Trahir sa race sans culpabiliser

Le mouvement George Floyd et les « blancs »

paru dans lundimatin#298, le 28 juillet 2021

Le 25 mai 2020, l’assassinat par la police d’un Afro-américain, George Floyd, entraînait une vague de révoltes historiques aux États-Unis : manifestations massives, affrontements avec les forces de l’ordre, occupations, blocages d’autoroutes et pillages de commerces se généralisaient pendant plusieurs semaines dans l’Amérique de Trump. Si le mot d’ordre « Black Lives Matter » a alors largement circulé et a constitué un signifiant majeur de cet épisode de révolte, on oublie un peu vite que ce sont des foules mixtes (blanches, noires et latinas) qui sont descendues dans les rues pour crier leur horreur de la police et se confronter à elle.

Le caractère multiracial du soulèvement, dans un pays encore marqué (mentalement, socialement et géographiquement) par l’esclavage et la ségrégation raciale, n’est pas anecdotique. D’une part, la révolte n’a pas pu être isolée et les violences policières réduites à un problème de « Noirs ». D’autre part, certaines conceptions militantes sur la place des « Blancs » dans les mouvements de lutte (se taire et écouter, se placer « derrière », montrer narcissiquement qu’on a conscience de ses « privilèges » et qu’on sait se remettre en question, se considérer au mieux comme un « allié », etc.) ont aussi été mises en échec. Si « trahison de race » il doit y avoir, elle ne se fera pas sur le mode du développement personnel pour devenir une « meilleure version de soi-même » mais côte à côte dans la rue en s’affrontant au même système et en prenant les risques ensemble. La contrition n’est pas un affect de lutte.

* * *

Chères Liaisons,
Il y a un an, ce qu’on appelle les États-Unis ont connu l’un des soulèvements les plus réjouissants et inoubliables de mémoire d’homme. Tout a commencé ici même à Minneapolis la nuit suivant le meurtre de George Floyd, lorsque les briques qui pleuvaient sur la police ont rapidement fait place à une véritable révolte et à l’incendie d’un commissariat de police [1]. Des troubles ont éclaté dans tout le pays, avec ce commissariat en feu comme lumière à l’horizon, dont nous ressentons encore les échos à ce jour. L’histoire de ce soulèvement est bien mieux retracée ailleurs- si tant est qu’elle puisse réellement l’être - et j’espère que vous m’excuserez de m’en tenir à un résumé aussi bref.

Par contre, une histoire qui n’a pas été suffisamment racontée est celle de ceux qui ont fait face à la répression judiciaire pour leur participation à cette révolte. Au moment où j’écris cette lettre, quatre hommes sont en train d’être condamnés pour leur rôle supposé dans l’incendie d’un commissariat de police, dont Dylan Robinson, un jeune homme blanc. En avril 2021, Robinson a été condamné à quatre ans de prison. Selon le Department of Justice, Robinson a été filmé par une caméra de vidéo-surveillance en train d’allumer un cocktail molotov tenu par un homme noir non identifié qui l’a ensuite lancé sur le bâtiment, avant d’en lancer un lui-même.

Je souhaite me pencher sur les actions pour lesquelles Robinson est poursuivi car elles sont emblématiques pour comprendre ce que beaucoup essaient de d’expliquer en termes de « trahison raciale ». Robinson est l’un des nombreux Blancs, dont je fais partie, qui se sont profondément impliqués dans les luttes abolitionnistes [2]. Pourtant, les conceptions contemporaines de la race ne nous permettent pas de distinguer la pleine signification de ces actes. Shemon et Arturo notent dans leur essai « The Return of John Brown » [3] que, contrairement aux périodes passées où les luttes des Noirs gagnaient en intensité, comme dans les années 1960, une nouvelle génération de Blancs « se bat et meurt aux côtés des prolétaires noirs dans les rues [4] ». Il faut faire face à cette réalité, et non l’ignorer parce qu’elle ne correspond pas aux récits standards.

Nous avons longtemps hérité d’une idée de la blanchité [whiteness] liée au privilège de la peau, qui suggère à juste titre que les Blancs ne sont pas victimes de discrimination en raison de leur race et que, de ce fait, ils ont beaucoup plus d’opportunités. Aujourd’hui, même l’approche la plus radicale de l’engagement anti-raciste ne peut se penser pour les personnes blanches que comme abandon de ce pouvoir. Selon cette logique, trahir la blancheur, c’est renoncer aux privilèges qu’elle offre ou refuser d’en profiter à la place des non-Blancs qui ne le peuvent pas. Dans un cas comme dans l’autre, les Blancs sont relégués à l’abnégation, motivée principalement par des sentiments de honte. Mais personne ne met le feu à un poste de police par honte, et le privilège blanc n’offre souvent aucune défense contre les conséquences d’un tel acte [5].

Face à cette conception négative de la trahison raciale, je veux profiter de cette occasion pour formuler une trahison raciale affirmative, et j’ai trouvé que le philosophe et poète Fred Moten offrait une solution convaincante pour sortir du dilemme que j’ai décrit. À contre-courant des théories populaires des Black Studies qui ont posé la négritude comme la simple imposition d’une mort sociale sans aucune substance qui précéderait la racialisation, Moten indique « que la vie noire – ce qui revient forcément à dire la vie, de la même façon que la pensée noire veut dire la pensée - est irréductiblement sociale » (The Universal Machine, 194).

Par ailleurs, Moten entend cette imposition d’une mort non pas sociale mais politique comme étant plutôt une réponse à la vie communautaire des Noir.es. Analysant la pensée de W.E.B. Du Bois dans son essai « Knowledge of Freedom », il écrit :

Ce qui est en jeu, ici, c’est d’affirmer l’idée que la négritude est une force générale de fugitivité qui est exacerbée et révélé par le processus de racialisation en général, et plus particulièrement par la « ligne de couleur » [6], sans en être à l’origine. On pourrait dire qu’un tel point de vue crée la condition suivant laquelle les noirs sont privilégiés, dans la mesure où ils sont enclins à comprendre la négritude. (Stolen Life, p. 34-35, c’est moi qui souligne).

Si la négritude existe de fait avant la mise en place de la « ligne de couleur », comme Moten le postule constamment, alors la racialisation inventerait en fait la blanchité par la destruction des tendances communautaires chez chacun.e, et non l’inverse - Moten suggère que c’est la population blanche qui est en réalité « socialement morte » (Black and Blur, p. 280).

Moten ne ménage pas ses efforts pour expliquer comment la sociabilité noire ébranle la possibilité d’une subjectivité et d’une individualité qui sont constitutives de ce que nous formulons dans les termes de l’ontologie occidentale, inextricablement liée à la blancheur. Moten affirme que « le fait de glisser à l’intérieur de soi est compris, à juste titre, comme une réaction liée à des tourments plutôt que comme la condition originelle, d’ailleurs supposée être le fondement ontologique exigeant que toute autre personne dans le monde, en fin de compte, soit envisagée comme un étranger » (The Universal Machine, 105). En d’autres termes, l’individualité n’est pas la condition originelle de l’être mais plutôt une imposition qui nous sépare les uns des autres pour qu’il y ait un « autre » dont on puisse parler. En reconnaissant ceci comme un problème, nous pouvons imaginer la blanchié non pas comme une position privilégiée que toute l’humanité devrait s’efforcer d’atteindre de façon égale, mais plutôt comme la mutilation d’une vie commune dont il faut se libérer.

Cela peut sembler particulièrement agréable pour ceux qui sont habitués aux privilèges d’une société de colons bâtie contre les Noir.es. Pourtant, même Aimé Césaire a fait une déclaration similaire dans son texte précurseur de 1950, Discours sur le colonialisme, lorsqu’il a écrit :

La colonisation, je le répète, déshumanise même l’homme le plus civilisé ; que l’action coloniale, l’entreprise coloniale, la conquête coloniale, fondée sur le mépris de l’indigène et justifiée par ce mépris, tend inévitablement à modifier celui qui l’entreprend ; que le colonisateur, qui pour se donner bonne conscience s’habitue à voir dans l’autre une bête, s’entraîne à le traiter comme une bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. (p. 41)

Comprise de cette manière, nous pourrions être en mesure de reformuler la trahison raciale non pas comme un renoncement au pouvoir, mais comme un moyen de mettre fin à cette auto-mutilation. Il ne s’agit pas d’un autre argument éculé pour mettre la race de côté afin de combattre un ennemi commun, ou pour faire passer la classe avant tout ; il s’agit plutôt d’un appel à reconnaître que les mêmes systèmes qui écrasent les Noirs nous tuent aussi, nous les Blancs, « même si c’est beaucoup plus doucement [7] ». En ce qui concerne la question de la révolte, Adrian Wohlleben l’a bien exprimé dans le texte « Memes Without End » lorsqu’il a noté que « les émeutes de l’été dernier... ont donné l’impression d’une rédécouverte d’un type d’expérience qualitative dont la société bourgeoise racialisée nous a privé : une présence lumineuse et convaincue à une situation partagée, riche d’enjeux concrets, de risques partagés et de dépendances mutuelles ».

Qui pourrait décrire autrement le fait d’avoir été parmi les foules gigantesques d’émeutiers et de fêtards l’année dernière ? La police étant forcée d’adopter une attitude défensive ou de se retirer, Minneapolis a été métamorphosé par la puissance collective du soulèvement. Les mêmes rues dans lesquelles je me promène d’ordinaire sont devenues le lieu d’une espèce de festival peuplé de marchandises pillées, de moteurs qui vrombissent et d’incendies. Chaque mur, autrefois propriété privée, est devenu une toile pour la production artistique d’ensemble, nous accueillant à nouveau dans le monde. Contre la ségrégation de longue date de la ville - à la fois spatiale et sociale - le soulèvement a été l’un des rares, sinon le seul, espace dans lequel cette présence mutuelle a pu être ressentie au-delà des lignes raciales.

La révolte à Minneapolis ne peut pas pas simplement se résumer à un commissariat incendié ou même la somme totale des destructions de biens. Elle était irréductiblement sociale, une expérience partagée d’être ensemble qui remettait en cause l’arrangement racial de la ville, qu’il s’agisse de profiter de biens pillés sur le parking du magasin Target ou d’esquiver les balles en caoutchouc à l’extérieur du commissariat. Nous avons échangé des conseils sur la manière de combattre plus efficacement, nous avons couru pour nous mettre à l’abri ensemble, ou simplement discuté avec des personnes que nous n’aurions probablement jamais rencontrées autrement. Les émeutes n’ont pas seulement combattu l’exercice du racisme de la police à l’encontre des Noir.es, mais aussi sa base ontologique.

La révolte n’a pas - et ne peut pas - annuler soudainement les effets de l’enracinement séculaire de la racialisation, mais elle peut ouvrir la porte à l’érosion de ces effets. Cette érosion était palpable dans les rues l’été dernier, lorsque la sociabilité du soulèvement s’est répandue au-delà de ses frontières. Cela nous aide également à comprendre pourquoi la réinscription de la division raciale a été un élément central de l’arrêt du soulèvement, comme Idris Robinson l’a souligné de manière cruciale.

Cette érosion nous permet de voir la perspective de la trahison raciale, encore une fois, non pas comme un abandon mais comme une régénération, comme une affirmation. Je crois qu’il s’agit d’un élément nécessaire pour comprendre les actions des Blancs dans les soulèvements de l’été dernier, y compris celles de Dylan Robinson. Ce n’est qu’en voyant que les Blancs ont quelque chose à gagner, et pas seulement à perdre, en trahissant la blanchité, que nous pouvons vraiment comprendre le potentiel que recèle la complicité. Il n’est pas surprenant que Moten et Harney aient récemment invoqué le même terme que l’Indigenous Action Media il y a plusieurs années, dans leur tentative d’aborder la pauvreté de l’allié blanc dans « Complices pas alliés ». Dans l’usage de Moten et Harney, la complicité bouleverse l’individuation et peut nous aider à voir comment les actes ne peuvent être réduits à la subjectivité de leur auteur. Comment cette complicité pourrait-elle mieux se manifester que lorsque l’un allume le molotov de l’autre au-delà de la « ligne de couleur » ?

Comme Shemon et Arturo l’ont écrit l’année dernière, « on ne peut plus compter sur le liant de la blanchité » pour préserver « l’alliance des Blancs avec le capital et l’État » en 2020. Et bien qu’il n’y ait aucune garantie que cette fracture persiste, cela pourrait également être le début d’une tendance plus longue à la fragmentation. Selon toute vraisemblance, je pense que nous pouvons nous attendre à entendre parler davantage d’histoires comme celle de Robinson, à voir davantage d’actions courageuses dans les luttes de libération noire de la part de personnes blanches à l’avenir.

Ces actions resteront incompréhensibles pour nous sans un saut qualitatif dans notre compréhension de la race et de la trahison raciale. C’est ce manque de compréhension qui conduit aux « récits de l’agitateur blanc extérieur [venant dans le seul but de bordéliser les manifestations] » qui sont devenus si habituels. Trouver de nouvelles façons de comprendre notre responsabilité de lutter nous-mêmes contre la blanchité sera crucial pour ouvrir la voie à la lutte multiraciale pour l’abolition des prisons et de la police.

On emmerde Harry Jacobs, on emmerde David Steinkamp [8]. Liberté pour tous les prisonniers maintenant.

– Nevada

Le 26 mai 2021.

[1Quelques heures après le meurtre de George Floyd à Minneapolis, la population se soulève. Les habitants descendent massivement dans les rues. Des manifestation s’organisent, les forces de police sont attaquées, de nombreux commerces sont pillés et incendiés. Le 28 mai, les policiers du troisième precinct de la ville sont obligés de battre en retraite avant que leur commissariat finisse incendié. Voir notamment : https://lundi.am/Nous-avons-construit-ce-pays-et-nous-allons-le-detruire-par-le-feu-s-il-le-faut [NdT].

[2Aux États-Unis, l’abolitionnisme désigne un mouvement politique qui œuvre pour le démantèlement du système pénal (police-justice-prison) et le traitement des torts au niveau local et communautaire :par le biais de la lutte contre la pauvreté, le développement des services sociaux et de « ressources communautaires, la mise en place de processus de médiation des conflits, de justice transformatrice, etc. L’abolitionnisme se réclame des luttes pour l’abolition de l’esclavage [NdT].

[3https://illwill.com/the-return-of-john-brown-white-race-traitors-in-the-2020-uprising. John Brown était un Blanc partisan de l’abolition immédiate de l’esclavage par tous les moyens, y compris les armes. Il a été pendu pour « trahison » et « insurrection » suite à une tentative d’organiser un soulèvement armé d’esclaves en 1859. [NdT].

[4De mai à juillet 2020, pendant le soulèvement George Floyd, au moins vingt-huit personnes ont perdu la vie, au cours de fusillades, fauchés par des automobilistes lors de blocages routiers ou lors de confrontations avec des militants d’extrême-droite ou la police [NdT].

[5Dylan Robinson a écopé de la plus longue peine sur les quatre accusés de l’incendie du commissariat, soit 48 mois.

[6Expression qui désigne la persistance du racisme et des discriminations raciales même après l’abolition de l’esclavage et de la ségrégation légale dans les années soixante.

[7Fred Moten & Stefano Harney, The Undercommons (p.140-141).

[8Les procureurs fédéraux de Dylan et plusieurs autres affaires judicaires liées au soulèvement de Minneapolis.

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