Un art de la catastrophe

La teuf nassée
Mathilde Girard

paru dans lundimatin#274, le 8 février 2021

L’article qui suit est une méditation sur les temps présents, l’impossibilité de manifester, les corps, la mort, leur imprévisibilité, la catastrophe qu’est notre monde mais aussi la fête et sa dimension politique, le tout au travers d’un retour sur le rassemblement de samedi dernier sur la place de la République contre la loi Sécurité Globale auquel se sont joints des soutiens à la Free Party du jour de l’an à Lieuron.

C’est quelque part entre 2004 et 2006, je ne sais plus exactement. Il y a beaucoup de lieux occupés à Paris. Et beaucoup d’expulsions. Un soir d’hiver froid je descends la rue de Belleville pour aller rue du Chalet, soutenir des amis qui tentent d’empêcher l’évacuation des lieux où ils vivent, logent et se logent. Il y a un peu de monde, l’ambiance est chaleureuse et tendue, entre les deux, et très vite c’est justement la question qui se pose, l’ambiance, celle qu’on veut et celle qu’on ne veut pas. C’est une bonne question, gênante car autoritaire, presque éducative, et qui se vide avec le temps quand on fréquente toujours les mêmes personnes parce qu’on finit par se ressembler, et par produire la même ambiance sans s’en rendre compte. Lors d’une expulsion un groupe se forme, il y a des gens très différents qu’on a appelés et qui se trouvent là, qui ne savent pas forcément ce qu’il faut faire, comment se comporter, qui peuvent être contents de se voir et même ne rien comprendre du tout. Un type assis sous un porche du numéro d’à côté a sorti sa guitare et commencé à jouer, à faire de la musique. Quelqu’un lui a demandé d’arrêter et puis j’ai entendu cette phrase : « Pas de teufisme ».

Pas de teufisme. La situation était sérieuse et le message était clair : pas question d’en profiter pour faire n’importe quoi, pour boire et faire la fête. Il y avait bien eu parfois des occasions de s’entendre, quelques événements qui avaient réuni les parties sérieuses et les autres, les festives, mais finalement ça n’avait jamais été vraiment les mêmes gens, les mêmes aspirations, les mêmes affects. J’étais sortie de cette mésentente avec le sentiment d’un mépris marqué, et réciproque. Les teufeurs n’étaient pas sérieusement politisés, même pas vraiment artistes non plus, mais ils avaient inventé une machine de guerre très impressionnante. L’art de faire la fête et l’art de manifester avaient bougé d’un coup, et s’inspiraient de loin, dans ce moment de grand bouleversement des conduites politiques, des façons d’être, de faire, et d’aimer faire. Je ne vais pas raconter cette histoire, elle commence à peine à s’écrire, on commence juste à la raconter, et souvent on ne préfère pas, personne ne veut figer pour un autre, c’est une pratique qui avance sans se retourner quand c’est possible, gardant l’ennemi bien en face quand c’est possible.

Je repensais à toute cette période, l’autre jour, en descendant la rue de Belleville encore, dont les trottoirs ont été rebouchés après des mois de travaux, pas loin de la rue du Chalet, un samedi comme les autres où la manifestation est la presque la seule activité collective possible, la seule activité non lucrative possible hors de chez soi. Difficile de ne pas consommer pourtant, le samedi à Paris, pendant le couvre-feu et le temps qu’il te laisse pour acheter à bouffer, même s’il ne vaut mieux pas trop y penser, et même si tous tes amis en ont marre et te le disent, et refusent de se plaindre et te le disent, parlons d’autre chose. Tu peux parler d’autre chose mais tu ne peux pas penser à autre chose. Tu es là, et tu n’as pas d’autre choix que de regarder, tout ce qui passe, comment les gens marchent et se tiennent, comment les corps se comportent, comment les magasins s’ouvrent et se ferment, comment la vitesse augmente, comment le chien, comment l’enfant, comment le fou, comment le clochard, comment la police. Et la police a toujours un comportement particulier à Belleville, en 2006 comme en 2021. Tous tes amis sont partis à la campagne et tu te demandes ce que tu fais encore ici, de quoi tu t’occupes… Pas de teufisme. La phrase revient ce jour-là en arrivant place de la République où je ne vois pas très bien devant moi, la vue est bouchée par l’ennemi. Il y a tous les camions qui longent le canal St Martin et des barrages dès la rue de la Fontaine au Roi jusqu’à Couronne. On peut passer quand même, en ouvrant les sacs de soldes. C’est ça que je vois et qui se fixe, cette image du samedi, du couple avec enfants de la famille masquée qui porte les courses Uniqlo et qui franchit les barrages de police les uns après les autres avec ses achats. C’est une image assez entêtante, quand on y pense, tout ce qu’elle contient. Je ne vois pas très bien de l’autre côté des barrages. Il y en a encore un autre, après, rue de Malte, je crois qu’elle s’appelle. A côté du Club de Gym et du Habitat, après les pissotières, les policiers sont attroupés. Un flic sort des pissotières et remonte sa braguette. Derrière lui des gens rigolent. Les policiers laissent passer les gens les uns après les autres. Je ralentis, de façon anormale. Je veux qu’ils s’écartent. Quand ils sont assez loin de moi je leur demande si la place est bouclée. Ils me disent c’est possible de passer madame. La place n’est pas fermée. Vous pouvez traverser. Je suis madame et blanche et un peu vieille. Alors j’avance et j’entre sur la place où je suis surprise de voir si peu de monde, seulement ce camion qui me rappelle l’ancien temps. Un camion de forain et un homme qui parle et des gens devant, des garçons et des filles plutôt jeunes, les sourcils froncés. Il y a quelques enfants et des journalistes et puis c’est tout. J’apprends que des camions de sono ont été arrêtés et réquisitionnés ; que la fête a failli être empêchée. Depuis quelques semaines, les teufeurs ont rallié les manifestations contre la loi, ils font entendre les revendications du monde culturel et de la jeunesse. Des acteurs du milieu de la culture d’extrême gauche, du cinéma, du théâtre, de l’intermittence ; et des étudiants. C’est de cet accord, de cette entente, que nait cette situation – c’est-à-dire aussi de la revendication de la fête sous toutes ses formes pendant la pandémie.

Ils avaient dû rester bloqués dans les camions aux portes de Paris, ou galérer en RER pour arriver d’ailleurs, d’un peu plus loin, on ne sait jamais exactement d’où arrivent les teufeurs, c’est toujours un mystère et quand je les retrouve, intacts, vif et éberlués, 15 ans, 20 ans, je suis heureuse. Je suis heureuse de les voir entrer les uns après les autres et détourner ce rassemblement, puisque c’est comme ça que s’appellent maintenant les manifestations qui n’ont plus le droit de bouger. Mais apparemment, le déplacement et la logique des corps n’ont pas encore été complètement réquisitionnés. Partant de l’immobilité autorisée, et après quelques discours la musique monte par le sol et les uns et les autres commencent à danser.

C’est difficile à décrire, je veux dire en trouvant des mots qui se passeraient des adjectifs consacrés, qui tendent toujours à rabattre la fête sur son propre mythe, un rituel frelaté, comme si c’était alors toujours la même image qui apparaissait, celle de la foule qui se met en mouvement pour rejoindre le grand corps primitif et son cœur qui bat, encore etc. C’est donc la description à éviter. Aussi, parce que si je commence à décrire, ça risque de devenir ridicule et que je ne voudrais pas. Il y a toujours du ridicule à décrire les gens qui dansent quand on ne danse pas. Aussi, parce que mon premier mouvement, avec l’élan et la sympathie, a été celui d’un grand désarroi politique. Une teuf nassée par la police et qui a lieu, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Je suis là, et je ne sais pas ce que je pense. Je ne sais pas ce que je pense de cette fête. J’observe à l’intérieur de moi le jugement bouger d’un pôle à l’autre et mon incapacité à danser dans ces circonstances. Le problème de la fête est relatif à la jeunesse et à ses images. Aujourd’hui la jeunesse est coincée entre la représentation du suicide et des fêtes clandestines. On la plaint, et on la déteste. On fait des repas à 1 euro dans les Crous mais on méprise toujours autant son désir de faire la fête. On n’aime pas la jeunesse mais on lui fait des bonnes images. On la bombarde et elle se laisse bombarder. Même les philosophes de la révolution l’ont abandonnée, d’ailleurs à peu près à ce moment-là, dans les années 2000. Je me souviens de plusieurs philosophes qui disaient combien c’était nul, tout ce qui arrivait, combien c’était nul politiquement et philosophiquement et subjectivement – et c’était peut-être vrai, en partie, que c’était nul, mais ça n’était pas autre chose qu’une occupation possible et humble et honnête des décombres du communisme comme on pouvait. Les free parties ont été exactement le point d’une suspicion possible entre l’extrême gauche, le grand n’importe quoi et l’hyper-libéralisme. On a dit que dans ces fêtes chacun dansait tout seul et que c’était individualiste. On a dit que tout le monde était très très défoncé et qu’après chacun pouvait retourner au boulot, que ça n’était qu’un maillon, qu’un piège. Tout était un leurre, dans ce qu’on faisait, tout le monde était flic et casseur, chacun collaborait, en fait, à renforcer la domination, et ce depuis le début des années 1980, en fait, si on était vraiment rigoureux avec l’histoire de la gauche. On a commencé dans la trahison. Et c’est vrai que la fête, ce samedi-là, ressemble un peu à une animation pour taulards blêmes et cernés, dans les créneaux horaires d’un goûter d’anniversaires pour enfants. Le problème de la fête – je continue de tourner la chose en moi-même, à ressaisir mes pensées, en roulant des clopes devant le mur de son – est peut-être au fond, ni plus ni moins, que celui insupportable pour la gestion politique, du corps et de la sexualité. Il faudrait même aller un peu plus loin : de la nécessité de détruire, et de se détruire. Il y a quelque chose qui reste insupportable même à soi-même, c’est la nécessité politique de la violence, et de la violence du corps en particulier. A dire vrai, une free party dans les années 1990 revêtait les apparences d’une profonde catastrophe. Une catastrophe du Siècle – ou les catastrophes du Siècle reconstitué par ses enfants, au milieu d’un champ ou près d’un marais. Il y avait là quelque chose à apprendre, mais comme si on ne le savait pas. Comme si on ne savait pas pourquoi on faisait cette fête-là, ce qu’on venait y chercher. C’est une fête où souvent on avait peur, et où l’on apprenait de la peur. Les sociologues ont tout récupéré de cette expérience sous les termes de l’ordalie, et les free parties sont sorties du champ politique. Pourtant, l’expérience des manifestations et des free parties jusqu’à leur enfermement dans la taule des derniers mois, est faite de cette peur et de cette catastrophe produite pour apprendre de soi-même, comme peuple, comme corps subissant et détruisant. C’est donc une force considérable qui se déploie encore dans l’une ou l’autre de ces conduites par lesquelles l’humanité tente de résister à sa destruction, par la catastrophe. C’est parce que la jeunesse est plus proche de la mort et qu’elle ne craint pas le danger qu’elle pose problème, et que la fête pose problème. C’est pour ça aussi que la jeunesse peut faire la fête sous le regard des flics, à côté des pissotières – comme on fait l’amour la première fois dans la chambre des parents.

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