Ma madeleine est un missile

Parham Shahrjerdi

paru dans lundimatin#481, le 24 juin 2025

Il y a plus de dix ans, avec mon ami Jean-Luc Nancy, nous écrivions contre les sanctions infligées à l’Iran : dire l’évidence même que personne ne voulait dire.
Des sanctions prétendument dirigées contre le régime, qui, en réalité, frappaient les populations civiles : manque de médicaments, interdiction d’importer certains traitements, explosion de l’inflation…
En somme : l’asphyxie méthodique d’un peuple.
Jean-Luc Nancy n’est plus là. Et depuis trop longtemps, plus aucune voix sensée ne se fait entendre pour dire clairement ceci : la guerre est abjecte, elle tue, elle traumatise. La pauvreté intellectuelle ne cesse de croître.

Dans les années 1980, alors que je venais de naître, je voyais déjà ce que signifie la guerre : les avions qui passent au-dessus de la tête, les sirènes, les vitres qui éclatent, les maisons en fumée, les cris, les corps.
Et puis, les survivants. Ceux qui ne sont pas morts mais restent figés, dévastés. Des vies brisées par la dépression, l’angoisse, les psychotropes, les silences. Des êtres devenus végétaux.

Il est des vies dont le souvenir est lié à une madeleine, d’autres, aux missiles.

Disons-le clairement : la guerre ne se résume pas à un petit écran de téléphone.
Elle n’a rien à voir avec les mauvaises séries, ni avec les festivals aux films déjà périmés.
Elle n’existe pas dans les discours tièdes de quelques figures dénuées de structure psychique et politique.
Elle n’est pas imaginaire : elle est réelle.

La pulsion de mort des dirigeants israéliens n’est plus à démontrer.
Les décombres de Gaza parlent aux oreilles sourdes du monde entier.
Celle des dirigeants de la République islamique d’Iran non plus : près de cinquante ans de crimes crient dans l’indifférence générale.

Alors oui, il faut parler des traumatismes.
Des blessures infligées aux enfants, aux parents, à la langue même.
Il faut nommer les missiles, les bombes, les balles, les immeubles effondrés, les membres déchiquetés, les douleurs à jamais inscrites dans les corps et les esprits.

Et là encore, une vigilance extrême s’impose.
Le peuple iranien est meurtri par plus de quarante-six ans de dictature, une dictature préservée à coups de contrats néocoloniaux par l’Occident.
On a fermé les yeux. On a vu, au grand jour, le droit humain piétiné.
On a vu des entreprises étrangères profiter de la misère économique et technologique pour s’installer en Iran, pour exploiter la situation.
Le néocolonialisme a connu de beaux jours en Iran.
En même temps, on a vu un réfugié politique en France, Rouhollah Zam, être kidnappé, emmené de force en Iran, torturé, exposé à la télévision nationale, puis exécuté sommairement — comme des centaines de milliers d’autres.
Personne n’a bronché.

Devant toutes ces blessures et colères, il est tentant de croire à une solution miracle.
De se laisser emporter par l’illusion qu’une intervention étrangère, une ingérence, une violation manifeste du droit international viendrait sauver ce qui vit encore.
Le gouvernement israélien joue sur ce registre.
Il s’adresse au peuple iranien comme à un ami :
« Nous n’avons aucun problème avec vous, nous sommes en guerre contre votre gouvernement. Il se trouve que vous aussi, vous êtes contre ce régime. Cela tombe bien : nous avons une cause en commun ! »

Ce mensonge est grotesque.
Dire qu’un régime fasciste attaque un autre régime fasciste pour libérer un peuple opprimé, c’est sans fondement.
Et cela en dit long sur le désespoir du peuple iranien, qui croit en tout pour sortir de sa vie infernale.
Tue-moi pour que je vive !
On réclame le mal, l’agression, la violation, tellement la situation est sans issue.
Faut-il accéder à cette demande ?
Faut-il accepter le suicide collectif d’un peuple ?

Nous ne devons pas oublier l’invasion de l’Irak par les Américains.
Puis l’Afghanistan, la Syrie, la Libye…
À chaque fois, le pire est arrivé au pouvoir. Le chaos s’est installé. Aucune démocratie n’a vu le jour.
On ne force pas le temps.
Une révolution ne se décrète pas dans la précipitation ou l’épuisement.
Quand font défaut les fondations — un parti vivant, un souffle collectif d’émancipation, une pensée politique incarnée, un projet de société partagé — alors surgissent les mirages, les détours du passé.

Dans ce vide, certains se tournent vers une figure d’héritage : le fils du Chah déchu.
Reza Pahlavi, visage familier d’un ancien régime, porté par certaines puissances occidentales, davantage soucieuses de leurs propres intérêts que du destin d’un peuple, proche de courants autoritaires, relayé parfois par ceux qui n’ont jamais porté les idéaux d’émancipation, revient dans le paysage comme un messie d’un autre temps.

Après un demi-siècle de répression et de dérive totalitaire, songer à restaurer ce qui fut rejeté relève moins de la promesse que du contresens.

Il faut laisser parler celles et ceux qui ne parlent pas.
Morts sous les bombes. Tétanisés sous les missiles. Bouches bées devant le cercle vicieux des armes, de l’armement.
Celles et ceux qui tremblent, en ce moment même, sous les bombardements.
Il ne faut jamais se laisser guider par la peur, le traumatisme, la pulsion de mort.
Il s’agit de prendre position. Juste. À la hauteur de la vie.
Contre la destruction, contre les destructeurs.

Qu’un État attaque un pays de 88 millions d’habitants sans que personne, ni rien, ne puisse l’arrêter démontre l’ampleur de notre faillite collective.
Qu’aucun organisme international ne semble en mesure de freiner cette fureur meurtrière prouve que nous sommes au bord du gouffre, que la mort est devenue une affaire courante.
Le traumatisme infligé à l’autre semble devenu acceptable.

Un régime qui détruit en face d’un autre régime qui détruit.
Deux puissances. Deux fascismes. Deux miroirs noirs.
Et en dessous : les peuples.
Sous les bombes. Sous les discours. Sous les silences.

Il est déjà trop tard, mais nous avons encore — et toujours — la responsabilité de nous opposer sans compromis à toutes les formes de fascisme.
Sans ambiguïté. Sans tarder. Sans pincettes.

En attendant, les bombes continuent à tomber sur les corps, sur les langues.
Sachons envisager les corps et les langues bombardés.
L’horreur nous saisirait immédiatement.
Ayons le courage de regarder le réel en face : il pleut des bombes sur l’avenir.

À nous de dire non. Que l’on cesse de jouer avec la vie des autres. Que l’on cesse de fantasmer sur l’Iran et les Iraniens ! Que l’on ne cherche pas à combler le manque, ni tout ce qui est raté dans nos vies à travers d’autres vies.

Et que cela change !

Parham Shahrjerdi exerce l’écriture et la psychanalyse. Membre des Forums du Champ lacanien.

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