Un genre littéraire, la catastrophe - Chronique 2

Serge Quadruppani

paru dans lundimatin#272, le 26 janvier 2021

On va lire ci-après deux incipit que 13 ans séparent. Ils appartiennent l’un et l’autre à ce qui est appelé à devenir, pour d’évidentes raisons socio-historiques, un genre littéraire à part entière, occupant toujours plus de place dans la production de fictions : la catastrophe.

« Il était vingt-trois heures quand Kléber et Sarah, qui venaient de se rencontrer, décidèrent de passer la nuit dans le fort d’Ambleteuse. À cette heure-là, une bombe sale explosait à San Francisco. À cette heure-là, un médecin du centre des maladies contagieuses d’Atlanta se suicidait en s’ouvrant les veines à l’aide d’un scalpel : il venait d’observer dans son microscope la dernière mutation du virus de la fièvre hémorragique de Marburg. À cette heure-là, trois enfants étaient parvenus au niveau ultime de Dark Hostel. Ils étaient les premiers à réussir cet exploit sur ce jeu virtuel haut de gamme. À cette heure-là, en France, les Forces spéciales, nouvellement créées sous l’égide secrète de l’Élysée et de quelques grandes entreprises privées, recevaient leur baptême du feu dans les quartiers nord de Marseille. À cette heure-là, Kléber soupçonnait qu’il vivait le premier instant de l’apocalypse. »

(Jérôme Leroy, La minute prescrite pour l’assaut, 2008)

En 2020-2021, durant la première des crises sanitaires, écologiques et sociales dont les vagues successives emporteraient la civilisation et une part notable de la vie sur terre, nous eûmes un printemps miraculeusement beau, un été chaud et sec, un automne somptueux et de la belle neige en hiver : on aurait dit qu’en répandant sur nous ses splendeurs saisonnières, le ciel voulait nous montrer une dernière fois ce que nous allions perdre à jamais.

(Andrea Gandolfo, Roman en cours, 2021)

Avec Leroy, vers la Grande Panne

De Jérôme Leroy, on peut dire qu’il est depuis longtemps un des meilleurs raconteurs de la catastrophe en France. Et de lui, on peut dire aussi ce qu’on dit de certains auteurs parmi les meilleurs : qu’au fond, il écrit toujours le même livre. De La minute prescrite pour l’assaut (2008), avec son nuage atomique progressant sur l’Europe de l’Ouest, ses réfugiés climatiques et son virus qui a tué un parisien sur cinq en trois semaines, à Vivonne (2020), qui commence par un torrent de boue dans la rue de l’Odéon et se termine dans les îles grecques par le massacre d’une utopie par les milices religieuses, en passant par les deux romans autour de l’arrivée au pouvoir d’un parti fasciste français (Le Bloc, 2011, L’Ange Gardien, 2014), sans oublier les trois tomes de la saga Lou après tout (2019-2020), où les forces de la Douceur affrontent des morts vivants victimes d’un virus, avec bataille finale du côté du plateau des Millevaches, Leroy a construit une histoire cohérente de notre futur proche.

Adepte d’un « communisme balnéaire » et de littérature dandy (des « hussards » à Roger Vailland, tous auteurs qui personnellement auraient tendance à nous gonfler mais chacun ses goûts), Leroy ne rate jamais l’occasion de vanter le charme des sous-préfectures et de leur parfum d’« avant ». Avant les années 80 et le puçage des nouvelles générations, avant l’arrivée d’un monde « où l’on risque sa peau en mangeant, en se baignant, en faisant l’amour, un monde où il faut accepter de porter des masques certains jours, où la fête est devenue une obligation, un monde où l’on bombarde ses propres banlieues, où l’eau manque, où l’on ne peut plus jamais être seul sans avoir l’air suspect de maladie mentale… » (Comme un fauteuil Voltaire dans une bibliothèque en ruine, 2017). Au vu des pistes qu’il suggère pour résister, plus proches des zad que du Grand parti des travailleurs dans l’ombre duquel il a pourtant grandi (et dont il demeure, paraît-il, fidèle électeur), on peut voir son œuvre comme l’illustration d’une vieille hypothèse de travail : la nostalgie est révolutionnaire.

Regret d’un pays natal qui n’a pas encore existé, c’est la nostalgie du monde sans exploiteurs que des millions d’humains dans l’Histoire ont tant de fois tenté de conquérir. De nous autres révolutionnaires, celles qui viendront après nous dans le monde de la Douceur pourront dire que nous avions la nostalgie du non-advenu et du encore à venir, la nostalgie du futur. Chez Leroy, ce tremblement du temps qu’est la nostalgie trouve une sorte d’aboutissement dans la disparition inexplicable de certains personnages, thème récurrent, que ce soit sous la forme de l’« éclipse » (Un peu tard dans la saison, 2017) ou d’un passage corps et bien dans une autre réalité à l’aide de certains poèmes (Vivonne). Comme si les éclipsés et les disparus s’en étaient allés vérifier que « la vraie vie est ailleurs ».

« On pourrait penser qu’une enfance sentant bon l’encaustique des meubles Majorelle, la tarte au citron de chez Angelina, les avenues des beaux quartiers calmes et profondes comme des cimetières et l’iode des plages de l’Atlantique soumises à l’impôt sur la fortune ne prédispose pas, moins de quinze ans plus tard, à attaquer des gendarmeries en Bretagne et à massacrer de pauvres ressortissants des Côtes-d’Amor dans un chef-lieu de canton pris, perdu et repris par des milices rivales. C’est oublier un peu vite les contradictions de la société spectaculaire-marchande qui ne pouvait faire autrement qu’amener à cette situation d’effondrement. » (Vivonne)

Ce passage qui sonne comme un hommage au Manchette du Petit bleu de la Côte Ouest illustre ce qui fait la force de la prose d’un auteur qui a aussi à son actif plusieurs volumes au rayon poésie : l’alliance de la sensualité, de l’humour et de la radicalité. Dans la mise sous cloche de l’humanité depuis un an, face à la perspective de l’alliance de la catastrophe et de la dystopie totalitaire, il arrive de plus en plus souvent aux humains de vivre cette expérience déroutante : ouvrir un livre abondamment vanté, en lire page après page en comprenant parfaitement chaque mot, chaque phrase, chaque paragraphe mais sans qu’aucune sorte ni de sens ni de sensation ne parvienne jamais au lecteur. Ce si courant genre de livre procure un tel sentiment d’irréalité qu’on a le sentiment, une fois le livre refermé, qu’elle s’est communiquée à tout ce qui nous entoure. Lire du Leroy, c’est faire l’expérience inverse : renouveler son regard au point que le monde apparaisse ensuite magnifiquement, désespérément réel.

Navarro, encore

Pour mieux comprendre la catastrophe en cours aux USA depuis le 6 janvier 2021, on peut s’aider d’un extrait de Péage Sud, de Sébastien Navarro, déjà apparu dans la chronique précédente. Ici, nous retrouvons le narrateur le 23 décembre 2018 en train de boire son jus matinal au Café des Sports. Lisant dans le journal que Macron est en crise existentielle à cause des Gilets Jaunes, le narrateur pouffe et un buveur de Ricard au look hard-rocker lui demande ce qui le fait rire.

« — C’est Macron, je réponds. Il ne va pas fort et ça me fait marrer.
—  Peut crever.
— On n’en est pas là, même si ça en prend le chemin. Ecoutez ça. C’est un député de la majorité qui balance : « Il ne sort plus sans se maquiller tellement il est marqué. Il se maquille même les mains. »
Mon acolyte de bar avale une gorgée de Ricard. Son cerveau a besoin de temps pour traiter et analyser l’information. Il ferme son œil valide, la paupière de l’autre s’abaissant à mi-parcours. Puis il croise ses gros doigts noueux devant sa bouche et dit :
—  J’hésite entre la pute et le spectre.
— La pute a droit à notre respect, j’objecte.
—  T’as raison. C’est un spectre. Un truc sans consistance qu’on nous fout devant les yeux pour nous endormir.
—  Une marionnette, quoi.
— Non, un spectre. Une marionnette, c’est encore du solide. Tu peux la guillotiner ou faire fondre le plastique. Tu peux rien contre les spectres. C’est comme l’autre avec son hologramme.
—  Mélenchon ?
—  Ouais. On est dirigés par des spectres. Des halos de lumière sans consistance. Des faisceaux.
— Faisceaux/fascistes, c’est la même racine, j’analyse.
—  On s’en fout, des fascistes.
L’œil désaxé vire globuleux, la pupille se coince dans un arcane supérieur avant de redescendre. Il poursuite :
— Ils sont morts, les fascistes. On a changé d’époque. Aujourd’hui, c’est les faisceaux. Juste eux. La matrice. La lumière.
—  Et comment on en vient à bout des faisceaux et des spectres ?
—  Faut couper le jus.
—  Et tu sais toi comment couper le jus ?
— Tu crois que je serais là à picoler si je le savais ? J’en sais rien et personne sait. »

La direction indiquée par l’ivrogne matutinal de Navarro semble bien plus prometteuse que les reconstructions à posteriori sur le complot trumpiste qui visait une proclamation de la loi martiale : comme on l’a déjà dit, en coupant le jus de Trump, les seigneurs des Gafam ont montré où étaient la matrice et la lumière animant les spectres qui nous gouvernent. Et les morts-vivants fascistes qu’ils sauront, le moment venu, déchaîner contre nous.

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