Tout était donc inutile ?

La valeur des batailles perdues chez Valerio Evangelisti
par Luca Cangianti

paru dans lundimatin#344, le 20 juin 2022

Le propre des révolutionnaires authentiques est qu’en parlant d’eux, on parle de nous. Nous, s’il existe : toutes celles et ceux qui n’ont pas renoncé à changer ce monde lancé dans une course vers le néant. Dans le texte ici traduit, Cangianti nous parle de la force des imaginaires brassés par l’ami récemment disparu Valerio Evangelisti, du Mexique aux plaines d’Emilie-Romagne, de la jungle amazonienne aux ports étatsuniens. En utilisant les ressorts de la littérature fantastique, Valerio a su nous rendre présentes toutes ces batailles perdues qui sont notre trésor et avec elles, la puissance effective ici et maintenant, du non-advenu. S.Q.

Dans la poétique de Valerio Evangelisti, les finals ont un impact esthétique fulgurant, mais aussi une signification politique profonde : « Beaucoup de mes romans, dit-il dans une interview, finissent par une bataille perdue mais qui vaut la peine d’être combattue, parce que la bataille déjà est une libération. » Il ne s’agit pas d’une rhétorique du beau geste qui sauve l’honneur des justes de la boue de la défaite, car la narration des aventures entreprises est capable de construire une mythologie et un imaginaire qui peuvent resurgir dans les luttes futures.

Dans « Sepultura », une des quatre nouvelles du recueil Métal Hurlant [1], les derniers représentants d’une population première brésilienne sont plongés jusqu’aux genoux dans l’ectoplasme, une substance organique qui se fond avec leurs jambes, empêchant tout mouvement. Ces prisonniers, néanmoins, utilisent de manière créative un autre produit, le « dislocateur », normalement utilisé pour les tortures. Grâce à ce stratagème, ils entrent en symbiose avec l’ectoplasme et évoquent un esprit ayant appartenu à leur tribu qui s’était suicidée pour protester contre la destruction de la forêt amazonienne.

Olavo vit une langue de colle jaillir de Sepultura tel un python affamé et gigantesque se jetant sur sa proie. Sous le choc, les murs de la prison se désagrégèrent, lacérés sur toute leur étendue de fissures profondes.

Les suggestions sont nombreuses. Le « dislocateur », dans sa logique à double tranchant, peut être comparé à l’imaginaire qui, suivant qui l’utilise, est arme de domination ou bien de libération.
L’ectoplasme, de son côté, est la composition de classe qui peut être, selon les situations, immobilisante, ou mobilisatrice. Enfin, l’esprit ancestral sykmbolise la mémoire mythologique des cycles de luttes passés.

Le Babalaò engloutit une nouvelle rasade de pemba.
—Cette nuit, Oshumare est déchaîné, murmura-t-il d’une voix empâtée par l’alcool. Personne ne pourra l’arrêter.
Olavo haussa les épaules.
— Conneries. A l’air libre, la colle va de nouveau se solidife. Tu vois ? Elle a déjà fini de couler.
Le vieillard scruta la pénombre en plissant les paupières.
— Tu veux dire que tout cela aura été inutile ? demanda-t-il au bout d’un moment, en toussotant.
— Inutile ? Certainement pas. Nous avons une prison en moins.
Olavo se dirigea vers la porte. En poussant le battant, il se retourna vers le Babalaò.
— Ça ne te paraît pas important ?

Une structure analogue est présente dans Black Flag [2]. A ce propos, Fabio Ciabatti relève que « l’arme utilisée par Sheryl pour tirer contre les monstrueuses forces de l’armée étatsunienne est un très vieux colt à barillet au très long canon bronzé, curieusement chargé de balles argentées, receuilli un instant auparavant des mains d’un jeune panaméen blessé à mort qui portait un polo ensanglanté portant l’inscription Batallon de la dignidad. Evangelisti ne nous le dit pas explicitement, mais il est clair que c’est le pistolet de Pantera, passé de mains en mains à travers des générations de résistants ! Il y a donc un fil rouge qui relie les luttes des opprimés du passé et du présent. Un futur possible qui a été défait dans le passé peut resurgir transfiguré dans le présent. »

Si cela advient, c’est grâce à l’imaginaire et à la narration qui le transmet de génération en génération dans un jeu de conservation et de transformation. Voilà pourquoi la résistance face au monstre le plus horrible n’est jamais inutile : « Si la cause est juste, les batailles perdues sont les plus belles », dit une adolescente irlandaise à Pantera avant que tous deux se lancent contre les rangs ennemis pour en retarder l’attaque et permettre aux révoltés de se mettre en sécurité. C’est le final du western fantasy Anthracite [3] et nous sommes au temps de la Commune de Saint Louis de 1877.

Le cheval accéléra son allure, tout tendu en avant. Les soldats regardèrent stupéfaits les fous qui se jetaient contre eux. Il paraissaient ne pas savoir quoi faire.
A ce moment, Kate cria, de sa voix limpide : « Vive les Mollies  ! Vive l’Irlande ! »
Le sourire de Pantera s’élargit. Il leva son pistolet et tira une balle vers les mitrailleuses. Puis une autre. Puis il vida tout le chargeur. [4]

1849, I guerrieri della libertà [Mondadori, 2019, roman historique non traduit, sur la République de Rome, quelques mois de de pouvoir populaire après un soulèvement contre le règne du Pape que Napoléon III rétablit ensuite sur son trône – NdT] se conclut de manière moins dramatique, mais le sens est le même. La République Romaine a été étouffée par l’armée française. Folco, le personnage principal, après avoir acquis une conscience politique et participé à la révolution, survit, mais il ne suit pas Garibaldi. Plus humblement, il retourne à Ravenne avec la révolutionnaire Adele. Ils seront les ancêtres de la famille Verardi, autour de laquelle s’articulera la triologe Sole dell’Avvenire [5] Mondadori, 2013 , 2014, 2016), c’est-à-dire l’histoire d’un siècle de réebllions qui ne pourront être domptées ni par les massacres des guerres, ni par le fascisme.

Ce n’est nullement un hasard si dans la première partie de sa vie, quand Evangelisti était encore un chercheur en sciences sociales, son intérêt s’était concentré sur les « gauches hérétiques » (le Parti socialiste révolutionnaire d Romagne, les anarchistes, le Black Panther Party, le sandinisme des origines), c’est-à-dire ces expériences d’intense conflictualité nées pour s’opposer à l’ossification étatique et bureaucratique des processus révolutionnaires. La récurrence des finals examinés, en fait, n’est rien d’autre que la transposition sur le plan narratif de cette prédisposition politique : la révolution n’est pas un simple événement insurrectionnel dans lequel les forces de la réaction sont battues par celle de la rébellion engendrant une véritable substitution d’un système étatique ou autre. La réaction et la rébellion sont destinées à s’affronter indéfiniment. Comme dans Tolkien, l’éternité du Mal doit être combattue par la continuation du voyage du héros : « Se peut-il que les aventures n’aient pas de fin ? songeait Bilbo (…). Peut-être pas. Il y a toujours quelqu’un d’autre pour poursuivre l’histoire. »

En vérité, ce n’est pas exactement ainsi. Certaines aventures semblent continuer indéfiniment, alors qu’on peine à entrevoir une renaissance des autres.

Les événements russes de 1917 sont un exemple de révolution victorieuse. Cependant, les bolcheviques, dans les années de tempête qui suivirent, considérèrent les demandes d’autogouvernement des marins de Cronstadt comme trop avancées, craignirent qu’elles puissent compromettre irrémédiablement le sort du nouvel Etat, optèrent pour la Realpolitik et la répression. La formation économico-sociale soviétique, vidée de sa propre nature conseilliste, survécut plus de 70 ans, créa sa propre caste dirigeante, ses prisons, ses goulags et puis s’effondra misérablement, plongeant dans la boue tous ses symboles. A l’avenir, quel nouveau et puissant mouvement de libération pourra jamais s’inspirer de cette histoire, de cet imaginaire ? Personne, je crois. S’il doit y en avoir une résurrection, il est plus probable qu’elle advienne sur le versant ennemi, le versant autoritaire, nationaliste et patriarcal.

La Commune de Paris, elle, fut battue. Les derniers communards se comportèrent sur les barricades de Belleville et de Montmartre comme Sheryl, Pantera et Kate. L’indomptable révolutionnaire Louise Michel combattit jusqu’à la fin, fut jugée et, comme beaucoup d’autres, déportée. Quand, 9 ans plus tard, elle rentra en France, dix mille personnes l’acclamèrent à la gare Saint Lazare aux cris de : « Vive la Commune ! A bas les assassins ! ».

[1Métal Hurlant, Ed. Rivages, coll. Fantasy, 2001
1 - Venom (Venom, 1998), pages 7 à 62, nouvelle, trad. Serge QUADRUPPANI
2 - Pantera (Pantera, 1998), pages 63 à 130, nouvelle, trad. Jacques BARBÉRI
3 - Sepultura (Sepultura, 1998), pages 131 à 166, nouvelle, trad. Jacques BARBÉRI
4 - Metallica (Metallica, 1998), pages 167 à 216, nouvelle, trad. Éric VIAL
5 - Vie de Nicolas Eymerich, pages 217 à 221, article, trad. Sophie BAJARD

[2Ed. Rivages, coll. Fantasy, trad. Jacques Barbéri, 2003

[3id., 2004

[4Ici, on (et surtout le principal intéressé) me pardonnera de ne pas utiliser l’excellente traduction de Jacques Barbiéri, je ne l’ai pas sous la main.

[5Non traduit. Selon Valerio lui-même dans une interview à Libération, cette trilogie aura été son « projet projet le plus ambitieux : une partie de l’histoire de l’Emilie-Romagne à travers la vie des paysans de 1875 à 1950. Il y a les transformations agricoles, la naissance du socialisme, l’arrivée du fascisme… »

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