait cruellement défaut au texte de Didi-Huberman est un engagement clair sur la responsabilité juive et israélienne dans la domination coloniale. Il critique le “gouvernement de Netanyahou”, mais n’utilise jamais les termes d’occupation, de Nakba, de colonisation ou de système d’inégalités et de domination, souvent qualifié de régime d’apartheid – des réalités documentées par des organisations israéliennes et internationales de défense des droits humains comme B’Tselem, Yesh Din, Amnesty International ou Human Rights Watch. Le lien structurel entre le sionisme d’État et la logique d’éradication n’est pas non plus explicité.
Des penseurs comme Yehouda Shenhav, Ariella Azoulay, Amjad Iraqi, mais aussi des historiens de renom tels qu’Ilan Pappé ou Avi Shlaim, ont montré que l’alternative réside dans une refondation politique radicale du projet israélien, sur une base post-sioniste, binationaliste ou décoloniale. Didi-Huberman, en revanche, semble rester dans l’orbite d’un État juif idéalisé, qui serait simplement trahi par ses dirigeants. Il est nécessaire ici pourtant de ne pas sacraliser l’État pour “défendre la société” (cf. Foucault) une société partagée, libérée de tout ethnonationalisme, où la justice et l’égalité prévalent pour tous.
La honte, si elle est une émotion humaine légitime, n’est pas un programme politique. La gauche juive israélienne ou pas ne se résigne pas à cette passivité : elle manifeste, forge des alliances et construit des coalitions pour un avenir juste et égalitaire. L’éthique, pour être réellement transformatrice, pour être réellement éthique, doit trouver son prolongement dans l’action politique concrète.
Shaye Weiss