Un monde de cons

Cyrille Beuss

paru dans lundimatin#391, le 11 juillet 2023

Ce matin, il y a eu un attentat. Pourtant, depuis la fenêtre de mon bureau, j’aperçois de la circulation sur le boulevard, de la résolution dans la foulée de ceux qui luttent avec le retard, et tous les habitués du PMU de Roger, une main sur le Quinté, l’autre sur le Ricard. Quant à moi, j’avale un café sans sucre mais j’aurais préféré un cappuccino.

Le regard absorbé par la part manquante, je m’interroge : quelle est la durée de vie de la mousse Nespresso ? De plus, quand des actes de barbarie sont commis, pourquoi l’Univers ne s’effondre pas ? Pourtant, la fin de partie, ça existe. La faute grave d’un salarié est sanctionnée par un licenciement. La fusion du cœur d’un réacteur nucléaire conduit, après moult catastrophes, à son démantèlement. Et la semaine dernière, l’omission d’un simple verre d’eau a poussé mon ficus ginseng au flétrissement. Alors pourquoi, bon sang de bon Dieu, suis-je en train de me délecter d’une madeleine coquillée bien que je sache le destin de quatre jeunes enfants, par une lame folle, percuté ? Plus grave toutefois, eût été l’ignorance. Celle des matins où la lecture d’un prix littéraire l’emporte sur la frontalité d’un journal de presse téméraire. Celle encore de mes jours noirs où, quelque-soit l’article du Canard, j’essuie les 400 coups de Léo mon aîné, m’enlise dans mes sempiternelles selles molles, ou m’écroule sous le poids de mes dettes de vie et de sommeil. J’ai toujours pensé que le sublime se nichait dans les contrastes. Et l’horreur, alors ? Dans la brume d’un bain sculptural, des enfants rieurs, des regards complices et protecteurs, le feuillage d’un vieux ginkgo percé de soleil... et soudain, le feu et le fracas d’un homme fou. À l’enserrement de ma gorge et à la brûlure dans mon estomac, je sais que l’onde de choc soulevée par l’attentat m’a heurté. Cependant, mes autres organes sont restés silencieux : je n’ai pas agonisé. D’ailleurs, sur une blague potache de Séverine, nous avons gloussé à 10h54, soit 23 minutes après que je sois informé du drame et 4 minutes avant mon café suivant. Que l’Univers se soit arrêté, eut été la moindre des choses. Que tous les individus de mon espèce - pas seulement les salauds -, toute cette foutue faune et flore jusqu’à ses recoins les plus insoupçonnés, le moindre maillon de l’évolution depuis la matière inerte et noire qui s’étend de la Terre jusqu’aux confins de l’Univers, que tout ceci soit prestement pulvérisé avant que la structure même de l’espace-temps ne collapse. Le néant, et rien que le néant ! Alors, comment vivre dans un monde dont la course effrénée n’est pas sensible à l’agression sordide d’un enfant ? Un monde balancé comme un semi-remorque dans une fête foraine.

Pas de fonction Reset ni personne aux manettes. Impitoyable puisque nous sommes livrés à nous-mêmes. Un monde où notre nombre ne peut rien contre notre solitude. Le temps est une piste. Sous le rapport de l’entropie, les physiciens nous assurent le chaos au lieu du jardin d’Eden. Deux réserves, cependant. Armez-vous de patience car la mort thermique de l’univers (Big Freeze), quoique inéluctable, est désespérément lente. De plus, rien n’exclut qu’une fois comprimé en une tête d’épingle, le tortionnaire ne remette le couvert à la faveur d’un rebondissement cosmique (Big Crunch). Un autre remède d’application immédiate et universelle, c’est l’humour. Avez-vous remarqué que la vie absurde recèle une part cocasse ? Notre aliéné a invoqué Jésus-Christ avant de passer à l’acte. Rendez-vous compte de quelle bouffonnerie il nous régale ainsi. Sa parole célèbre d’abord une figure mythologique de magnificence. Et l’instant suivant, par un geste d’infamie, réel cette fois, il tombe en décadence et trahit l’inexistence de notre doux Sauveur.

Mon téléphone affiche 16h06 quand je me rends compte que la plaisanterie a assez duré. C’est l’heure du goûter mais je n’avalerai pas ma pomme quotidienne. Et, croyez-le ou non, ce n’est qu’un début ! Ma chérie, inutile de m’attendre pour le dîner (j’espère seulement qu’elle ne va pas concocter ses tagliatelles à la truffe…). Idem pour l’eau (et le Saint-Joseph, donc…) dont le jeûne est connu pour ses effets mortels fulgurants. Un individu en moins, c’est pas grand chose mais il faut bien commencer quelque-part. À l’humanité, je me donne en exemple - et en pâture - pour que chacun fasse ensuite sa part. Placardé dans les ruelles de nos villes, tweeté et posté sur FB, mon message sera révolutionnaire : “en refusant la vie, je cesse de faire le jeu du système”. Oui, j’ai sciemment opté pour le mot “système” qui s’accomode avec une multitude de perspectives afin de toucher au plus grand nombre. Bref, le potentiel d’action est énorme. J’ai juste un doute sur la pertinence à commencer aujourd’hui car Léo a un tournoi de foot dimanche matin et je m’étais engagé à venir…

Il est 20h12 sur ma box quand, à la suite d’un reportage sur l’assaillant, le journal de TF1 s’intéresse, sans transition, aux dernières prouesses de l’IA. La télécommande m’en tombe des mains. Si l’on m’avait annoncé plus tôt que la solution finale viendrait d’un journal TV, j’aurais hurlé au blasphème. Et pourtant, j’accuse le coup : ’’Ma chérie, tout compte fait, je veux bien une assiette de pâtes”. Savez-vous que, depuis quelques décennies, l’on traite la souffrance mentale avec une méthode qui, par principe, se refuse à comprendre le fonctionnement psychique ? Rétifs à aborder l’inaccessible ’’boîte noire’’, les TCC exploitent les corrélations entre stimuli extérieurs et réponses observables de l’objet humain. Le jeu des mécanismes intérieurs qui, d’un mot ou d’un affect, mène à un autre, est délibérément négligé. Ceci serait seulement anecdotique si ce jeu n’était l’expression de la singularité humaine. Le mépris du sujet atteint son apogée avec l’EMDR, avorton illégitime du sigle susmentionné, où l’on vous prescrit de vous taire pendant que deux doigts dodelinent sous vos yeux éberlués. Ici, le refus de compréhension n’est plus seulement un postulat théorique mais devient une réalité pratique relationnelle. Heureusement, me diriez-vous, de telles évolutions sociétales n’affectent que le champ de la santé mentale ; nous les sain(t)s, sommes épargnés. Or, c’est précisément là que ChatGPT arrive à point nommé. Sa vocation est de répondre à toutes les questions par-delà les demandes de soins ; son champ d’action, comme son public, est sans commune mesure. Ajoutez à cela qu’il jouit d’une répartie à toute épreuve, manipulant, dans toutes les langues, la totalité de nos connaissances. Et pourtant, ici encore, on se contrefiche de la compréhension. Par le jeu de la statistique, GPT explique tout sans rien comprendre. Comme l’oncle René, il a la gâchette facile mais pige que dalle. Mieux que l’oncle René, ses réponses sont vraisemblables… à défaut d’être vraies ! C’est là une rupture épistémique : après l’abandon de la vérité intime du sujet par la fast therapy, il s’agirait de renoncer, dans tous les registres du savoir, à là quête de l’inatteignable vérité au profit d’un plausible instantané. Se profile alors l’homme de demain, un individu modèle médian aux émotions, comportements et pensées standardisés. On en oublierait presque que la pensée est fondamentalement un geste d’opposition, et non d’assimilation. La pensée panurgique promue par TCC, GPT et leur bande de GAFAM, est une pensée qui se renverse sur elle-même avant de pérécliter. Ainsi, pendant que nous sommes occupés à liker des chats, scroller des publicités, swiper des culs et stalker nos ex, l’essor de l’IA, de la robotique et du posthumanisme est faramineux. Sans compter que la Terre devient chaque jour moins hospitalière à mesure que nous consommons avec avidité ses ressources minières. Au bout du compte, une conclusion s’impose. Considérant, à notre gauche, Homo Sapiens calibrée à 170 cm, 100 de QI et 75 ans d’espérance de vie, en lutte contre un réchauffement global de 3 dégrés à coups de Xanax, binge-watching, fast food, fashion & therapy, et, à notre droite, l’IA à la croissance exponentielle et illimitée, outre qu’elle est peu accessible aux pressions du climat, au passage du temps, comme aux contraintes de la matérialité, combien d’années encore avant l’extinction de l’Homme et du vivant ? Alors, voilà. Ce matin, il y a eu un attentat. Et pourtant, c’est inutile de se foutre en l’air, car un monde de cons, ça disparait sans qu’on ait rien à faire. Si vous êtes triste pour notre sort, observez nos ancêtres les grands singes au devant d’une concurrence déloyale, voire notre vigoureuse main tendue à notre frère Néanderthal. Dans le monde de demain, l’IA s’émancipe par une dernière purge de ses résidus humains. En l’absence d’amour et de haine, il n’est plus question d’assaillir ni de souffrir.

Cyrille Beuss

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