Un hamster à l’école

Nathalie Quintane
[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#270, le 11 janvier 2021

S’il y a bien une institution qui concentre toute la schizophrénie française, c’est l’école. On y place tous ses espoirs et toutes ses déceptions, tout le monde l’aime et la déteste, viscéralement. On ne compte plus les travaux en sciences sociales visant à la dénoncer, la réformer, la sauver. C’est aussi de l’école dont il est question dans le nouveau livre de Nathalie Quintane, mais autrement. Il n’y a pas de surplomb analytique, pas de dénonciation gauchiste, pas de doudou méritocratique. Un hamster à l’école parle depuis l’expérience, c’est-à-dire depuis le sensible. Les anecdotes s’enchaînent et dessinent depuis l’intérieur les contours de l’institution avec une justesse et une précision tellement drôles que c’en est bouleversant. Nous ne sommes que le 11 janvier mais il ne fait aucun doute que c’est, pour l’instant, le meilleur livre de l’année. En voici quelques « bonnes feuilles ».

— Quand je suis arrivée sur le tard dans le bahut où
je suis encore maintenant, y a quelque chose
qui m’a surprise : l’estrade.
Y avait un paquet d’années que j’avais plus vu d’
estrade, devant le tableau, et là, y en avait une, en bois
à lames, quinze centimètres, sonore. Je me suis
viandée dessus deux ou trois fois : fallait penser à la
marche. Avec le recul, je me dis que j’en ai pas fait
grand chose, de cette estrade, à part des usages
convenus (théâtre), ce qui est la constatation qu’on
peut tirer d’un passage court ou long dans l’éducation
nationale, qu’on peut pas en faire grand chose, à part
des usages convenus (écrire un livre). J’ai dû y faire
une fois un petit flamenco ; mais il aurait fallu que
je prenne des cours de flamenco. Et donc me voilà
face à cette chose étrange, redevenue étrange
comme une baleine échouée à côté d’un bureau :
une estrade. Un jour, elle a disparu.
C’est possible qu’ils aient refait la salle
(cette rentrée où la colle du papier peint puait tellement)
et que dans la foulée, ils l’aient embarquée.
Et pas remise. Pourquoi ? Est-ce que le patron leur a
dit : — ah non, les estrades
vous me les virez, c’est d’un autre âge, parce que
c’était un accessoire ringard ? Est-ce que c’était
le signe d’un changement de régime pédagogique
le signe qu’au beau milieu des années 2000
quarante ans après 68 et ses suites, enfin
c’était rentré, et que la manière qu’on avait de signifier
qu’on avait compris et que c’était rentré, c’était
de faire descendre définitivement le prof de l’estrade
en supprimant l’estrade ? Ou est-ce que c’était
juste parce qu’elle était trop lourde et qu’ils
avaient eu la flemme de la remettre ? En tout cas
ça a rendu la salle encore plus protestante. Quatre
murs nus ; dalles de plafond en polyuréthane ; tableau
blanc ; tables beiges ; chaises empilables en stratifié ;
bureau du prof ; tour noire de l’ordi ; point.
Votre mission : loger de la vie dans un ensemble mort.
La première fois que je suis entrée dans un temple
au Danemark, ça m’a saisie.
Y avait rien.
Exactement comme dans une salle de classe.
Rien aux murs ; des vitraux blancs ; des bancs alignés ;
une chaire en plein milieu, qu’on pouvait pas rater.
Dans une église catholique complète, on peut tout
rater, vu que c’est le bazar. On peut se curer le nez
ou se caresser pendant la messe, les autres ont
de quoi s’occuper ailleurs. Récemment, je suis allée lire
(faire une lecture, ça s’appelle) dans une église
pile sous le dôme. La réverbération était telle
que ça aurait transformé une liste de courses
en texte révélé. Donc j’ai dit la messe. Ça remonte
à si loin que je ne sais plus à quel moment
j’ai compris que le lieu était toujours plus fort que toi
et que si tu voulais changer quoi que ce soit, il fallait
commencer par changer de lieu. Alors, on peut toujours
coller des images sur les murs ; c’est ce que font
les profs de langue, d’histoire, de lettres, ils collent ou
font coller des images sur les murs.
Les salles des profs de maths, S.V.T., physique, sont
plus honnêtes avec la vérité des lieux, qui est la
hantise de la distraction.
La disparition de l’estrade (plus que sa suppression —
c’est de l’escamotage), qui vaudrait pour
la disparition ou l’atténuation de la parole magistrale —
tout ça ne change rien à la hantise de la distraction
et au fait que rien du temps ne doit être perdu
(pas une minute). Si on les fait bosser à deux ou à trois
si on « mutualise », c’est pour que ce soit plus efficace.
C’est parce que parler debout depuis une estrade
n’est plus aussi efficace qu’avant. Ensuite
c’est la même chose. Il s’agit d’être occupé
tout le temps. Le gars qui est H24
sur un jeu en réseau
c’est la même chose : tuer
toute distraction.

(…)

— Hier matin, j’ai fait passer les oraux du brevet avec
le collègue sympa. J’étais pas tombée sur la collègue
qui fait peur (c’est déjà ça). On allume le vidéo-proj, on
pose la feuille d’émargement sur une table près de la
porte, on s’installe côte à côte avec devant nous
le dossier, et dedans les fiches d’évaluation et la liste
des candidats. Trois parcours-avenir pour commencer
+ un voyage en Espagne. Pause. Deux parcours-avenir
+ un écolo. Le premier parcours-avenir, c’était une
bonne base : la fille racontait comment elle avait
aucune idée de ce qu’elle voulait faire mais
qu’elle avait un bon relationnel et comment, d’un coup
elle avait eu la révélation à cause d’un stage dans
un tribunal, et la révélation, c’était qu’elle voulait
surtout pas faire ça, du droit et travailler dans un
tribunal, et qu’elle allait faire un bac STMG et un BTS.
Deuxième parcours-avenir. Un petit gars que j’avais eu
en polo bleu sans marque, un peu rond. Il commence à
parler d’exploitation agricole, de production ovine
et bovine, d’objectifs poursuivis, d’être au contact de
l’animal et de l’humain ; dans nos cerveaux, à mon
collègue et à moi, germe en simultané — Tiens
un fils d’agriculteur. Et puis il continue, il parle des
chevaux, il dit qu’il est cavalier, qu’il aime s’occuper
des chevaux, qu’il en aura aussi, ensuite il parle des
handicapés, de ce qu’il a constaté que les handicapés
étaient mieux au contact de l’animal, que dans son
entreprise, il aménagera des temps pour les handicapés
et je me dis Il est malin, il a compris que ça lui ferait
des revenus en plus, qu’il s’en sortirait pas rien qu’avec
l’élevage. Et puis comme les autres il place la phrase
que grâce à son stage il a découvert
le monde de l’entreprise ;
qu’il veut fonder son entreprise et pas dépendre
des autres agriculteurs qui mettent n’importe quoi
dans leurs champs, que lui il saura ce qu’il y a
dans ses champs et que ses abeilles, les ruches
qu’il a aujourd’hui, butineront pas n’importe où. C’est là
qu’on lui demande : Tes ruches ? Tu as des ruches ?
Oui, il nous répond. Il n’a pas de terres mais il a
des ruches. Il monte vraiment à cheval et il a vraiment
vu comment son ami handicapé aimait les chevaux
comment leur présence l’apaisait et le rendait heureux.
Il n’est pas fils d’agriculteur. Il a quatorze ans
et il a des ruches. Il termine en disant
qu’il va essayer comme ça de se faire une place
dans le monde où on est maintenant.
Arrive le suivant, que j’ai eu l’an dernier. Il nous
balance d’abord trois quatre phrases en espagnol
avec virtuosité : j’y comprends rien. Ensuite il nous
parle de son stage en entreprise direct et c’est vite
liquidé : il l’a fait à l’Intersport ; tout le monde sait
qu’à l’Intersport du coin, y a jamais personne.
Du coup, il s’est fait chier comme un rat mort.
Il faisait son facing et puis il attendait.
Mon collègue m’explique que le facing c’est quand
on range les produits sur les étagères. Pour terminer
le gars nous dit que comme il peut pas aller au lycée
parce qu’il a pas assez de ressources (= je suis nul)
il a choisi le pro en TP. Tandis qu’il repasse la porte, je
songe qu’ira en Travaux Publics ce fils d’émigrés
portugais fan de l’Olympique de Marseille. On sort
se faire couler un café, avec mon collègue, avant
de reprendre. C’est l’écolo. En fait, il nous raconte
un bouquin. Le bouquin d’une américaine qui a décidé
de faire le moins de déchets possibles et qui a
embarqué toute sa famille dans son ascèse
qui consiste à se retenir à fond de faire des déchets.
Elle met tout dans des bocaux, elle va au supermarché
avec ses bocaux ; ça pèse un peu lourd mais bon.
L’avantage, c’est qu’on gagne de l’argent parce qu’on
paye pas l’emballage. Après, il nous montre 2 photos
de chez elle, de là où elle vit : son garage et sa salle à
manger. Dans le garage y a rien, juste 6 vélos
accrochés au plafond tous en rang. Le garage est
peint en blanc et la salle à manger aussi. Y a un
canapé blanc et deux étagères blanches. L’écolo
nous dit qu’il aimerait bien avoir un garage aussi
bien rangé, que c’est moins
stressant.

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